Paris serait-elle devenue une cité obscure ? Pour la Ville Lumière, l'écriture de ces deux albums relève quelque peu du paradoxe. L'intrigue se déroule au XXIIème siècle. Chargée de veiller sur les membres nonagénaires d'un vaisseau spatial, Karinh épuise ses heures de solitude en immersions hallucinées, permises par l'ingérence de psychotropes, dans un Paris fantasmé. Dépassée par ses voyages intérieurs, elle se brouille avec Mikhaïl, qui semble avoir eu pour elle le rôle d'un père, avant de se perdre, littéralement, dans un Paris futuriste qui n'est, à dire vrai, qu'une illusion.
A bien des égards, le voyage de Karinh est une quête. Les membres de la mission cherchent à reprendre contact avec la Terre, eux qui ont passé leurs vies sur une station spatiale appelée
L Arche, située à huit mois de vol de la Terre. Pour Karinh, ce retour vers la Terre relève de la quête des origines, et donc de la quête du sens. Karinh serait d'origine terrienne, même si elle n'a jamais connu ses parents. Les rares informations dont elle dispose lui indiquent que ses parents venaient de Paris : au-delà du fantasme esthétique, Karinh cherche donc à savoir d'où elle vient réellement. Cette quête des origines est une quête du sens qui vaut tant pour Karinh que pour tout le genre humain. Même si
L Arche est une construction merveilleuse, elle ne peut remplacer la Terre. Cette quête, cependant, n'est pas un voyage idéal : c'est aussi une fuite en avant pour Karinh, qui honnit sa vie dans l'espace. Son rêve parisien a des revers sombres : c'est bien par la drogue qu'elle parvient à visiter l'ancienne capitale de France, et ces égarements éthérés lui vaudront une perte de contact avec la réalité.
La deuxième partie, qui se passe entièrement à Paris, prend des airs de réflexion sur la muséification des grandes villes dont Paris serait le parangon. La ville que découvre Karinh n'est plus qu'une façade, une collection de monuments où ne vivent même plus les Parisiens. Il n'est symboliquement pas anodin que Paris soit sous une bulle protectrice ; mais en mettant sous cloche quelque chose, on avoue sa fragilité. La réflexion et l'esthétique de cet album sont animés par d'autres réflexions et d'autres esthétiques plus anciennes, lesquelles sont développées dans un dossier documentaire à la fin de l'intégrale. Revoir Paris s'inscrit donc dans une ligne historique qui, depuis l'époque du baron Haussmann, interroge l'urbanisme de Paris. A travers cette réflexion séculaire sont questionnées la place et la relation entre l'homme et la machine dans l'espace urbain ; si certaines conceptions urbanistiques tendaient même à perdre le sens de l'humain (les projets du baron Haussmann ou du Corbusier), la réflexion de Schuiten et Peeters règle simplement le problème, en ôtant de la ville son caractère humain.
Ouvrir un album de Schuiten et Peeters est toujours un voyage en soi. L'intrigue deviendrait presque secondaire ; dans cet album, beaucoup d'éléments demeurent flous. Qu'est-ce que
L Arche ? Quelle est l'organisation politique sur Terre ? A vrai dire, ce n'est pas le plus important. On se contente de suivre Karinh dans cette exploration urbaine ; comme nous, elle ne connaît rien de ce monde. Cette exploration urbaine est bien équilibrée entre un Paris ancien (par les monuments ou les styles vestimentaires qui démontrent la muséification de la ville) et un Paris futuriste, s'étendant jusqu'au Havre, désertique à certains endroits.
Avec son ambiance très onirique, Revoir Paris est une sorte d'objet narratif difficile à définir, car l'album semble être davantage une projection narrative d'une réflexion intellectuelle sur l'urbanisme qu'une véritable mise en séquences d'une intrigue maîtrisée. Les personnages sont quelque peu naïfs et bruts, qu'il s'agisse de l'héroïne Karinh ou de son guide parisien, Matthias, dont on ne comprend pas vraiment les motivations. Les séquences s'enchaînent parfois abruptement, ce pourquoi l'on sent bien que l'important est de nous faire découvrir le Paris du XXIIème siècle et non de ciseler l'intrigue. Revoir Paris possède la poésie des objets un peu flous, qui ne sont pas vraiment ce que l'on attendait et sont donc, en miroir, ce que l'on attendait pas. Par sa thématique, son contexte et son traitement visuel, l'album trouve en tout cas pleinement sa place dans la série des Cités obscures.