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Citations sur Fragments d'une mémoire infinie (15)

"L'intériorité n'est plus chez elle. Le monde l'a envahie et la surpeuplée. Autrefois, je n'arrivais à me concentrer que chez moi, dans la solitude et le silence. C'est exactement ce que je dois fuir désormais, si je veux espérer employer efficacement les heures d'une journée : sinon, j'explore sur l'internet toutes les choses qui me passent par la tête, les brèves distractions mentales qui ponctuent normalement un travail soutenu prennent des proportions démesurées, le temps file entre mes doigts et je me regarde le perdre en continuant de tirer des bouffées de cet opium. C'est dans l'étendue physique - beaucoup moins foisonnante, en définitive - que je me réfugie pour retrouver la faculté de me concentrer. À la terrasse d'un café, le bruit des voitures, le manège des gens qui marchent, et même les conversations alentour, même les musiques d'ambiance qui autrefois m'irritaient, tous ces phénomènes simples, monotones, réguliers, prévisibles, son devenus pour mon attention des points de fixation beaucoup plus sûrs que la solitude d'un bureau ou d'une chambre où je sais que l'infini est à la portée de ma paresse, des mes fantaisies et de ma mauvais volonté."
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Leroi-Gourhan, dans le fascinant chapitre IX du Geste et la parole, « la mémoire en expansion », remarque que les premières formes d’écriture présentent avec le flux continu de la parole une similarité qui se défera peu à peu, mais ne sera véritablement rompue qu’avec la nécessité, consécutive à l’invention de l’imprimerie, de s’orienter de l’extérieur dans une masse de textes inassimilable par la mémoire psychologique individuelle. « Au cours des siècles qui séparent Homère ou Yu le Grand des premiers imprimés occidentaux et orientaux, la notion de référence s’est développée avec la masse grandissante des faits enregistrés, mais les écrits sont chacun une suite compacte, rythmée par des sigles et des notes marginales, dans laquelle le lecteur s’oriente à la manière du chasseur primitif, le long d’un trajet plutôt que sur un plan. La conversion du déroulement de la parole en un système de tables d’orientation n’est pas encore acquise. » L’absence de ponctuation ou d’espace entre les mots, l’usage du rouleau qu’on ne peut consulter en un point précis qu’en redéployant le flux dans sa longueur, dans sa durée, caractérisent cette homogénéité archaïque de l’écriture et de la parole. Le codex offre certes la possibilité de feuilleter, de plonger dans le flux compact pour fondre sur sa proie sans être obligé d’en suivre patiemment la trace ; mais faute d’une cartographie quelconque de ce flux, cela suppose de s’être déjà assimilé le contenu du livre. Longtemps, les écrits ne sont en effet que des supports auxiliaires en vue d’une mémorisation extensive. « La matière des manuscrits antiques et médiévaux est faite de textes destinés à être fixés à vie dans la mémoire des lecteurs. » Le flux compact des signes n’est pas seulement le reflet du flux de la parole, il est aussi à l’image du flux intérieur que redevient le texte une fois qu’il a été, comme il se doit, intégralement mémorisé.
Davantage que le codex ou l’imprimerie en tant que telle, ce sont les index alphabétiques et les tables des matières qui constituent, selon Leroi-Gourhan, la plus grande révolution dans le maniement de l’écrit. Même l’invention de l’écriture en tant que telle ne lui apparaît pas comme une rupture aussi décisive, quand il divise en cinq grandes périodes l’histoire de la mémoire collective : « celle de la transmission orale, celle de la transmission écrite avec tables et index, celle des fiches simples, celle de la mécanographie et celle de la sériation électronique. »
Les index alphabétiques et les tables des matières sont les « tables d’orientation » qui permettent d’explorer un texte dont on ignore préalablement le contenu. La mémoire psychologique individuelle n’est plus la condition permanente, ni l’aboutissement du rapport à l’écrit. L’index se souvient à la place du lecteur qui n’a pas retenu le livre par cœur – ou qui ne l’a pas encore lu – de ce qu’il y a dedans, et à quel endroit. Quand il ne s’agit plus seulement de s’orienter dans le flux d’un seul livre, mais dans celui de livres toujours plus innombrables, les fichiers bibliographiques continuent ce processus d’extériorisation de la mémoire. Leroi-Gourhan les compare à « un véritable cortex cérébral extériorisé », avant de nuancer cette image en apportant une précision qui, d’une certaine manière, vaut encore pour l’internet : « si un fichier est une mémoire au sens strict, c’est une mémoire sans moyens propres de remémoration et l’animation requiert son introduction dans le champ opératoire, visuel et manuel, du chercheur. »
Leroi-Gourhan, qui a publié Le Geste et la parole au milieu des années 1960, n’utilise dans ces pages ni le mot d’ordinateur ni celui d’informatique. Il parle de « sériation électronique », de « mémoire électronique », de « cerveau électronique » (expression qu’il met lui-même entre guillemets, comme si elle avait été dans l’air à l’époque) et d’ « intégrateur électronique ». Ce décalage sémantique par rapport à nos usages présents ne l’empêche pas de terminer ce chapitre par quelques paragraphes visionnaires où il se dit certain que « nous savons ou saurons bientôt construire des machines à se souvenir de tout et à juger des situations les plus complexes sans se tromper », et qu’ « il faut donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses dents sont moins fortes qu’une meule de moulin et ses aptitudes aviaires négligeables auprès de celles du moindre avion à réaction ».
De telles phrases font évidemment écho à l’omniprésence dans nos démarches intellectuelles de cette « machine à se souvenir de tout » qu’est l’internet. Frédéric Metz, dans son remarquable essai, Les Yeux d’Œdipe – Quand le google, face au monde, saura voir et nommer, analyse du point de vue de notre présent ces pages de Leroi-Gourhan en disant que « le google n’est au fond que la table des matières totale du savoir humain total ».
Je choisirais plutôt l’image de l’index, qui dans nos livres n’a d’autre ordre que celui, contingent, de l’alphabet, et dont on sent déjà la tension vers l’infini, limitée par la nécessité pratique de s’en tenir dans l’espace de quelques pages aux notions jugées pertinentes – mais combien de fois n’avons-nous pas regretté de ne pas trouver, dans un index des matières, tel terme probablement écarté comme secondaire dont nous aurions pourtant aimé retracer les apparitions éventuelles au sein du livre ?
Il y a surtout, dans l’internet, quelque chose qui va au-delà de l’amélioration des performances de la mémoire extériorisée, quelque chose qui échappe à la continuité d’un progrès graduel, qu’il soit régulier ou toujours plus accéléré.
La mémoire extériorisée avait depuis toujours procédé par contractions, résumés, réductions, sélections, coupes dans un flux, et par mise en ordre, classement, des éléments contractés. Les fichiers bibliographiques réduisaient des milliers d’ouvrages à quelques notions clefs ; les tables des matières contractaient les centaines de pages d’un livre. Le signe était lui-même la première contraction de l’expérience. L’épopée tissée de mots était une contraction de la guerre, dont les longues années tenaient en quelques soirs de récitation ; le texte écrit qui consignait l’épopée était une contraction de la narration orale, qui en laissait de côté la richesse sensible, la mélodie, la vie aux mille détails. Chaque niveau de contraction, en s’accumulant, reconstituait un flux infini, une nouvelle dilatation qui devait à son tour être contractée. De la pluralité des pages à l’index et à la table des matières ; de la pluralité des livres aux fichiers bibliographiques.
Les éléments contractés étaient en outre rangés, ordonnés, disposés au sein d’un espace cartographié. Plus les données à traiter et à maîtriser étaient nombreuses, plus on avait recours à la contraction et au classement hiérarchisé, pyramidal, procédant par subdivisions, arborescences, etc., des contractions de contractions. Pour retrouver quelque chose, il fallait qu’il soit rangé quelque part. Le désordre était ennemi de la mémoire. De ce point de vue, les technologies de la mémoire collective extériorisée ressemblaient encore aux arts de la mémoire individuelle psychologique – ces procédés cultivés par les rhapsodes et les orateurs de l’Antiquité pour retenir de longs développements à partir d’unités élémentaires.
Tout cela a changé. Nous usons, sur l’internet, d’une immense mémoire extériorisée qui se présente à nous sans réduction ni ordre. Nous n’avons plus besoin de savoir où sont rangées les choses. Nous n’avons plus besoin de « mettre en fiches » quoi que ce soit. Une idée nous traverse, et l’inscription de quelques mots sur la barre d’un moteur de recherche nous rapporte instantanément la proie visée, si loin soit-elle. Cette mémoire sans ordre nous est devenue à ce point familière que nous sommes singulièrement déconcertés, lorsque, n’ayant pas rangé un livre à la place qui aurait dû lui revenir dans notre bibliothèque, ou étant incapables de remettre la main sur nos clefs déposées par mégarde à un endroit inhabituel, nous sommes privés de la faculté d’interroger Google pour répondre instantanément à la question de savoir où se trouvent ces objets. Il y a dans l’internet un crépuscule du classement, de l’organisation, de la préparation, et l’esquisse d’un nouveau genre de vie, fait d’une perpétuelle improvisation assistée, avec nos smartphones comme planches de salut de tous les instants.
C’est aussi une mémoire sans contraction ; une mémoire qui n’est plus obligée de s’en tenir à la parcimonie des signes ; une mémoire qui n’est plus sténographique, mais cinématographique ; une mémoire qui conserve les images, les sons, la durée des choses, et n’est plus forcée de sélectionner ce qu’elle gardera ; une mémoire qui tend de plus en plus à être le film du monde, le film monadologique de chaque instant du monde, en tous les points de vue du monde.
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Psychopathologie de la vie numérique. Une nuit de septembre 2016, je rêve que c’est la rentrée et que je dois donner un cours. Il y a des années que je n’ai pas enseigné. Je suis projeté là, in medias res, dans un établissement de nature indéterminée. Je n’ai absolument rien préparé ; je n’ai avec moi aucun livre, aucun crayon, aucune feuille de papier. Je n’ai jamais su improviser. J’ai longtemps espéré d'en être un jour capable, l’expérience et le temps ayant fait leur œuvre ; cela ne s'est pas produit. Quelquefois, par flemme ou parce que j’avais beaucoup à faire par ailleurs, j’ai repoussé indéfiniment la préparation d’un cours, en songeant alors, eh bien, à Dieu vat, ce sera l’occasion d’improviser – et le résultat n’a pas été heureux. L’épreuve s’annonce donc rude, mais, pour essayer de me rassurer, je l’aborde en jouant avec l’idée que cette fois-ci, enfin ! après tant d’années, mon éternel espoir pourrait tout de même être exaucé. Devant la salle, il y a des visages familiers, je ne sais plus de qui il s’agit, probablement d’anciens élèves, je me souviens de me dire, tiens, c’est gentil à eux d’être venus, c’est toujours agréable de sentir des présences amies quand on parle en public, et cela tombe bien, comme je n’ai rien préparé je vais pouvoir les faire participer. Je sens de plus en plus qu’il va falloir jouer serré pour remplir les deux heures de cours que j’ai devant moi. J’essaie de prolonger au maximum le moment flottant où, juste avant le début du cours proprement dit, on bavarde avec les élèves dans le couloir ou près des machines à café. Tout en leur parlant, je me demande silencieusement, avec une inquiétude croissante, ce que je vais bien pouvoir leur faire faire, mais je finis par avoir une idée, on va lire, puis commenter oralement, un paragraphe du Discours de la méthode dont par chance j’ai dans mes fichiers Word, accessibles sur mon smartphone, une vieille analyse vaguement rédigée et prête à resservir – je ne sais plus quel est le paragraphe en question, mais je me rappelle que dans le rêve j’ai très précisément quelque chose en tête. Je n’ai pas de livre, pas de photocopies, mais je me dis, ce n’est pas grave, ils doivent tous avoir un smartphone, je vais leur demander de chercher le texte sur leur écran, et si jamais il y en a un qui n’a pas de smartphone, il pourra regarder sur celui de son voisin. (Ce rêve a une source réelle, dont il renverse les positions de manière assez ironique : il y a quelques mois, un ami professeur de philosophie en classes préparatoires me dit, l’internet nous fait entrer dans une sorte d’immense bordel généralisé, comme on pense qu’on peut toujours tout retrouver à tout moment, c’est la fin du classement, la fin de l’organisation, l’autre jour, je fais passer une colle à un élève, il arrive mains dans les poches, je lui demande, vous avez le texte, il me dit, non mais attendez monsieur, je vais le retrouver sur mon téléphone.) On est dans la salle, maintenant. Je commence à croire que je vais peut-être me tirer de ce mauvais pas. Une seule chose m'inquiète un peu, c'est que les visages familiers ont presque tous disparu furtivement. Je remonte l’allée centrale, qui semble s’allonger à mesure que je marche tout en pianotant sur mon écran tactile, mais de plus en plus fébrilement, car au lieu du vieux fichier Word qui devait me sauver la mise, je ne vois apparaître qu’un mélange incompréhensible pour moi de caractères japonais et de figures géométriques ; alors, l’implacable logique du cauchemar m’ayant vaincu, elle m’accorde sa grâce et je me réveille.
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Lors d’une élection qui eut lieu en France à la fin de l’année 2016, un quotidien publia sur son site internet, au cours de l’après-midi, un petit article qui proposait un classement des requêtes concernant les noms des candidats en lice sur la barre de recherche de Google – la publication de sondages étant interdite en France le jour même d’un scrutin. Ces données comprenaient aussi l’origine géographique des requêtes ; une carte était présentée. L’article était factuel, ne s’engageait dans aucune analyse ; il paraissait faire des clins d’œil appuyés au lecteur, mais sans oser aller plus loin, faute d’être sûr de la valeur de telles statistiques. C’était la première fois que, pour ma part, je lisais quelque chose de semblable.
Le soir, quand tombèrent les résultats, qui surprirent tout le monde, il se trouva qu’ils correspondaient assez précisément aux statistiques tirées du moteur de recherche, plus précisément en tout cas que les sondages classiques qu’on avait pu lire dans les jours précédents, aussi bien du point de vue du classement des candidats, des écarts qui les séparaient, que de la répartition géographique des votes. Cette corrélation se vérifia de nouveau, une semaine plus tard, le soir du second tour ; le législateur, entre-temps, ne s’était pas avisé d’interdire ces publications d’un nouveau genre.
Cette bijection entre les bulletins dans les urnes et les requêtes sur Google n’a rien d’évident, dès que l’on s’y attarde un peu. Pour quelle raison le vote d’un citoyen pour le candidat Dupont devrait-il se refléter sur Google ? On pourrait imaginer qu’il connaisse déjà son candidat, même s’il y a seulement deux jours qu’il s’est décidé pour lui ; on pourrait imaginer qu’il manifeste au moins autant de curiosité pour la concurrence, qu’il en scrute avec anxiété le devenir immédiat, ou qu’il contemple avec malignité les prémices de sa défaite. Cette manière de redoubler le geste du vote par une recherche sur Google n’est pas forcément plus rationnelle ou utilitaire que l’attitude de l’enfant qui tient à enfiler son costume de Batman quand il regarde le film Batman, pour redoubler son expérience et lui donner une plénitude plus satisfaisante.
Il est peut-être vain de chercher à rendre raison de ce phénomène en particulier, alors qu’il n’est probablement qu’un aspect de ce nouvel état des choses : la corrélation de la vie physique et de la vie numérique, qui s’impose à nous à la manière d’un fait, d’un fait métaphysique, comme le fait d’être conditionné par le temps et l’espace, ou comme le fait d’avoir un corps. Autrement dit, de même que si j’ai rendez-vous avec quelqu’un pour la première fois, si je dois prendre le train pour Quimper, si je dois écrire un article sur Robbe-Grillet, etc., ces actions se reflètent d’une manière ou d’une autre, brièvement ou longuement, dans mon usage d’Internet, de même, si je vote Dupont ou Durand, j’en laisse, d’une manière ou d’une autre, la trace sur Google.
Il était naturellement impossible de savoir si les requêtes nominatives, le jour du vote, avaient été inscrites sur la barre de recherche avant ou après le glissement du bulletin dans l’urne ; je pencherais pour l’hypothèse d’une répartition relativement équitable des deux cas, car je ne crois pas que toute requête sur Google exprime désormais une volonté de s’informer utilement, mais que beaucoup d’entre elles accompagnent une pensée fugace, la prolongent et ne rentrent que très imparfaitement dans un cadre schématique du type question-réponse. Nombreuses sont les circonstances où nous ne consultons pas Google avant d’avoir fait quelque chose, mais après, après avoir lu un livre, vu un film, visité un monument, etc., pour séjourner dans leur souvenir immédiat, pour en accroître, en compléter, en intensifier l’expérience. Le parallélisme physico-numérique s’observe dans l’anticipation, le présent même et la rétrospection.
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L’étendue numérique est un « règne de la quantité ». Elle étend l’empire du nombre ; elle donne un nombre à des phénomènes qui n’en avaient pas. Il y a longtemps, certes, que l’on mesure, avec une précision plus ou moins grande, pour un livre le nombre d’exemplaires vendus, pour un film le nombre d’entrées dans les salles de cinéma, pour une émission de télévision le nombre de ceux qui l’ont regardée. Le nombre de « vues » ou de « consultations » sur Internet prolonge au premier abord ce genre de numérations avec une exactitude, une immédiateté et une facilité supérieures. Mais il s’en distingue assez profondément en ce qu’il mesure des actes mentaux pour ainsi dire à l’état pur, des moments fugaces où l’on pense à quelque chose ou à quelqu’un. Maintenant qu’Internet est un auxiliaire de plus en plus infini et de plus en plus permanent de notre intellect, le fait de le consulter est devenu le corollaire de presque toutes nos opérations mentales, qu’elles soient complexes ou triviales. Quand j’achète une place de cinéma, j’ai déjà décidé depuis un certain temps – depuis une semaine ou depuis une demi-heure – que j’irai voir ce film ; alors que l’empreinte numérique accompagne une pensée comme une ombre accompagne un corps. Ce que l’on mesure, ce ne sont pas des décisions, ni des jugements, ni même des sentiments, c’est le pur et simple « penser à quelque chose », le « ce qui passe par la tête » de l’humanité à un instant t. Internet est le nombre de l’intentionnalité.
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Nuit du 20 au 21 décembre 2016. Je rêve que je dois retrouver Peter, un ami américain cinéphile, pour aller voir Playtime (1967) de Tati, sans doute dans une salle du Quartier latin. Une version restaurée, plus longue que la version connue jusqu’alors, vient de sortir sur quelques écrans. J’ai déjà vu Playtime il y a trois ou quatre ans, mais peu importe, je me réjouis de le revoir, de le montrer à Peter et de découvrir ce qu’il y a de différent dans cette version.
Je sors de chez moi. Cela ressemble vaguement au 15e arrondissement où j’ai habité par intermittence entre 1999 et 2002. Il fait beau ; c’est le printemps ou le début de l’été. La ville est joyeuse. Les rues ont des couleurs très vives, comme lorsque le soleil reparaît soudain après la pluie.
Le chemin s’annonce un peu long, trois bons quarts d’heure, semble-t-il, comme lorsqu’il m’arrivait d’aller à pied, autrefois, de Convention à l’Odéon. Pour passer le temps, je décide de regarder la bande-annonce du film sur mon smartphone, tout en marchant. Puis, je ne sais pourquoi, je commence à regarder le film lui-même, alors que je suis censé le voir au cinéma dans quelques dizaines de minutes, tout au plus. Cela semble absurde, mais je dois être fasciné par les images qui défilent sous mes yeux : elles n’ont absolument rien à voir avec ce que l’on connaît de Playtime, et je n’arrive pas à patienter, ma curiosité est trop forte. Qu’y a-t-il dans ces images ? Impossible de m’en souvenir ; je ne me souviens que du sentiment de leur étrangeté.
Il se passe quelque chose de plus étonnant encore, qui me pousse à continuer ce visionnage. Les images ne défilent pas sur le petit écran du téléphone, elles sont entièrement superposées à ma perception, entremêlées à elle, et je peux d’autant plus facilement les regarder en marchant que je n’ai pas besoin de maintenir mes yeux baissés sur l’écran au risque de trébucher ou de heurter un obstacle. Ce que je vois, ce à travers quoi je marche, ce n’est pas le monde, mais le film, ou plutôt un mélange du film et du monde.
Je m’en rends compte en même temps que je prends conscience que je suis en train de rêver. Je me dis que c’est extraordinaire, que je vis en rêve ce qui sera l’avenir de notre condition perceptive (l’émancipation des images à l’égard des écrans ; l’équation des images et de la réalité ; la multiplication des strates d’images et d’informations dans notre champ de vision), qu’il importe de prolonger ce rêve aussi longtemps que possible, que je dois, par conséquent, m’efforcer de rester endormi, enfin qu’il faut absolument que je note cela lorsque je me réveillerai et même que j’en fasse une publication sur Facebook.
Je continue à marcher. La rue est encaissée, désormais ; les maisons, ou les immeubles, s’étagent en pente douce de part et d’autre. Au loin, l’horizon est barré par une légère élévation ; quand je parviens à sa hauteur et la franchis, je découvre la mer en contrebas. Devant la mer, il y a une petite place ombragée ; on pourrait être à Barcelone ou à l’Estaque, ou à Villers-sur-Mer si l’on y acclimatait des palmiers. Je crois que j’ai finalement cessé de regarder les images du film ; mais je me suis demandé, plus tard, quand je me suis réveillé et que j’ai commencé à transcrire ce rêve – exactement comme je m’étais enjoint de le faire tandis qu’il était en train de se dérouler –, si la mer n’était justement pas l’une de ces images qui s’étaient immiscées dans ma perception, avec un tel naturel que je n’en avais désormais plus conscience. Tout devenait possible ; et cet insensible passage du coq à l’âne qui forme invariablement le continuum des rêves trouvait là, pour une fois, un soubassement technique qui en rendait compte d’une manière fort rationnelle.
J’ai l’impression de reconnaître Peter assis sur un banc de la petite place, mais tandis que je m’apprête à aller vers lui, il se lève et disparaît, sans que j’aie pu être certain de le reconnaître. Peu importe, me dis-je, de toute façon c’est au cinéma que nous avions rendez-vous, je verrai bien, là-bas, si c’était lui ou non. Le cinéma : je suis sûr que d’autres arcanes vont m’y être dévoilés, qu’il abrite le laboratoire de l’alchimie moderne, dont le dessein secret n’est plus de transformer le plomb en or, mais l’image en réalité. Je suis impatient d’y arriver, j’y serai dans quelques minutes, encore un léger effort pour rester endormi, pour continuer ce récit, pour connaître la suite, pour toucher au but ; et c’est au moment où la révélation n’a jamais été si proche, qu’un bruit extérieur – a person from Porlock – déchire en douceur ce rêve et que je me réveille dans le monde des images inhabitables.
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Chaque fois que j’écris le récit d’un souvenir personnel, je ressens davantage l’impossibilité de m’en tenir aux seules ressources de ma propre mémoire. Il suffit que je veuille évoquer un quartier d’une ville, ou un fait d’actualité qui aurait eu lieu à une certaine époque, pour que j’aille naturellement demander à Google de préciser ou de compléter mes souvenirs. Toute littérature d’introspection – autobiographie ou roman psychologique – devrait aujourd’hui, si elle voulait décrire aussi fidèlement que possible les cheminements d’un esprit, faire apparaître dans à peu près une phrase sur deux le nom de Google.
Souvent, ayant retrouvé sur mon écran le plan détaillé de la ville où j’étais en voyage, ou bien le déroulement exact des événements qui faisaient alors la une des journaux, je redoute qu’une précision trop grande ne corresponde pas à l’état réel de mes souvenirs et donne une impression d’inauthenticité. Mais il est trop tard, quand on a goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance, pour retrouver l’état d’innocence psychologique dans lequel on se trouvait auparavant. Alors je cherche une sorte de compromis entre la fidélité à ma mémoire faillible et la volonté de précision qui est aussi vieille que l’usage représentatif des signes. Je rebats toutes les cartes que j’ai entre les mains, celles que je tiens de mes souvenirs et celles que je tiens de Google, et de temps à autre je leur applique indifféremment, sans me soucier que ce soit vrai ou non, des locutions comme « je ne sais plus si c’est au mois d’avril ou au mois de mai que… », « si ma mémoire ne me trompe pas… », « je crois me rappeler qu’à cette époque-là… ». Quelquefois, cependant, je redoute aussi le jugement d’un lecteur qui ne serait pas du tout sensible à cet effort d’imprécision destiné à me conserver une forme humaine traditionnelle, et serait au contraire consterné par mon inaptitude à recourir à Internet – cet instrument fort utile, facile à manipuler, et qui est entré dans les mœurs depuis un certain temps, tout de même ! – pour corriger les manques de ma mémoire.
Il faudrait un équivalent actuel de Marcel Proust, de James Joyce ou de Virginia Woolf (peut-être même quelqu’un qui serait doté d’une hardiesse encore plus grande, car il faudrait ne pas redouter d’être fastidieux à un degré peu imaginable) pour rendre compte de la condition actuelle de l’écrivain en osant avouer (et surtout répéter cet aveu autant de fois que la vérité l’exigerait, c’est-à-dire à peu près tout le temps) de quelle manière s’enchaînent les souvenirs et les recherches sur Google, et de quelle manière, ensuite, la forme finale du récit résulte d’interrogations assez nombreuses au sujet de leur agencement.
Il n’est pas certain qu’il faille attendre de cette évolution dans l’écriture un surcroît général de vérité, malgré l’afflux de récits réalistes, surchargés de documentation, qu’a provoqué inévitablement l’apparition d’Internet comme source d’informations factuelles infinies. Avec la submersion de la mémoire personnelle sous la mémoire du monde, s’effacent aussi les vieilles frontières entre la mémoire et l’imagination, entre le vrai et le faux, entre le moi et le non-moi. J’avais été frappé par un article de Boris Souvarine qui se moquait sévèrement d’Ilya Ehrenbourg et de la manière dont il avait écrit l’histoire de sa vie1. Il relevait de nombreux passages où, selon lui, il s’inventait toutes sortes de rencontres opportunes, dans ses jeunes années, avec ceux qui allaient devenir les protagonistes de la révolution russe, à une époque où ni eux ni Ehrenbourg n’étaient connus et où la probabilité que leurs chemins se croisent était extrêmement faible ou, pour mieux dire, inexistante. Il semblait avoir écrit son autobiographie en ayant sous les yeux des ouvrages d’histoire et en y prélevant des scènes où il s’était inséré comme un témoin privilégié ou un personnage secondaire. Souvarine jugeait très grossière la manière dont était réalisée cette opération et se disait certain de déceler les faux souvenirs d’Ehrenbourg à vue d’œil.
Il serait aujourd’hui facile de procéder à une chirurgie de la mémoire beaucoup plus fine, beaucoup plus insaisissable. Un professeur habitant à New York m’a raconté récemment – c’était quelques mois après ma lecture de Souvarine – qu’il connaissait quelqu’un qui était en train d’aider une personnalité à écrire ses mémoires, et que cette personnalité, avec la complicité de son ghostwriter, avait entrepris d’inventer un épisode dans sa vie, en feignant d’avoir assisté, trente ou quarante ans auparavant, à un match de base-ball – ou de basket-ball, je ne me souviens plus – qui est aujourd’hui encore considéré aux États-Unis comme historique pour une raison que j’ai également oubliée. Le ghostwriter et le commanditaire ont regardé sur YouTube des archives vidéo du match pour décrire la scène aussi précisément que possible. Ils ont pu savoir si le ciel était nuageux ou ensoleillé ; ils ont pu s’imprégner de l’atmosphère du stade, de l’humeur du public ; ils ont pu retrouver les actions marquantes, celles dont un homme qui aurait vraiment assisté à ce match n’aurait pas pu ne pas se souvenir.
Ehrenbourg paraphrasait des livres d’histoire pour décrire les événements auxquels il n’avait pas pris part ; son récit sonnait faux parce qu’il ne disposait pas des sensations, des petits faits vrais qui attestent d’une expérience vécue. Nous avons désormais des images et des sons pour décrire ces sensations, ces petits faits vrais. Le risque est alors de se gorger de cette profusion de détails et de provoquer chez le lecteur un sentiment d’invraisemblance en faisant étalage d’une précision qui ne correspond pas à l’expérience commune de la mémoire psychologique humaine. C’est l’excès de netteté et d’infaillibilité qui menace de sonner faux. La vraisemblance requiert de faux aveux d’ignorance, de flou intérieur, d’incapacité à se souvenir de tout.
Mais combien de temps devrons-nous ainsi nous efforcer de rester à l’intérieur des bornes naturelles de nos capacités psychologiques ? Imaginons quelqu’un qui aurait vraiment vécu l’événement, et qui voudrait le raconter, bien des années après ; il utiliserait très probablement, lui aussi, les archives d’Internet – comptes rendus détaillés, images et sons enregistrés le jour même – pour compléter ses souvenirs. Nous ferons tous cela un jour. Que vaut alors la différence entre l’homme qui a été là et l’homme qui n’a pas été là ?
L’expérience vécue a perdu ses privilèges. Elle procurait à celui qui en avait été le sujet des images-souvenirs exclusives. Mais celui qui n’a pas fait cette expérience en a lui aussi des images, désormais. Ce match de base-ball d’il y a quarante ans, qui peut en parler le mieux ? Celui qui y était, mais qui n’a plus que ses lointains souvenirs personnels ? Ou celui qui n’y était pas, mais qui a pu le visionner dix fois sur YouTube, intégralement ? Quand un peu de temps a passé, nous nous retrouvons tous au même point, que nous ayons ou non vécu l’événement : nous n’en avons plus que des images, et celui qui en a le plus grand nombre n’est plus celui que l’on croyait.
Dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982), les androïdes les plus élaborés sont ceux qui sont persuadés d’être humains parce qu’ils ont des souvenirs d’enfance – ils ne peuvent donc pas être des machines fabriquées avec une physionomie d’adulte. La scène où Sean Young tend à Harrison Ford une photographie d’elle âgée de quelques années à peine, comme une preuve de son enfance et donc de son humanité, est d’une grande force parce qu’elle nous rappelle un phénomène qui nous est familier, à nous qui ne sommes pourtant pas des robots : celui de ces souvenirs de notre petite enfance qui ressemblent beaucoup à des photographies qu’on nous a montrées quand nous avons grandi, et qui sont probablement, en réalité, des transpositions de ces photographies, mais tellement indiscernables de souvenirs véritables que nous n’aurions aucune raison de mettre en doute leur authenticité, si nous venions à perdre ces clichés ou à oublier leur existence. La zone de nos tout premiers souvenirs est celle où l’indistinction entre l’intériorité et l’extériorité, entre les images mentales et les images mécaniquement enregistrées, entre la mémoire personnelle et la mémoire du monde, est la plus grande. Il n’est pas impossible que notre avenir soit à l’image de cette origine.
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Au début des années 2000, quand les téléphones portables commençaient à ne plus être une marchandise de luxe, mais un objet de consommation de masse, et que, pour la plupart d’entre nous, nous les prenions en main pour la première fois, nous étions souvent exposés, faute de familiarité avec un tel appareil, à des manipulations malencontreuses dont la plus notable peut-être consistait à laisser involontairement un message sur le répondeur de quelqu’un qu’on avait appelé peu de temps auparavant, ou pour mieux dire, plutôt qu’un message, un enregistrement fortuit d’une conversation où l’on n’avait pas particulièrement surveillé ses paroles.
Souvent, par une singulière ironie du sort, ces enregistrements arrivaient précisément sur le répondeur de celui ou de celle qui ne devait surtout pas les entendre.
On se penchera peut-être un jour sur le phénomène étonnant que constitue l’épidémie de révélations, d’élucidations inattendues, de petites ou de grandes apocalypses personnelles qui s’abattit alors sur l’humanité, dans ces courtes années de maladresse par lesquelles commença un nouveau millénaire.
Je me souviens qu’un soir de l’hiver 2001, rentrant chez moi après avoir pris un verre dans le 15e arrondissement avec un ami et sa fiancée de l’époque, je trouvai sur le répondeur de mon téléphone fixe (je n’avais pas encore de téléphone portable) un long message, où j’entendis d’abord le barman du café dont je revenais, apparemment curieux d’en savoir plus sur le portable de mon ami (à moins qu’ils n’aient eu, le garçon et la fille, ce téléphone en commun, chose qui paraît bien étrange aujourd’hui, mais qui arrivait assez souvent en ce temps-là), et qui demandait, en pointant très probablement son index vers l’écran : « Et là… C’est qui, Maël ? », puis cet ami qui répondait :« Maël ? C’est le mec qu’on va voir, là… », et enfin sa fiancée de l’époque qui ajoutait en levant les yeux au ciel : « Oh, lui ! Je peux pas le voir… », après quoi ils avaient repris leur petite démonstration de maniement du téléphone, le message malencontreux s’était interrompu de lui-même, et j’avais reposé le combiné, d’un geste vidé de toute énergie.
En 2004 ou 2005, dans le port de Cannes, un ami me désigna une femme seule sur le pont d’un voilier, en me disant qu’un jour, deux ou trois ans auparavant, elle avait trouvé sur son téléphone un message d’une heure laissé par l’homme qui était alors son mari, une heure qui était un fragment d’une autre vie, dans une autre maison, avec une autre femme et d’autres enfants, dont elle avait entendu soudain toutes les voix inconnues.
En France, l’une des plus spectaculaires histoires d’appel involontaire qui parvint à la connaissance du public fut sans doute celle qui se trouva être l’un des éléments centraux de l’« affaire Cahuzac », dans les premiers mois de la présidence de François Hollande. Contraint à la démission après que les rumeurs lui attribuant un compte bancaire secret en Suisse furent devenues indubitables, le ministre Cahuzac avait scellé son destin bien des années auparavant, lorsque en l’an 2000, étant député du Lot-et-Garonne, il avait laissé, non pas à une connaissance quelconque, mais, par une incroyable malchance, à son principal adversaire politique local, un message qui était l’enregistrement d’un bout de conversation où il évoquait sans fard l’existence d’un tel compte, en ayant d’ailleurs cette savoureuse réplique de polar : « L’UBS, c’est quand même pas la plus planquée des banques… » L’adversaire politique local, naturellement, s’était empressé d’enregistrer une copie de cette pièce à conviction inopinée et l’avait déposée en lieu sûr, chez un notaire ou dans le coffre d’une banque ; elle avait ressurgi, longtemps après, pour peser de manière décisive dans l’enquête.
Il y a une jolie scène d’ouverture, dans un album de Tintin (je dirais, sans avoir vérifié, Coke en stock), où Tintin et le capitaine Haddock sortent d’un music-hall en commentant la pièce qu’ils viennent de voir, et qu’ils semblent avoir appréciée, mais dont Haddock critique tout de même une scène, trop invraisemblable à ses yeux, celle où tel personnage retrouve par hasard, dans la rue, un ami d’enfance qu’il n’a pas revu depuis des lustres – et c’est alors que le capitaine, à un carrefour, se cogne littéralement avec le général Alcazar, une vieille connaissance que nos deux héros avaient totalement perdue de vue.
De la même façon, un scénariste qui écrirait une intrigue où il utiliserait un message téléphonique involontaire pour précipiter le dénouement serait probablement accueilli avec de grands éclats de rire par son producteur – « Ah non ! Le coup du message involontaire sur le répondeur, c’est trop fort ! Creusez-vous un peu les méninges, mon vieux ! Qui va croire à ça ? » – et pourtant, le scénariste aurait beau jeu de répondre que la réalité est plutôt de son côté, surtout si l’intrigue à laquelle il travaille doit se dérouler au début des années 2000.
La réalité, autrefois, était pauvre en reconnaissances et en élucidations, et c’était l’imagination qui s’autorisait des solutions invraisemblables, paresseuses ou spectaculaires. Pour se hisser au niveau de la réalité, l’imagination devait faire de grands efforts de complexité ou de subtilité, et malgré ces efforts, elle avait souvent le sentiment de ne pas être à la hauteur. Désormais, la réalité s’accorde des facilités auxquelles l’imagination n’aurait pas eu recours sans avoir honte de sa propre faiblesse. Notre notion de la vraisemblance est en train de changer. Le deus ex machina n’est plus réservé aux pièces de théâtre mal ficelées ; il est dans les poches intérieures de nos vestes.
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J’ouvre un album de photographies sur lequel je retombe par hasard. C’est l’un des seuls que j’aie composés ; mes photographies sont souvent restées dans leurs pochettes cartonnées. Ces albums m’inspiraient des sentiments ambivalents. À vingt ans, ils me rappelaient ce temps de l’enfance un peu trop soigneusement classé par nos parents, ces photographies qu’ils parcouraient avec attendrissement et, de temps à autre, montraient aux cousins, aux amis, alors qu’on n’aimait pas tellement s’y voir. Ensuite, avant que, vieillissant, je n’aie eu le temps de me convertir aux délices de cette sage herborisation, les appareils de photo numériques sont apparus, puis les téléphones portables, qui avaient commencé assez tôt – alors qu’ils n’étaient pas encore des smartphones – à pouvoir prendre des clichés rudimentaires, ont amélioré leurs performances techniques au point de se substituer, pour beaucoup d’entre nous, aux appareils de photo proprement dits.
Dans cet album, quelque chose m’intrigue : je me demande pourquoi des lieux que j’ai visités à quelques mois, voire à une ou deux années d’intervalle sont de temps à autre juxtaposés sans transition. Je me souviens, après un bref moment de perplexité, qu’à cette époque-là je pouvais conserver longtemps la même pellicule dans mon appareil, et qu’il me fallait parfois attendre de la finir pour retrouver des photographies que j’avais prises l’année précédente et dont il m’arrivait de ne pas me souvenir du tout. Cette latence des images pouvait ménager des surprises. À la fin de Ascenseur pour l’échafaud (Louis Malle, 1958), c’était la révélation d’une première série de photographies dans la pellicule de l’appareil de Maurice Ronet qui provoquait le dénouement de l’intrigue policière. (Autre chose encore refait surface dans ma mémoire, subitement : les négatifs, dont j’avais oublié jusqu’à l’existence. Ils étaient glissés dans une fente, sur le devant des pochettes cartonnées dans lesquelles on récupérait les photographies.)
La latence des images avait le caractère implacable et fatal d’une loi naturelle. Ce n’était pas une question de moyens. Même Spielberg, même Coppola devaient attendre avant de voir le résultat d’une prise de vue. Un seul objet accomplissait le miracle de donner l’image immédiatement – ou presque immédiatement – alors qu’on se trouvait encore sur les lieux où on l’avait prise : le Polaroïd. Je me souviens, enfant, d’avoir trouvé son idée fascinante, exaltante, et d’avoir insisté pour que nous en ayons un à la maison. Ce fut en vain ; et je soupçonnais mon père d’être le gardien d’une ascèse, d’un commandement d’allure presque biblique : tu ne jouiras pas immédiatement des images.
Les véritables raisons de cette réticence étaient sans doute plus simples. Un dimanche, en Touraine, au milieu des années 1980, nous allâmes dans une sorte de musée, ou de lieu à thème, je ne sais comment caractériser cet endroit qui me semble, dans mon souvenir, bien trop petit pour être un « parc », quelque part, en tout cas, où l’on pouvait voir quelques reconstitutions d’animaux préhistoriques en carton-pâte. Je me rappelle une cour au sol recouvert de graviers, où il y avait un mammouth en compagnie duquel un homme se proposait d’immortaliser la venue des visiteurs, pour cinq ou dix francs de l’époque, au moyen d’un Polaroïd. On m’offrit cette faveur ; et ce fut une telle déception, cette image au ciel blanc, aux couleurs fades, aux contours imprécis, cette pauvre image qui s’aventurait témérairement dans la réalité qu’elle représentait, qui s’offrait d’une manière presque sacrificielle à cette comparaison qui était cruellement en sa défaveur, que je cessai aussitôt de désirer cet objet et de regretter que nous n’en possédions pas. Mon père devait savoir d’expérience qu’entre l’idée du Polaroïd et ce dont il était capable en pratique, l’écart était grand.
Bien des années plus tard, en 2012, on me prêta un Polaroïd, ainsi qu’à plusieurs autres personnes, afin que je réalise quelques clichés qui feraient partie d’une exposition dont l’argument était, en résumé, que chacun photographie un objet qui lui évoquait le passé au moyen de cet appareil qui était lui-même devenu archaïque, muséal pour ainsi dire, depuis longtemps déjà. J’avais choisi comme objet le voilier miniature que, dans mon enfance, je faisais naviguer sur le bassin du Luxembourg – quelques années avant que nous n’habitions en Touraine. C’était la première fois que j’utilisais un Polaroïd et je crus que je n’y arriverais jamais. Il me parut infiniment complexe et aléatoire de réaliser un cliché à peu près exploitable. Cet appareil n’était pas un précurseur immédiat de nos smartphones, contrairement à ce que l’on pouvait croire quand on oubliait quelles avaient été sa lenteur et sa rusticité ; et je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait même, en comparaison de ce dont nous disposions désormais, un aspect indéniablement préhistorique.
L’immédiateté est désormais la norme dans la jouissance des images. Elles ne nous enseignent plus la patience stoïcienne ou l’épargne bourgeoise. Et dans le sentiment nouveau que quelque chose qui ressemblait à une loi naturelle, à une nécessité inscrite dans l’être, est aboli, se glisse le frisson faustien d’une victoire sur le temps et la mort : aujourd’hui encore (cette expérience commence pourtant à avoir déjà quelques années), chaque fois que je filme une scène de la vie sur mon téléphone et que je la visionne aussitôt, superposant aux choses que j’ai devant moi l’image de ces mêmes choses telles qu’elles étaient une ou deux minutes auparavant, je suis saisi par l’impression troublante que l’humanité n’est plus très loin d’accéder à la capacité technologique de ralentir, d’arrêter ou de manipuler le cours du temps.
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Août 2016. Attendant, seul, à l’une des tables que le café du théâtre de l’Odéon installe à l’air libre sur la place, devant les marches de l’entrée, pendant les mois d’été, je vois, de loin, deux adolescents, un garçon et une fille, qui jouent entre les colonnes à mimer un shooting de mannequin, la fille enchaînant les poses et le garçon multipliant les prises de vue avec son téléphone. Jeu inimaginable quand j’avais leur âge, il y a vingt ans : si l’on n’était pas un photographe professionnel, cette possibilité de prendre à l’infini des clichés, tchac-tchac-tchac, n’existait que dans les films. Il aurait été un peu dément de gâcher de la sorte toute une pellicule en une minute à peine. J’ai le sentiment d’assister à quelque chose qui, en apparence, n’a rien d’extraordinaire, mais où je perçois le signe infime de tout un monde nouveau, de toute une nouvelle manière de vivre, où les images ne sont plus une denrée relativement rare, et relativement coûteuse, comme elles l’étaient encore à l’époque de mon adolescence, mais sont devenues légères, infinies, gratuites, comme les mots que nous prononçons et échangeons. Perdu dans ces pensées, je dois les regarder un peu trop longuement, un peu trop fixement. Ils s’en aperçoivent, s’interrompent, me regardent à leur tour en se parlant. Je m’empresse de feindre de m’absorber dans la contemplation de mon téléphone. Je songe à leur compréhensible incompréhension, qui redouble notre éloignement.

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