L'AGE DES RAISONS...
Les années 1995-1987... Il s'appelle Riad, il a 7 ans et, comme il l'ajoute en introduction, il est «remarquable» ! Vous vous souvenez certainement de cet adorable enfant à bouclettes, blond comme les blés, premier rejeton de ce qu'il est coutume d'appeler un mariage mixte : papa est originaire de Syrie, maman de Bretagne et ils se sont rencontrés par hasard dans le Resto U de leur université parisienne. L'enfance de Riad se déroule alors entre la Libye, la Syrie - où le père rêve de faire une belle carrière au service de sa patrie - et la Bretagne où se déroulent nombre de vacances ainsi que l'accouchement du petit dernier, Yahyah qui, lui aussi a bien grandi dans ce troisième opus.
On retrouve à nouveau toute la petite famille, toujours installée près de Homs, dans le village de Ter Maaleh. Riad est le premier de sa classe ; il a appris à se préserver des insultes de ses camarades et à éviter les coups. Il a trouvé son équilibre entre ses cousins devenus de précieux compagnons de jeu (bien qu'ils le traitent encore parfois de sale juif) ou les visites à la famille, toujours épique. Rien ne va plus en revanche entre ses parents qui ont du mal à combler un fossé culturel de plus en plus évident. On le pressentait un peu dès le premier album. On s'en doutait de plus en plus avec le second. Dans celui-ci, le torchon commence à brûler entre ce père gentiment mégalomane (qui rêve toujours de devenir un grand homme pour son pays) et une mère purement déracinée, qui ne parvient décidément pas à trouver ses marques dans ce pays à mille années lumières du notre, technologiquement - la scène d'appel téléphonique vers la France via un terminal très rudimentaire est purement d'anthologie -, matériellement - les habitations sont toujours aussi mal achevées, c'est une véritable expédition pour accéder à de vrais magasins et aux produits de première nécessité, l'état sanitaire est désastreux, etc, et puis, socialement et culturellement, c'est dur, très dur. C'est d'ailleurs ce qui mine le plus les rapports entre les deux époux, ces incompris, ces différences quasiment irréconciliables, ce fossé religieux qui s'agrandit (on sent le père de Ryad être peu à peu réinvesti par les aspects les plus visibles de l'islam, lui qui se proclamait facilement athée dans les volumes précédents). Quant à la maman, elle oscille entre colère terribles et déprime profonde...
Quant au jeune Ryad, s'il n'a pas encore parfaitement conscience du drame qui se noue, il est bel et bien entré dans ce fameux "âge de raison", ce début de commencement de fin d'innocence enfantine, où l'on s'aperçoit que le monde des adultes n'est pas ce long fleuve tranquille sur lequel vos parents vous permettent de naviguer sans vous préoccuper de rien. Il les voit bien, désormais, ces adultes hypocrites qui n'ont que les mots morale et honnêteté, mais qui font l'inverse dès que l'occasion s'en présente. Il les voit bien, ces riches Saoudiens, qui n'ont que la religion à la bouche, mais qui envoient leur employé acheter de l'alcool en douce… En attendant, la vie continue. Et tandis qu'un petit troisième est en route, Fadi, qui verra le jour, à l'instar de ses deux frères, en France, l'ultime retour en Syrie se double de deux nouvelles irréversibles... que nous ne divulguerons pas ici !
Ouvrage sans doute un peu plus sombre - ou, si l'on veut, moins léger - que les précédents mais un peu plus dense de contenu, de réflexions sous-jacentes, d'intentions. On aurait pu craindre - c'eut été compréhensible somme toute - une légère baisse de régime, après deux premiers titres très envolés, mais ce serait oublier que
Riad Sattouf maîtrise non seulement son sujet à la perfection - et pas seulement parce qu'il s'agit de sa propre enfance - mais aussi toutes les ficelles d'un récit bien plus complexe qu'il pourrait sembler (avec, pour aller vite, trois niveaux de narration), des codes couleurs à la fois très symboliques et parfaitement explicites, selon les lieux, les personnes, les émotions et un dessin épuré, stylisé qui rappelle un peu celui de
Guy Delisle, évidemment très éloigné d'un dessin strictement réaliste, mais qui a cette force évocatoire de ce qui met l'accent sur l'essentiel plutôt que de risquer se perdre dans des détails pas toujours absolument nécessaires.
Une belle réussite, donc, qui rend l'attente pour cette suite prévue pour 2018 décidément bien longue et éprouvante ! Il restera aux amateur de ce créateur de BD génial d'aller se régaler, dans un autre genre, du coté des Cahier d'Esther !