Troublantes racines

Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique, c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs.
Picasso

Elle tremble en touchant mon bras. Mon mari, ensuite, me dit qu’elle a revécu les frissons de ses ancêtres quand ils ont vu les premiers Blancs, les croyant sans peau, ou avec la peau récurée, ou encore revenant de chez les morts, parachutés après cinq cents ans sans prévenir. Oui, il y a de quoi avoir peur, à la vue de ce fantôme plus angoissant encore puisque je suis la seule blanche à avoir mis le pied dans ce village, et que très certainement aucun de ses aïeux n’a vu de blancs au cours des siècles. Et de plus, sans le vouloir, je suis la seule blanche à assister à cette cérémonie de guérison.

« Les éléphants sont doux, pacifiques et ce sont les seuls animaux dont le cerveau se développe au cours de leur vie, ce qui les rend curieux et aptes à apprendre. Ils devinent ou ressentent les pensées de ceux qui les aiment. Ils réagissent parfois à des phrases entières, et non pas seulement à des mots clés. Certains peignent. Ils communiquent entre eux à basse fréquence à une dizaine de kilomètres de distance. Intelligents, intuitifs, émotifs et sentimentaux, ils sont conscients de la mort de leurs proches, d'où les cimetières. Ils sont aussi rancuniers, et parfois lorsque l'un d'eux se retrouve seul, un peu comme celui du roman de Tarquin Hall : Vers le cimetière des éléphants, son solitaire ressentiment le pousse à dévaster les plantations et le rend agressif, … »

Les corossols, ananas, cannes à sucre, safous (petites prunes au goût d'aubergines) sont rapportées de Port Gentil comme des denrées rares, avec des morceaux de baguette que tout le monde savoure avec bonheur, sauf moi, qui préfère une grosse mangue ou un avocat bien mûr, cueillis sur l'arbre dont l'ombre apaise certaines cases. Ces arbres sont importants, puisqu'ils ont été plantés pour protéger la famille qui l'entoure, et représentent, avec leurs racines, le stable et le fiable en dépit de la mort toujours présente.

18. Lambaréné

Or il n'existe pas de restaurant, toute l'économie du village étant absorbée par la Mission et l'hôpital (docteur Schweitzer). Nous trouvons après recherche des œufs durs ; hélas, ils ont été cuits dans de l'eau de poisson, et sont immangeables. Je sais que les œufs font l'objet d'un interdit alimentaire, défendus par les féticheurs et qu'au village où j'ai vécu pendant des mois, les poules sont si malingres qu'elles ne pondent pas.

17. Histoire contemporaine

Pour beaucoup d'observateurs et au dire même des négriers, l'abolition de l'esclavage n'est pas due à des raisons humanitaires. Elle est due à une banale logique économique selon laquelle la traite désormais coûte trop cher par rapport aux bénéfices que l'on en tire.
Et la colonisation commence.
Gaston Kelman

…… en 1989, Bongo exige dix millions de dollars par trimestre en tant que bonus prélevés sur les bénéfices des pétroliers après en être devenu actionnaire à 18 %. Ces chiffres seront confirmés dans l’émission télévisée « Complément d’enquête » de juillet 2017.
Encore une fois, le pays ne verra la couleur verte que de la forêt équatoriale, une vraie fortune, mais pas celle des dollars.

La nuit nous tombe dessus, sans prévenir, nous enroule dans sa douceur, puisque nuit ne veut pas dire froid. Les nuits sont chaudes ici. Je prie à la vue de cette splendeur, prière spontanée, sans autre but que de dire merci. Le matin, j'assiste, aussi minuscule qu'une fourmi, à la création du monde dont l'immensité se déploie, se multiplie, se colore en une incroyable variété de tons roses, bleus et violets, en un sans fin de nuances se mariant entre elles. Devant l'infini de l'univers, ou dans ce qu'il a de plus monumental, oui, je me sens petite. Et là où je dois être. Comment ne pas se sentir grain de sable, infiniment petit, comment ne pas participer à l'harmonie, à ce que Freud appelle le sentiment océanique ?

Un énorme nuage noir sorti de l'enfer sans doute nous embrasse en quelques minutes ; vent et pluie noire. Le nuage envahit l'horizon, possède l'univers. Le mal arrive, il germe, il rampe, il chemine, il enfle en diable ; puis tout à coup, on ne sait comment, mer et nuage se liguent, se dressent, sifflent, s'élancent, s'étendent, tourbillonnent, enveloppent, arrachent, entraînent, éclatent et tonnent, comme une calomnie qui enverrait tout ce qui peut susciter la peur et la haine aussi.

[Séance de désenvoûtement de plusieurs jeunes filles à Yombé II]

Les hommes ne sont pas venus, mais je ne me pose pas de question. Nous sommes entre femmes, la danseuse accélère, sans doute après avoir pris de l’iboga, une racine hallucinogène, car elle saute, fait mine de tomber, se rattrape, tourne et tourne, vacille, atterrit, puis écarte les bras, retombe et rejaillit.
[…]
Elle s’arrête soudain devant moi, apeurée, elle tremble en touchant mon bras. Mon mari, ensuite, me dit qu’elle a revécu les frissons de ses ancêtres quand ils ont vu les premiers Blancs, les croyant sans peau, ou avec la peau récurée, ou encore revenant de chez les morts, parachutés après cinq cent ans sans prévenir. Oui, il y a de quoi avoir peur, à la vue de ce fantôme plus angoissant encore puisque je suis la seule blanche à avoir mis le pied dans ce village […]. (p.65)