Gérard Prunier est à la recherche africaniste ce qu'Orson Welles fut au cinéma américain : un maverick génial et exaspérant. Première originalité de ce spécialiste français de la Corne de l'Afrique, c'est en anglais qu'il a écrit une histoire du génocide rwandais appelée à faire date et un ouvrage sur le Darfour. Deuxième originalité : c'est un universitaire, titulaire d'une thèse d'Etat obtenu à l'EHESS au début des années 80, attaché au prestigieux CNRS qui n'hésite pas à rouler sa bosse dans les endroits les plus dangereux d'Afrique, depuis le désert somalien jusqu'à la jungle du Kivu, qui multiplie sur un mode très anglo-saxon les « consultances » dans les organisations internationales et qui se plaît à laisser courir le bruit qu'il aurait travaillé pour les services secrets. Troisième originalité : ce vieux briscard manie une ironie cinglante non dénuée de cynisme, tant à l'égard de lui-même que des autres, ce qui lui vaut de solides inimitiés dans le petit monde de la recherche.
La monumentale somme qu'il consacre au conflit congolais, d'abord publiée à Londres sous le titre "From Genocide to Continental War" et aux Etats-Unis sous celui, plus vendeur mais moins pertinent, "Africa's World War" est à l'image de ce personnage falstaffien. Elle déborde d'informations, de faits, de chiffres qui témoignent sans doute de l'ébouriffante connaissance de son sujet par l'auteur mais qui ne facilite pas la tâche du néophyte qui souhaiterait comprendre ce conflit extraordinairement compliqué. Si
Gérard Prunier a souvent le sens de la formule, par exemple lorsqu'il compare le conflit congolais à la Guerre de Trente Ans, il n'a pas celui de la synthèse. On regrettera la part trop longue qu'il consacre, pendant neuf chapitres, à la narration chronologique et fastidieuse de ce conflit interminable depuis la chute du régime Mobutu en mai 1997 jusqu'à l'élection de Joseph Kabila en novembre 2006 en passant par le renversement d'alliances de l'été 2008, l'assassinat de Laurent-Désiré Kabila début 2001 et les accords de Sun City de 2002. On le regrettera d'autant que le dixième et dernier chapitre, d'une intelligence lumineuse, est lui trop court lorsqu'il évoque les ressorts de la politique américaine ou française, l'échec du TPIR, le rôle ambigu des ONG, la caisse de résonance des médias, l'émotivité et la versatilité de la « communauté internationale », etc.
L'autre biais de l'ouvrage réside dans les partis pris de l'auteur. Sans jamais verser dans la thèse du « double génocide », G. Prunier a peut-être raison de dénoncer la stratégie menée par Kigali qui a commencé par vider les camps de réfugiés à ses frontières avant de renverser le régime mobutiste honni et de piller les ressources naturelles de l'Est Congo. Cette guerre d'une barbarie inouïe causa plus de 4 millions de victimes, principalement dans la population civile. Il a également raison de dénoncer l'aveuglement de l'administration Clinton qui, taraudée par le remords de n'avoir su ni prévenir ni arrêter le génocide rwandais, voulut voir en Paul Kagamé un nouvel Adenauer alors qu'il n'était au mieux qu'un Bismarck. Pour autant la dédicace de l'ouvrage à Seth Sendashonga, cet ancien ministre hutu rwandais qui s'est brouillé avec Kagamé avant d'être assassiné à Nairobi en 1998, et l'ajout d'une unique annexe où Prunier confesse avoir servi d'intermédiaire entre Museveni et Sendashonga, qui s'apprêtait à prendre la tête d'une rébellion anti-Kagamé, jettent un doute sur son objectivité. Prunier brûle ce qu'il a adoré (son "Histoire du génocide" publiée en 1995 était ouvertement pro-RPF ce qu'il reconnaît aujourd'hui avec une grande honnêteté) et, quand bien même il aurait raison de le faire, sa pyromanie jette un malaise.