Citations sur La détresse et l'enchantement (34)
Tant de fois, il est vrai, dans la vie, on repasse, l'âme en peine, par où l'on était passé jeune et joyeux.
Après tout, que s'usent les histoires qui racontent la vie, elle-même usure, C'est bien naturel.
Là où nous avons été heureux, nous ferions tout pour y retourner, serait-ce au prix des derniers battements de notre coeur.
De la naissance â la mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souvenir, par le rêve, d'aller comme l'un vers l'autre, à notre propre rencontre, alors que croît entre nous la distance.
À la regarder, j'avais l'impression que la vie, presque toute la vie, était une distraction après une autre pour tenter de nous dissimuler l'essentielle vérité.
Mes yeux revenaient malgré moi à l'auteur de ces malheurs, au Savonarole, au brûleur de livres, et je commençais à comprendre que c'était de lui que mon père tenait le côté morose de sa nature, s'étant manifesté de plus en plus avec l'âge, sa crainte aussi d'être incompris qui le rendait ombrageux. Mais mon grand-père Savonarole, lui, de qui tenait-il son âme si tourmentée qu'elle n'avait répandu que tourment autour d'elle ? Je pressentais qu'il aurait fallu remonter indéfiniment, toujours plus loin dans le passé, pour connaître, chez les êtres, la source du mal comme du bien.
Car la peine que j'éprouvais provenait surtout de ce que je n'apercevais nulle part de réparation possible. Telle que la mort nous séparait, je resterais envers mon père. Il n'y aurait jamais rien à ajouter, à retrancher, à corriger, à effacer.
Et j'aurais tellement voulu ajouter au moins une visite à l'hôpital. "Une petite visité" me disais-je en supplication, comme s'il était encore possible qu'elle eût lieu, comme si je pouvais en faire surgir le miracle de l'occasion manquée.
Ou bien je reprochais à mon père de ne pas m'avoir attendue, de ne pas m'avoir accordé un peu de temps encore, pour lui arriver avec mon brevet d'institutrice. Et je rêvais en pleurant de ce bonheur que nous aurions pu avoir du diplôme obtenu.
A la fin, je ne trouvai pour m'apaiser que le souvenir de cette promenade en brouette, mon vieux père tenant hauts les brancards et moi, du fond de la caisse, levant vers lui un visage qui, je le crois bien, devait sourire.
Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être tellement heureux ? C'est cela encore aujourd'hui qui m'étonne le plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.
Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais dans mon pays, d'une espèce destinée à être traitée en inférieure ?
Maintenant, pour retrouver le fil de mon histoire, il me faut retourner loin en arrière, avant les grands malheurs, au temps sans doute le plus abrité de ma vie, où je me trouvais pourtant des raisons de ne pas me croire heureuse, et m'apprêtais à tout quitter, m'entendant appeler jusqu'au fond de notre petite rue Deschambault par la pressante invitation de ces pays lointains qu'on nommait alors avec tant de respect les «vieux pays».