Au fond, peut-être suis-je mort et peut-être c'est cela l'Enfer : vivre seul, sans besoins et sans amours.
Je n'ai jamais touché mon front depuis vingt ans ; je ne sais pas si mes cornes ont poussé : j'eus parfois des démangeaisons tentatrices, mais je résistai.
Maintenant, une chose : si, parfois, au cours de ces récits, vous rencontrez des expressions qui vous étonnent, qui sentent un peu la poésie démodée - par exemple, tout à l'heure : "la lune sonnait"... - c'est que j'ai lu dans ma jeunesse. J'ai lu et j'ai un faible pour ces expressions un peu brodées, un peu orfévrées. J'essaye de m'en défaire, mais ne m'en veuillez pas : c'est mon seul plaisir. Et vous avez pu entrevoir déjà que je n'en ai guère. Oui, j'aime, de temps en temps, quand j'écris avec platitude, tomber sur une phrase qui scintille comme un diamant. On a l'air de le trouver dans la cendre. Alors, n'allez pas vous dire que c'est ma tête ou ma plume qui trouve toutes ces gentillesses, mais que ces phrases sont toutes faites dans quelque coin du ciel et que, selon leur bon plaisir, elles viennent se mêler à mon écriture, comme des oiseaux.
J'ai perdu l'habitude d'avoir peur dans le noir, et je ne crains jamais de perdre ma route. Tous les chemins mènent à mon désespoir.
Les yeux clos, en tâtonnant et marchant dans les orties, je contournai la bâtisse. Quand je fus arrivé derrière, j'ouvris les yeux. Une grande humidité tombait des arbres. J'étais passé dans un autre monde. La lune n'éclairait plus la campagne. Tout était noir. Le dos de la maison me faisait un mur contre lequel je venais buter.
J'étais dans un autre monde. Quel autre monde ? Combien de mondes avais-je traversés depuis que j'étais, comme on dit, venu au vôtre ? Cette lourde bâtisse faisait comme un cube de silence épais au milieu de celui, léger, de la campagne. La lune s'était cachée de nouveau et tournait autour du château, tâtant les murs?.
Mais je n'avais pas à choisir : nous n'avons jamais à choisir ; le dilemme est à notre sort, ce que la balance de Roberval est à la balance romaine. Voilà une comparaison comme celles que je rencontrais souvent dans les oeuvres célèbres. Bien malin celui qui pourra l'expliquer et la justifier.
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Plume, petite compagne, prolongement de moi-même qui vit de ma chaleur, que vas-tu raconter ? Nous sommes tous les deux seuls au milieu de cette montagne sans réalité. Les deux foyers voisins, mais non pas confondus d'une immense ellipse. D'une ellipse sans vie.