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3,44

sur 102 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Une lecture aussi tonitruante qu'exaspérante à souhait... car le style de Lydie Salvayre ne fait pas dans la dentelle, railleuse, coléreuse, injuste...
mais avec aussi une foule de réflexions, remises en cause passionnantes
sur les mondes de la culture et de l'art....

Une réflexion que l'on ne peut ignorer : L'Art, ... acte gratuit ou spéculatif selon les uns et les autres... C'est quoi le bon goût en art, c'est ce que les spécialistes nous enseignent ou ce que nous aimons spontanément ?!...

Sa passion pour l'oeuvre de Giacometti, l'Homme qui marche"...
provoque chez l'auteure moult questionnements et émotions... Ce qui entraîne mille digressions sur le monde, la société, la politique, la marche du monde... ainsi que des souvenirs de jeunesse douloureux...
Mais on sent une admiration sans bornes pour l'oeuvre et la personnalité
de Giacometti !!
Des références aux auteurs qu'elle admire [Baudelaire,Rilke, etc. ]


"Je nourrissais depuis longtemps une passion pour -L'Homme qui marche- de Giacometti.L'Homme qui marche, que je n'avais jamais vu que reproduit sur du papier glacé,me semblait constituer l'oeuvre au monde qui disait le plus justement et de la façon la plus poignante ce qu'il en était de notre condition humaine : notre infinie solitude et notre infinie vulnérabilité, mais, en dépit de celles-ci, notre entêtement à persévérer contre toute raison dans le vivre."(p.17)

De très beaux passages sur cette sculpture de Giacometti, "L'Homme qui marche"..., hautement symbolique... Pourtant Lydie Salvayre va longuement hésiter avant de répondre positivement à une proposition insolite : celle de passer une nuit au Musée Picasso, lors d'une exposition mettant en parallèle les oeuvres de Picasso et celles de Giacometti...

Lydie Salvayre se décidera... et cette longue nuit solitaire au musée... provoquera les réactions, émotions, confidences les plus extrêmes ainsi que les réflexions les plus mordantes sur le milieu artistique et ses institutions; tout cela dans un langage virulent... accompagnée de forts nombreuses allitérations... comme dans une volonté de marteler ce qui fait sortir l'auteure de ses gongs, ou souligner des émotions plus violentes , qui l'a propulse dans le passé, entre un père terrifiant, et une mère qui "baraguine" un français mâtiné d'espagnol..., comme elle dit "le fragnol" maternel!!

Une défiance très intense vis à vis de l'Art et de la Culture, elle , la pauvre petite fille d'émigrée, qui ne sent pas à sa place dans certains milieux culturels, qui excluent socialement au lieu de "rassembler"... Il y a du "Annie Ernaux", en plus brusque !!

Une sorte de honte sociale qui poursuit notre écrivaine ....

Lydie Salvayre aimerait l'Art de toutes ses forces si par un poison souterrain, cela ne renvoyait à sa classe sociale modeste d'enfant pauvre bien élevée mais émigrée !!

"Une défiance que j'étendais aussi, collatéralement, aux musées (...) aux musées qui conservent - le mot voulait dire-qui conservent les oeuvres en les retirant de la vie. (p. 58)"

Lecture assez déstabilisante au début, mais qui nous entraîne dans une nuit d'introspection des plus décapantes, entre les douleurs de l'enfance , les interrogations d'une jeune fille, qui n'avait pas accès "naturellement" au monde de la culture, étant fille f'émigrés!!...
La culture, fascination, et plaisir, mais aussi outil redoutable pour une sélection sociale élitiste !!

Lydie Salvayre règle ses comptes avec sa jeunesse d'exilés; les ostracismes vécus par les étrangers, et toutes les excusions sociales... Elle nous livre ses souhaits pour que la culture, l'Art , ne soit pas un élément d'écartement social, de plus:

"Je me prends à rêver d'un peuple, continuai-je, qui logerait ses oeuvres d'art dans les hôpitaux, les gares, les terrains vagues, sur les murs des cités, aux endroits les plus humbles mais où s'élabore une vie en commun, sur les places des villes, les docks, dans les cafés véhéments, les cadres obscurs, les guinguettes, les restaurants, parmi les hommes et pour eux- je soulignai pour eux-, pour tous les hommes-je soulignai tous-, les minuscules et les puissants, les lettrés et les illettrés, tous les hommes sans distinction, au coeur même de leur vie quotidienne et le dessous le ciel qui les couvre. (p. 73)

Dernières pages tout à fait exaltantes sur l'impuissance à la fois , de l'Art et son absolue nécessité !

Un très vif moment de lecture.... où on se fait passablement bousculer....mais il y a tant de vrai dans les constations de Lydie Salvayre qu'il est malaisé de lui en vouloir...

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Ça commence par "Non, je lui ai dit non merci, je n'aime pas les musées..."et par une citation de Baudelaire dans Fusées, "Qu'est-ce que l'art ? Prostitution."
Taper fort la glaise, elle ne se laisse pas faire aisément, faut l'apprivoiser, lui enlever l'eau qui la gonfle et la fait exploser, la rendre docile, malléable, la sentir dans les mains modelable, jamais soumise, un corps à corps honnête long patient et passionné, avec violence et tendresse, arrachement et caresse, la creuser, enlever des morceaux de sa chair, en rajouter d'autres, remodeler, des jours entiers, des mois, de longues années.
Passer une nuit dans un musée, marcher en long et en large comme un lion dans une cage et verser sa colère. Lydie Salvayre est en colère. Colère noire, volcan en éruption, lave incandescente. Gare à vous qui êtes dans le coin.
En colère contre les cages des musées qui gardent l'art et l'étouffent, lui enlèvent la force la fièvre et l'ardeur, colère contre le faux qui se prend pour du vrai, contre l'argent qui veut acheter la beauté, contre les cons méprisants, donneurs de leçons et auto satisfaits, contre la société du gagne et du gagnant et du spectacle aux éclats bruyants confus et mal odorants.
Le ton est vitupératif, la réflexion est corrosive, les deux dénoncent, désapprouvent, sanctionnent, blâment et critiquent, en répétitions qui fouettent, des parenthèses qui précisent au cas où on l'a pas encore compris, des retours à la ligne qui martèlent cassent et cognent, la colère porte, mord, donne de l'élan, fait du bien, un bien fou ! Colère contre ce qu'on nous dit qu'il faut admirer, contre le conditionnement dans lequel nous sommes, plaire oui, mais pas courbés, pas à genoux devant la culture dominante, pas pour (se) vendre. Elle ne prend pas de gants, Lydie Salvayre, elle secoue, jette ses mots au visage, et puis, d'une caresse, d'une phrase douce comme du miel elle nous apaise et nous réconforte, car derrière la colère il y a une invitation à faire de l'art une expérience et pas une soumission à un conformisme et à un moment, mais à être libre.
Musée Picasso lors de l'exposition Picasso - Giacometti, la nuit. Solitude absolue dans un lieu qui n'est pas fait pour ça.
Ayant au début refusé cette expérience, Lydie Salvayre l'accepte finalement, tout en gardant les raisons de son refus d'avant.
J'aime sa colère qu'elle écrit et crie pour s'en défaire, elle me la transmet ; ma colère accueille la sienne, ainsi que son regard et son émotion forte et renouvelée devant L'Homme qui marche, nous sommes à l'unisson, Lydie, Giacometti l'Homme qui marche, et moi.
La frustration de Lydie Salvayre m'accompagne tout le long du livre et je me laisse enfermer avec elle, avec joie.
Si les livres "doivent mordre", selon Kafka que vous citez, eh bien le vôtre le fait à plein dents.
Un livre sur la création, et le temps immense qu'elle demande pour pouvoir s'exprimer, et l'honnêteté qui doit l'accompagner, contre les faux semblants, un livre qui défend l'échec dans une société où on se complaît dans la réussite, la performance, la rentabilité, l'argent.
Seule dans le musée, devant les oeuvres, Lydie Salvayre se sent démunie, sans défense , voit tout son passé resurgir, affluer, l'envahir, son père et sa domination cruelle.
Giacometti avait besoin de temps pour chercher la force du vivant, le mystère d'une vie, les blessures d'un visages, l'invisible, l'insaisissable, et pour dépasser un échec, et ensuite un deuxième, et puis encore un, sa création échouait à chaque instant, se nourrissait de chaque échec et avançait à petits pas, elle avançait sans jamais trouver, toujours chercher, il aimait ça.
Lydie Salvayre a eu besoin du temps pour passer en écriture des événements de sa vie, difficiles à digérer, trop lourds pour les garder. Elle (se) questionne, tâtonne, avance, recule, cherche les mots, le style, la graphie, le sens.
Un homme qui marche, une femme qui marche, pas toujours droit, mais ils avancent, désarmés de la fausse culture, sans masques, sans pensées postiches, sans les ressentis qu'on ne ressent pas. L'Homme qui marche, l'humain fragile et vulnérable, il connaît sa finitude, il avance, continue, reste debout, s'entête à vivre.
Devant l'Homme qui marche, une expérience intérieure forte, le corps est saisi, le corps physique et le corps culturel, un livre naît, Marcher jusqu'au soir, et un sens. Ecrire, n'est pas seulement une autorisation que Lydie Salvayre se donne, mais aussi une responsabilité et elle s'y engage.
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C'est à la fois un livre d'introspection, un essai, un roman d'aventure, une thérapie personnelle mais on est très loin du bavardage ! Encore un livre bien inclassable, ce qui n'enlève rien à son charme, bien au contraire. Voici une artiste qui ne mâche pas ses mots même si on parle d'écrits ! Elle avait été récompensée d'un très beau prix Goncourt 2014, pour avoir décidé de ne « Pas pleurer », voir article de ce blog en mai 2019
https://clesbibliofeel.home.blog/2019/05/14/lydie-salvayre-pas-pleurer/
A ce stade de sa vie et alors qu'elle a mené, quelques années auparavant, un combat contre le cancer, Lydie SALVAYRE passe des larmes retenues à une terrible colère. On a ici un livre choc, très stimulant et qui confirme le talent de cette auteure.

Plusieurs thèmes m'ont intéressé :
L'argument est très fort : qu'est-ce que l'art, à quoi sert-il ? Et au bénéfice de qui ? Pour y réfléchir Lydie SALVAYRE se fait enfermer toute une nuit au musée Picasso lors de l'exposition Picasso-Giacometti, à côté de la sculpture « L'homme qui marche ». La description de cette œuvre célèbre vaut en soit la lecture : « D'une infinie vulnérabilité. Aussi fragile qu'une herbe qu'une brindille. Aussi désarmé. Aussi rien. » Plusieurs pages magnifiques avec ce long développement halluciné : « Et cependant marchant, marchant, marchant, marchant, marchant, continuant de marcher, continuant bravement de marcher et de regarder droit devant, continuant de marcher d'un grand pas, sans flancher, continuant de marcher dans un univers de décombres, malgré le non-sens, malgré le peu d'espoir…. »
Elle confronte deux personnalités totalement opposées. Alberto Giacometti, le taciturne, jamais satisfait de sa production et détruisant très souvent : « Giacometti voyait peut-être dans ces échecs une forme d'élégance aristocratique dans un monde où la gagne la plus vulgaire commençait à prévaloir sur tout le reste. »
Picasso, était tout autre, être solaire, créateur à l'égal de Dieu « car Picasso voulait gagner sur la mort qu'il tenait dans un mépris total. Et cela me plaisait. Il disait La mort est inadmissible. La mort n'est en rien une aventure, c'est une mauvaise rencontre qui finit toujours mal. »
On aborde par ce récit assez court la sociologie et la philosophie de l'art. « L'art ne pouvait rien, en somme, contre le fait que vivre faisait mal. » Elle pense que l'art ne peut pas guérir de la laideur ni sauver le monde mais peut quand même nous aider à voir la beauté. Elle accuse les musées de vouloir nous convaincre que les œuvres d'art sont hors du temps et des idéologies et hors du monde. Il est vrai que dans beaucoup de musées on a pléthore d’œuvres mais pas souvent l'essentiel : pouvoir les analyser dans leur contexte. Il faut voir tel ou tel tableau, tel peintre à la mode pour dire je l'ai vu, pour se donner de la valeur mais où est la valeur collective dans tout ça ? Un art « parfaitement inoffensif, parfaitement bien élevé et parfaitement conforme à l'ordre régnant. »
Le style m'a aussi fortement impressionné. Lydie Salvayre adore visiblement surprendre car après avoir créé le fragnol, mélange de catalan et de français de ses parents émigrés après fuit le régime dictatorial de Franco, elle invente ici un nouveau style en mélangeant une langue française limpide et soutenue avec une langue triviale, voire vulgaire. Elle exprime ainsi sa colère de l'hypocrisie de l'art, s'adressant à tous en principe mais, en réalité, dominé par des partis-pris de classe, pour résumé rapidement. Et aussi les forces internes qui sont en lutte chez elle, entre son origine modeste (ce qui vaut de beaux développements autour de cette expression) et sa notoriété qui lui ouvre les plus belles portes actuellement.
L'amour du jeu avec les mots et leur sonorité lui fait retranscrire intégralement un texte très réjouissant du Pantagruel de Rabelais : « Comment Pantagruel rencontra un Limousin qui contrefaisait le langage français. » Pantagruel pose des questions simples à l'étudiant qui lui répond dans une langue en partie inventée mais dont on devine en grande partie le sens, une langue au rythme et à la saveur toujours inégalée. J'en donne juste un petit passage : « Tu viens donc de Paris, dit Pantagruel. Et à quoi passer vous votre temps, vous autres messires les étudiants, à Paris ? L'écolier lui répondit : Nous transfrétons la Séquane au dilicule et au crépuscule ; nous déambulons par les compites et les quadrivies de l'urbe ; nous despumons la verbocination latiale, et, comme verisimiles amorabonds, captons la bénévolence de l'omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin. »
J'ai cherché à traduire mais sans résultat probant, c'est beau et on comprend à peu près le sens par le rythme lui-même et les quelques mots non ésotériques, c'est bien l'essentiel !

J'ai apprécié le mouvement entre les longs développements et les phrases très courtes avec retour à la ligne systématique (mais aussi retour à la ligne en milieu de paragraphe après virgule). La ponctuation est très libre : « Giacometti était-il un saint ? me demandai-je juste après m'être fait cette remarque. » Efficace, je trouve ! On a souvent dans ce livre un type d'orthographe propre à affoler les correcteurs automatiques et c'est tant mieux ! Petite victoire de l'humain sur la machine.
Un livre sombre par bien des côtés d'une artiste sous chimio (dans le livre...) qui se pose des questions existentielles, que chacun a ou aura à se poser un jour ou l'autre ?
Sa raison de vivre c'est réfléchir et écrire, elle ne peut pas faire autre chose. C'est sa manière à elle de marcher, marcher, marcher, marcher… En gardant la tête haute, sans flancher, comme "l'Homme qui Marche" d'Alberto Giacometti.

Cette nouvelle collection "Ma nuit au musée" des éditions Stock est déjà riche de 2 titres puisqu'est paru auparavant en 2018 "Le peintre dévorant la femme" de Kamel Daoud. le hasard a fait que j'ai acheté le même jour "Marcher jusqu'au soir" de Lydie Salvayre et "Meursault contre-enquête" de Kamel Daoud (formidable roman à partir des personnages de « L'Etranger » d'Albert Camus).
Pour en savoir plus sur cette auteure bien singulière dans la littérature actuelle, je conseille d'aller voir la vidéo suivante :
https://www.babelio.com/auteur/Lydie-Salvayre/3145
Notes avis Bibliofeel

Lien : https://clesbibliofeel.home...
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Comment, comment ? On n'aime pas trop. Trop d'anaphores, trop de "vérités qui bousculent" le bourgeois qui passe, trop de...quoi au fait ! Moi je dirais, pas assez !
J'en redemande. J'aime Lydie Salvayre comme j'aime Annie Ernaux. Elles parlent de nous. Elles disent ce que j'aimerais dire, sans prendre de gants.
Lydie Salvayre nous livre à la fois ses ressentis (ou ses manques de ressenti) face à l'art. On est d'accord ou pas, c'est tellement personnel. Je me suis vraiment amusée de la voir tirer à boulets rouges sur le monde de l'art et tout ce qui y touche. Je me suis même demandé si elle n'en a pas rajouté un peu histoire de se faire plaisir.
Donc j'ai adoré.Et puis grâce à ce livre je vais retourner admirer l'oeuvre de Giacometti, revoir Baudelaire, découvrir le premier livre de cette collection, "Le peintre dévorant la femme", le prochain "Nuit espagnole" et cerise sur le gâteau continuer ma lecture de Lydie Salvayre avec "La compagnie des spectres".
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Invitée à passer une nuit au musée Picasso où est exposé L'homme qui marche de Giacometti, Lydie refuse, se braque, se révolte contre l'art, les musées, le beau, cette sculpture. Puis elle accepte et se révolte, passe une nuit d'angoisse à se demander ce qu'elle fout là, est traversée de réflexions contradictoires, pense à son chien, son amant, son père violent, son passé, son métier d'écrivain, fille de pauvres réfugiés espagnols révoltée contre la décadence du monde et des bien-pensants qui la trouvent «modeste». Une fois «sauvée» de cette nuit de cauchemar, elle cherche à comprendre ce qui l'a empêché d'apprécier de passer la nuit au chevet de cette oeuvre unique de Giacometti, cet artiste au sourire généreux qui n'était jamais satisfait, qui était dur, éprouvé, fragile face à ce qui «ne pouvait qu'échouer, un projet impossible au regard de la perfection rêvée ». Et puis, elle constate qu'au fond ce qui l'a paralysée cette nuit là, corps et âme, c'est la peur de la mort que la sculpture évoque par sa démarche courbée et ancrée à la terre. Soignée pour un cancer, elle décide de retourner au musée Picasso, se mêler aux visiteurs à la recherche du «beau» et , devant des érotiques de Picasso, elle se réconcilie avec ce qui est exposé qui est jouissance de la vie, qui est ce qu'est l'art. Un livre coup de poing aux profondes réflexions d'une parole libre des convenances.
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Alerte ! Coup de foudre littéraire…

J'ai découvert Lydie Salvayre dans l'émission « La Grande Librairie » et elle m'a fascinée (je ne la connaissais pas alors). Il émanait d'elle une pudeur d'une élégance inédite, quoiqu'étonnante pour une auteure et dont on disait pourtant de ce livre qu'il était son plus personnel.

Une nuit au musée, voilà ce dont il est question. Au début réfractaire à l'idée, elle se laisse finalement convaincre et tente l'aventure. Et là, c'est le drame. Rien ne se passe. Hermétique à cet art accumulé devant ses yeux, à ces sculptures et peintures qui s'amoncellent, c'est le silence radio. Ainsi commence alors l'analyse, le questionnement et l'introspection de Lydie Salvayre et cette grande question : « Pourquoi suis-je insensible à l'Art ? ».
L'oeuvre monumentale à laquelle elle est confrontée c'est « L'Homme qui marche » de Giacometti. Il marche cet homme, oui, mas vers qui, vers quoi, en fuyant qui ou quoi ? Cette silhouette misérable, tête baissée, aux étranges proportions, qu'est-elle censée représenter et susciter ?

Lydie Salvayre livre une analyse de l'Art indissociable de l'impact/l'emprise de la société dans laquelle nous vivons. Alors qu'il est supposé transcender la Vie, le présent, le passé, le futur, alors qu'il est supposé être désintéressé, l'Art est devenu bankable. Est-ce vraiment là son sens, son fondement, sa nature ? A l'heure du marchandage et du rapport perpétuel à l'argent (eh oui, les enfants connaissent à 11 ans le prix de leur Iphone), Lydie reste coite, puis se rebelle, désarmée, désabusée, effarée et acculée à son indifférence.

Serait-ce inhérent à ses origines, à ce milieu social d'où elle vient et qui n'est pas censé s'intéresser à ni même apprécier l'Art ? Ses parents, immigrés espagnols, ne font pas partie de cette caste prédisposée à l'Art, à la Culture. L'on découvre alors la souffrance, la douleur du cadre familial dans lequel l'auteure a grandi - « callate, y no digas esas tonterias ». Un père violent, qu'elle finit par haïr et qui lui a ôté toute innocence ; non, chez les autres, papa ne frappe pas sa femme et n'insulte pas ses enfants. Non, cela n'est pas normal.

Si « L'homme qui marche » ne suscite aucune émotion chez Salvayre, il a au moins l'honneur de la faire réfléchir, dans le sens strict du terme, « se courber devant soi ». Elle est tout à coup projetée à elle-même, elle devient le sujet de sa propre analyse, renvoyée face à ses blessures passées, tête baissée, elle aussi... A moins qu'il ne s'agisse d'autre chose, de bien plus profond, dont la réaction initiale est le déni, le rejet et qui, dans l'immédiateté de la situation, ne peut être extériorisé ?

Lydie Salvayre signe un magnifique essai sur la condition humaine ; « L'Homme qui marche » est un parti pris de Giacometti, dont elle nous fait le merveilleux portrait. « L'Homme qui marche », c'est la résignation à l'échec, l'impossibilité inébranlable de représenter la Vie, c'est l'humilité à son paroxysme.

Elle nous astreint à notre stupidité, à notre petitesse, à cette volonté aveugle d'aimer l'Art pour ce qu'il représente, à notre impossibilité à en saisir le sens, d'en accumuler les représentations dans des musées, quitte à provoquer une overdose du tout… ou du rien ?

Enfin, l'Art nécessitant du temps, de l'abnégation, Lydie Salvayre parvient à identifier son mutisme, quelques mois après son expérience. « L'Homme qui marche », c'est l'homme qui fait face à la mort, qui dans sa fragilité se fait fort, qui, comme elle aime le citer (Pascal) n'est après tout qu'un « roseau pensant », dont la seule élévation est due à son âme et dont la condition humaine le voue à l'échec.

« L'Art ne vaut rien et rien ne vaut l'Art. »
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Le titre du livre est tiré du poème de Baudelaire « La mort des pauvres » dont voici la première strophe:
« C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir ; »

Un « voyage intérieur » que cette nuit au Musée. Qui nous parle à la fois d'art, de Giacometti, de Picasso mais dans lequel Lydie Salvayre lâche prise et laisse remonter toutes ses peurs et ses angoisses.
Passer une nuit seule dans un musée, pouvoir déambuler à sa guise, avoir les oeuvres pour soi tout seul… A première vue, cela semble juste magique ; mais l'expérience peut aussi virer au cauchemar… faire resurgir les peurs enfouies… La liberté se transformer en cage, le silence en oppression, les sculptures en silhouettes angoissantes, le silence en vide, et l'envie qui submerge tout est celle de sortir de cette prison qu'est le musée, pour être à nouveau dans le bruit, la vie, le vivant…
A partir de la statue de l'homme qui marche – que Giacometti a créée six ans avant de mourir, Lydie Salvayre recrée l'univers du peintre ; la silhouette de l'homme qui marche exprime l'acharnement de l'être humain à avancer, à continuer de vivre, pas après pas, même si c'et pour aller vers la mort, comme les espagnols qui ont fui l'Espagne lors de la « retirada ». Dans le livre, la vie de l'autrice se confond par avec sa façon d'appréhender les sculptures.

Elle nous livre une réflexion sur la mort et le vivant, fait s'opposer Picasso (Artiste refusant la mort) à Giacometti (artiste tendant vers la mort). Pour Giacometti, les oeuvres sont figées et bien moins intéressantes que les vivants ; il vit pour créer et non pour les bienfaits et les richesses que pourrait lui apporter la création. C'est aussi une superbe analyse de Giacometti, tant la personne que sa manière de concevoir la vie et son oeuvre.
Il y a aussi la réflexion sur l'élite, sur l'Art réservé aux riches, sur le poids de la condition sociale. le poids du monde sur ses épaules, depuis sa plus tendre enfance, la difficulté de s'intégrer dans le monde malgré son érudition, le fait de se sentir jugée « modeste » car elle s'efface dans le monde… le poids qui se retrouve sur les épaules de l'homme qui marche… Au fil des pages, l'art de Giacometti et l'âme de l'autrice se confondent, se mêlent.
Et la question ne peut que se poser : Quel est notre rapport à l'art ? L'Art est-il fédérateur ? Quelle est l'utilité des musées…
Et cette écriture flamboyante qui épouse les sentiments, la révolte, qui nous fait plonger dans ses états d'âme… une fois de plus un livre qui m'a pris aux tripes.

Et l'envie de découvrir la collection « Ma nuit au Musée » aux éditions Stock…
Lien : https://www.cathjack.ch/word..
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Lydie Salvayre

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