Aujourd'hui encore, la femme reste un mystère. Des silhouettes m'accompagnent : femmes aimées, croisées ou admirées. L'énigme de leur beauté m'étonne encore. Dans la Résistance ou dans l'épreuve, je les ai vues capables d'un courage silencieux et tenace qui m'a ébloui. Elles m'apparaissent comme le reflet de la part invisible du monde.
Il était dit que Talung serait une simple parenthèse, dont la pureté ne pouvait pas durer. J'ai déjà raconté dans ''Les Champs de braises'' l'évacuation de Talung, cette colonne honteuse de camions qui s'enfuyaient dans la poussière, laissant derrière eux des centaines de villageois en pleurs, promis aux représailles du Vietminh. Je n'y reviendrai pas.
Mais, sachez-le, c'était un crime.
Les soldats qui vous disent qu'ils n'ont jamais connu la peur vous mentent. Ou peut-être ont-ils traversé la guerre en zombies. C'est l'incandescence qui porte le soldat, et ce courage-là ressemble à un expérience mystique : pour que la lumière jaillisse, il faut bien qu'un peu de soi brûle et se consume. Teilhard de Chardin a écrit : "Tous les enchantements de l'Orient, toute la richesse spirituelle de Paris ne valent pas la boue de Douaumont." Il avait compris l'humilité déchirante de la guerre.
Ce courage-là me sera sans doute nécessaire en approchant de la mort. J'ai suffisamment vécu pour savoir que mes victoires passées ne me garantissent pas contre l’affolement final. Chacun rejoue sa vie jusqu'à la dernière seconde.
De cette proximité de l’enfance, je tire la leçon de l’éphémère. J’ai lu ces jours-ci une phrase d’Einstein qui m’a frappé : « Nulle beauté ne surpasse celle du mystère. Celui qui y reste insensible, qui ne sait pas contempler, qui ne connaît pas le frémissement profond de l’âme éveillée, celui-là pourrait aussi bien être mort, il a déjà les yeux fermés ». Certaines formes de beauté nous laissent croire à l’existence d’un ordre parallèle au monde habituel, étranger à la terreur, à la sottise, à la lâcheté des hommes.
Alors commençait l'attente de l'aube. Bonaparte parlait de ses maréchaux qui rassemblaient leurs forces "deux heures après minuit, à l'heure du courage et de la peur". À la charnière de la nuit, aucun regard ne vient en aide au soldat, il est seul.
Un livre entier ne suffirait pas à contenir tout ce que j'ai appris du Vietnam en général et des Thos en particulier. .../... Chaque événement était pour eux un enseignement et un signe de l'au-delà. Dans leur esprit la vérité était vivante, comme les courants du fleuve. Grâce à eux, j'ai toujours essayé depuis, de récupérer les débris de mon existence pour faire tenir debout mon être intérieur. Même en prison et réprouvé, j'ai cherché à être heureux.