J'ai toujours aimé
François Schuiten. C'est grâce à lui que j'ai découvert
Jacques Abeille, par exemple. Et je tiens les Cités Obscures comme l'une des aventures les plus originales de la bande dessinée franco-belge contemporaine. L'oeuvre de
François Schuiten est pourtant en marge de la production habituelle. Il reste un cas unique, au ton particulier et une oeuvre cohérente et devenue imposante. Avec ‘
La douce' il signe son premier album en solo. Jusqu'alors, je crois qu'il avait toujours travaillé en collaboration avec des scénaristes, même si son apport au scenario ne faisait guère de doute.
Graphiquement, il n'y a pas grand chose à dire. Schuiten reste fidèle à sa patte. On retrouve son style classique et élégant, pas toujours très dynamique, mais définitivement séduisant. C'est au niveau du scenario que, très vite, la belle mécanique s'enraye. D'abord, une sensation de déjà-vu. J'ai vite beaucoup pensé à La Tour. D'une même manière, un travailleur, maillon d'une chaîne qui le dépasse, voit son travail lui échapper suite à l'abandon de la hiérarchie. Dans la Tour, le secteur de Giovanni est délaissé et ses efforts ne lui permettent plus de le maintenir en état. Dans
La Douce, Léon van Bel assiste impuissant à l'abandon du transport à vapeur au profit de téléphériques électriques.
Dans les deux récits, le héros se trouve de plus en plus isolé et finit par entamer un voyage initiatique qui, d'une certaine manière, vise à perpétuer son travail. Giovanni veut porter réclamation pour obtenir les moyens d'effectuer son travail au mieux. van Bel veut sauver sa locomotive.
Evidemment, il fallait affubler van Bel d'une jolie fille impudique et mystérieuse qui l'aide dans son périple. Ce personnage n'a jamais fonctionner pour moi, à vrai dire. A vrai dire, si Schuiten veut faire passer son récit progressivment dans une certaine forme d'onirisme, il n'arrive jamais vraiment à traduire le lent basculement de van Bel. La route est chaotique. L'apparition du collectionneur de statuettes tombe à plat.
Et, ce qui m'a le plus dérangé, ce fut, à la manière du ‘cheminot' de Nagayasu Takumi, c'est cette nostalgie qui confine au réactionnaire. L'exaltation du travailleur ‘à l'ancienne', entièrement dévoué à son travail. le travail comme sacerdoce avant d'être dépouillé de sa dignité par… par quoi, au juste ? Les patrons, bien sûr. Les temps changent, les mentalités changent, les techniques changent et on regarde avec sentimentalisme un homme détruit par un travail rude qui lui a ruiné les poumons, qui s'attache à sa machine comme un morbac à son poil, qui n'existe qu'à travers elle, qui jette un regard méprisant à ses anciens collègues ‘passés à l'électricité' qui reviennent du boulot propres comme des sous neufs alors qu'il arbore presque avec fierté la suie qui le recouvre de la tête au pied. le vrai travail, celui qui vous salit et vous abime ?
Est-ce que j'accuse à tort Schuiten de passéisme ? N'est-ce finalement qu'une histoire à laquelle il ne faut pas chercher de morale ? Sans doute, mais inconsciemment, je crois que Schuiten y continue d'explorer sa fascination sur un passé rêvé. Les Cités Obscures ne sont finalement qu'une vision fantasmée d'une Europe éternellement restée dans la fin du XIXème siècle, avant la Guerre. van Bel est un échappé des cites obscures, qui regrette ce monde idéal en train de mourir. En choisissant l'immobilisme des cites, Schuiten se plaçait hors du temps et restait dans le fantasme. Si
La Douce ne se situe pas dans notre monde, mais encore dans un monde reconstruit, réimaginé, il semble beaucoup plus proche du notre. C'est un monde où des barrages gigantesques causent des inondations qui rendent désormais impossible le transport à la vapeur. C'est un monde où beaucoup sont laissés sur le bas-côté, ou des cimetières gigantesques débordent de carcasses de voitures et de trains. Ce monde évoque le nôtre et la peinture qu'en fait Schuiten est finalement bien naïve et réductrice.