Citations sur Faire famille autrement (28)
Queerer la famille, c'est d'abord poser un regard critique sur l'impératif de filiation biologique. L'existence d'un lien biologique entre parents et enfants est en effet vu comme souhaitable, voire pris pour acquis par la plupart des gens. Ce modèle est globalement peu interrogé, et rarement par les personnes cisgenres et hétérosexuelles qui souhaitent devenir parents. Il est par exemple atypique qu'une femme et un homme cisgenres en couple choisissent en première instance d'accéder à la parentalité par adoption ou en co-parentalité avec une autre personne ou un autre couple. C'est quand la reproduction hétérosexuelle tarde à advenir qu'on va considérer ses alternatives, presque par dépit. Il en va tout autrement pour bien des personnes queer qui ne pourront pas, sauf exception, procéder par procréation traditionnelle et qui doivent donc interroger d'emblée l'importance qu'elles accordent à la filiation biologique. Or, on va le voir à travers plusieurs cas de figure, le lien biologique ne fait pas le parent : d'abord, il n'est pas indispensable. Et lorsqu'il existe, il n'établit pas nécessairement la filiation.
Les personnes hétérosexuelles et cisgenres ont des familles. Les personnes queers, elles, font famille. Leurs familles ne sont pas toujours liées par le sang, parfois même pas reconnues juridiquement. La famille n’est, sauf exception, pas quelque chose qui leur arrive, mais au contraire, le fruit d’une réflexion étayée, d’un travail, d’une série de choix. Parce que pour elles, faire famille se faire toujours contre vents et marées. Il faut s’aménager des espaces de liberté, voire d’émancipation, au sein d’institution contraignantes, très fortement axée sur l’hétérosexualité et la binarité du genre.
Les prénoms ne sont pas en reste. Là où les parents cis- hétéros vont trouver un où plusieurs prénoms qui leurs plaisent, voir qui rendent hommage à un ancêtre, plusieurs parents queers à qui j'ai parlé m'ont confié avoir choisi les prénoms en considérant la possibilité que ces derniers puissent ne pas s'identifier en conformité avec le sexe qui leur a été assigné à la naissance.
Comme tous les champs de la société, la famille est construite sur des normes d'hétérosexualité et de complémentarité des genres qui n'ont rien de naturel ou d'obligatoire.
Ce que les queers nous montrent, surtout, c'est que le cis- hétéronormalité n'est pas une fatalité. C'est une configuration possible du monde social.
Queerer la famille, c'est la réinventer, de façon consciente, réfléchie.
Le fait qu'on continue à en faire fi et à interroger dès qu'on le peut des "conséquences" pour un enfant d'être élevé par deux pères ou deux mères, nous dit que ce qui est en jeu relève plutôt de l'idéologie.
On le dit trop peu, mais le queer est une destination. Une chose vers laquelle tendre, à laquelle aspirer, plutôt qu’un élément à cocher sur une liste. C’est la théoricienne Eve Kosofsky qui parle du queer comme d’une ouverture des possibles. C’est la philosophe Judith Butler qui dit qu’on produit du queer au fur et à mesure qu’on avance, que le queer est toujours en cours de constitution. C’est le chercheur José Esteban Munoz qui suggère qu’on ne peut pas être déjà queer, puisque le queer est un idéal. Une aspiration. Une utopie.
Le queer, c’est donc une proposition visant à décentrer le regard de la binarité de genre, de la présomption d’hétérosexualité et de l’alignement attendu entre le sexe, l’identité de genre et la sexualité d’une personne.C’est du moins dans cette optique que je l’utilise et que je l’utiliserai tout au long du livre. Et dans cette perspective, le queer pourrait concerner absolument tout le monde. Ce que le queer participe à construire, c’est un espace d’émancipation face aux normes dominantes en matière de genre et de sexualité -et face aux autres système d’oppression comme le racisme, le validisme ou le capitalisme. Il permet de penser les normes, leur mise en place et les groupes sociaux qu’elles privilégient, plutôt que de limiter son regard aux groupes marginalisés et à la manière dont ils peuvent intégrer la norme.
Cette conception binaire du genre pose également un tout autre problème : elle ne permet pas de prendre en compte les individus dans leur diversité et dans leur complexité.