Troublantes racines

Ce n'est pas la mort en elle-même qui est crainte, puisqu'elle représente souvent en Afrique Noire un état transitoire qui peut déboucher sur une renaissance, et ne signifie pas la fin ; la chose primordiale à éviter ; c'est de faillir aux rituels funéraires, omettre un acte, négliger un sacrifice un peu comme chez les Grecs, rappelons-nous Antigone. Ces pleurs, ces cérémonies ont pour but de faciliter l'insertion dans l'au-delà de l'âme du mort, et aussi de rassurer les vivants en leur donnant bonne conscience, en contribuant à les apaiser.

Puis, nous montons dans la pirogue à moteur, pour remonter l’Ogooué […], se faufiler dans une eau pas très claire entre de gigantesques arbres, eucalyptus, oukoumés, acajous, dont les branches et les lianes tombent dans l’eau. Nous devons nous plier assez souvent pour les éviter, tout en vérifiant qu’aucun animal style panthère ne nous tombe dessus. (p.28)

Selon cette dame, j'ai dû être [Gabonaise] dans une vie antérieure.

Ces moments présents prennent une tout autre saveur sur la côte gabonaise, par leur placidité, leur contentement et leur absence de projets.

Prologue

Écrire, c'est s'ouvrir à tous les vents. Écrire, c'est entreprendre la quête inachevée.

Birago Diop

Je me rends compte que c'est maintenant, et maintenant seulement, que commence mon histoire. Les pages que je viens d'écrire n'auront servi qu'à préciser les conditions requises par le hasard ou le destin pour que se produise l'évènement incroyable, le seul peut-être de toute ma vie.

Borges

A Port-Gentil également, on boit le vin de palme extrait d'une variété de palmier, en pratiquant une large entaille depuis le haut de l'arbre pour recueillir le liquide dans une calebasse. Non seulement nous buvons, de plus nous le faisons avec la conscience tranquille de n'avoir pas abattu des arbres innocents.

Lors de la conférence de Berlin de 1885, sous l'égide de Bismarck, l'Europe se partage l'Afrique, alors qu'elle ne connaît pas encore l'emplacement de ses rivières, de ses montagnes ni de ses différentes populations : le soupçon de richesses minières inconnues incite les pays riches à s'adjuger des territoires dont les frontières sont tracées parfois au cordeau, comme c'est le cas de la minuscule Guinée Équatoriale.
Un collègue m'a d'ailleurs prévenue : la Guinée Équatoriale, ça n'existe pas. Il y a la Guinée Bissau, la Guinée Conakry, mais d'Équatoriale point. Un petit espoir se pointe, cette nomination bidon est inacceptable, je peux respirer. Sauf que je cherche et trouve bien entendu.
Un des pays les plus pauvres du monde.

Il est normal que la profondeur de cet univers que nous pénétrons lentement soit devenu le refuge des esprits. Car l'immensité de la forêt cache des forces inexpliquées, ouvre la pensée sur le mystère et le surnaturel, enfin dévoile aussi le danger qu'il y a à vivre sous ces cieux. « D'où un réflexe d'autodéfense bien compréhensible, et la naissance des talismans, sortilèges, tabous divers, et certaines pratiques rituelles », dit Raponda Walker dans Rites et croyances des peuples du Gabon.
Pourtant l'inconscience, ou le bonheur, ou les deux mélangés prend le dessus. Le spectacle de ces arbres fermés se rejoignant en une sorte de coupole, de cathédrale, qui nous occulte le soleil, nous incite au lâcher-prise et à la prière.

La nuit nous tombe dessus, sans prévenir, nous enroule dans sa douceur, puisque nuit ne veut pas dire froid. Les nuits sont chaudes ici. Je prie à la vue de cette splendeur, prière spontanée, sans autre but que de dire merci. Le matin, j'assiste, aussi minuscule qu'une fourmi, à la création du monde dont l'immensité se déploie, se multiplie, se colore en une incroyable variété de tons roses, bleus et violets, en un sans fin de nuances se mariant entre elles. Devant l'infini de l'univers, ou dans ce qu'il a de plus monumental, oui, je me sens petite. Et là où je dois être. Comment ne pas se sentir grain de sable, infiniment petit, comment ne pas participer à l'harmonie, à ce que Freud appelle le sentiment océanique ?