Juste avant que

Puis y a eu les influenceurs. D'abord des idiots de téléréalité qui fourguaient des produits à leurs followers, discrètement. Ça a contaminé le public, on a estimé que recevoir du mascara gratos et donner son avis dessus, c'était un métier, que poster des vidéos d'une minute nécessitait un salaire. Ces influenceurs ont pullulé, sans impératif de qualité ni d'originalité, sans législation. Ils se prétendaient authentiques, des "comme vous", à ceci près qu'ils étaient friqués, superficiels, interchangeables. Surtout, ils avaient des produits à vendre. Au-delà d'un catalogue de pub international, les réseaux tenaient lieu de tribune.

On voit des tas de démissions chez les profs, des tas de burn-out. Au lycée on a des remplaçants à chaque trimestre. Je ne les juge pas. Y en a pour qui les activités banales, s'habiller ou la vaisselle, ça devient tellement absurde qu'ils renoncent, alors enseigner… Nos profs se retrouvent en arrêt, au chômage, en instituts. Ils se volatilisent à la campagne. Ils se suicident.

- Aucune de ces filles ne me kiffe. On flirte et je leur chatouille les boobs. Mais je ne m'effondre pas sur leur canapé si je vais mal, par exemple.
- L'amour, ce serait s'effondrer ?
- Ce serait être consolé.

C'est quoi le sexe ? Si je me fie aux écrans, c'est réservé aux beaux. Est-ce qu'on est beaux, nous deux ? Est-ce qu'on va goûter à ce délire cosmique des gens beaux sur les écrans ? Ou est-ce une vieille tradition qu'on perpétue à cause des neurotransmetteurs ?

Je ne sais pas si je suis asthmatique perso, je ne consulte plus de docteurs. On banalise trop le contact physique sous prétexte que l'enjeu est médical. Les inconnus ne me touchent pas, point.

On me demande parfois si je suis enceinte. Enceinte, plutôt mourir. Malgré les injonctions et les primes, on est beaucoup de filles dans mon cas. Donc ils nous envoie des mails , des courriers officiels. L'humanité affronte de grands défis, qui ne seront relevés que par les humains de demain. Encore faut-il qu'ils naissent . Allez, on manque de bras, ce serait gentil de procréer, les patrons l'exigent.

Ça te tenterait du cool ? Qu'on se prenne pas la tête ? Moi je ne la trouve pas « cool », cette inaptitude à créer le moindre lien.

En quelques siècles de propagande, ces fumiers auront réussi à nous persuader que la thune, c'était un truc plus précieux que l'environnement, sa faune ou certaines valeurs humaines. Un truc qui se méritait. Que si on en avait pas c'est qu'on ne bossait pas assez. Aucun rapport avec le pays où on naissait, ni la classe sociale, ni les inégalités. Aucun rapport avec leur fortune à eux, hérité de lignées en lignées dès l'Antiquité. Ces consanguins devaient posséder des qualités supérieures aux autres et mériter, voilà. Encore mieux avant la République : Dieu les avait hissés au sommet des empires. N'allez pas les jalouser surtout, ce serait péché. On a fait la même pour le bonheur. Des milliers de bouquins le martèlent, si tu n'es pas heureux c'est ta faute. Médite, ouvre-toi à la spiritualité, admire les winners, achète les best-sellers du rayon de développement personnel au lieu de broyer du noir et nos burnes. On a étendu cette culpabilisation à l'écologie. Sauver la Terre n'engageait plus les politiques mais la simple responsabilité individuelle. Et aujourd'hui, ils ont réussi. Ces prédateurs ont tout accaparé, ils nous ont condamné. Je présume qu'ils ont un plan B ? Une planète à coloniser ou des bunkers ? Je me demande ce qu'ils y branleront entre eux, sans nous qui les torchions. Ils agoniseront.