Après le très bon
Les Jardins Statuaires, le Veilleur de Jour s'était révélé un peu plus… éprouvant, mais j'avais bon espoir que le Cycle des Contrées de
Jacques Abeille revienne sur la bonne voie. Un format plus court, des intrigues politiques tentaculaires, une couverture complètement surréaliste, qu'est-ce qui pouvait dérailler ?
C'est donc parti pour l'histoire d'un fonctionnaire de seconde zone de l'empire Térrébrin dont on suit la routine, coincé entre un collègue macho et des provinciaux qui le voient ou bien d'un oeil ou bien mauvais, ou bien attendri par son côté simplet. La nuit, pourtant, il fait du somnambulisme, et rejoint un inconnu qui commence à lui demander de triturer les archives dont il a la garde, sans doute pour y trouver des trucs pas très reluisants. Il y a là de quoi écrire une nouvelle de très bonne qualité. Seulement, il s'agit ici de la forme longue, voire très longue comme on va le voir. Pas de nouvelle… pas de bonne nouvelle.
Le Veilleur de Jour était prodigieusement long et lent, on aurait pu espérer qu'avec un roman plus de deux fois plus court
Jacques Abeille aurait gagné en concision. Sauf que c'est encore pire si c'est possible : tout le roman est découpé de façon tarabiscotée en une partie d'un seul chapitre découpé en une introduction et des sous-chapitres, en une partie avec des chapitres parfois simples, parfois avec une introduction et un sous-chapitre, et enfin une dernière partie taillée d'un seul bloc. Si vous n'avez rien compris, ce n'est pas grave : dites-vous juste que vous allez avoir des tas de bouts de texte de l'épaisseur d'une feuille d'artichaut, trop courts pour qu'il s'y passe quelque chose, mais qui parviennent pourtant à combler le vide à grands coups de phrases à rallonge. Et à la fin, il y a un boss final qui lui pour le coup est réellement interminable.
Dans l'idée, je comprends que
Jacques Abeille ait voulu faire un roman contemplatif, ou rendre hommage à
Proust ou au Nouveau Roman (contre lequel j'ai une dent, mais passons) ; seulement le style n'y est pas. Ou plutôt, il est noyé dans un vocabulaire ayant totalement quitté la sphère du précis pour s'enfoncer dans la préciosité : « insane » au lieu de « malsain », « céphalée » au lieu de « migraine », « homozygotes » au lieu de « vrais jumeaux », « a procréé deux filles » plutôt qu' »a eu » (ou, si on n'aime pas le verbe avoir, « a donné naissance à »)… Mais le pire, ça reste les inversions linguistiques façon « D'amour, belle marquise, mourir vos beaux yeux me font ». Tout ça fait moins penser à de la haute littérature qu'à un clip des Inconnus bien précis.
Et que dire de ce qu'on contemple, justement… Dans le Veilleur de Jour, au moins, on contemplait Terrèbre, une cité mystérieuse et décadente ; ici, on s'intéresse juste à des bouts de papier coincés entre des lattes de sommier. Les seuls os à ronger qu'on a sont un immense grenier et une série de caves à peine entraperçues. Les personnages s'appellent quasiment pareil : Brice, Braise, Bise… Il y a une scène de vaudeville autour d'un corset sur laquelle j'ai piqué du nez (soit dit en passant, comme chez Schuitten, Abeille met beaucoup de nudité dans ses oeuvres, mais quasi-exclusivement féminine, et quand ce n'est pas le cas, c'est toujours pour une scène de sexe hétéro. Quand on sait que Les chroniques scandaleuses de Terrèbre, elles, vont être totalement dédiées à l'érotisme — voire au porno — il y a du souci à se faire…). Mais le pire reste dans la dernière partie, encore une fois, où là ce sont carrément des dizaines de pages qui sont consacrées exclusivement à l'art de la drague (par des mecs), afin que M. Abeille puisse montrer qu'il est un vrai séducteur et qu'on ne la lui fait pas, à lui… et qui se terminent par du bon gros sexe brutal de la part du héros, où c'est tout juste si on prend le temps d'affirmer que la partenaire est consentante. Partenaire qui, bien sûr, deviendra désormais folle de lui…
Pour la défense du livre, signalons tout de même que l'univers commence de plus en plus à se rapprocher de celui des Cités Obscures (et on comprend enfin l'engouement de Schuitten pour ce cycle) : il s'apparente désormais au XXe siècle, la période la plus reprise par les explorations rétrofuturistes de cette série de BD, et nous y découvrons un État en voie de fascisation, rappelant en ceci le rationalisme froid d'une Urbicande ou l'expansionnisme d'une Sodrovno-Voldachie. Les deux sagas dressent ainsi un regard critique, mais subtil, de la politique de cette époque, gouvernée par des autocrates se faisant pourtant facilement déstabiliser par ce qu'ils n'avaient pas prévu (des forces surnaturelles chez Schuitten,
les Barbares chez Abeille — ou, dans ce roman, le mystérieux dossier L**). Mais le traitement de ces thématiques prend au final peu de pages… D'ailleurs, 90% de la troisième partie, qui décidément n'en loupe pas une, ne servent strictement à RIEN. Vous pouvez vous arrêter à Charnières, il ne se passe quasiment plus rien de significatif ensuite, et surtout pas des explications sur les évènements passés. Que contenait le dossier L** de si crucial ? Qui était l'homme de la nuit ? D'où vient cet étrange somnambulisme ? Autant de questions qui resteront aussi obscures que les narines de
Jean Lassalle.
Le cycle des Contrées est loin de manquer d'intérêt, ou même de charme : nul doute qu'il intéressera nombre d'universitaires. Mais c'est de la littérature savante, pour ne pas dire parfois nombriliste et phallocentrée (zut, moi aussi j'ai été contaminé par les mots compliqués), dont presque personne ne connaît les tenants et aboutissants : on a l'impression d'être immergé dans un musée d'arts contemporains sans en maîtriser les codes… quand on ne se rend pas compte que certains passages sont tout bonnement et simplement ou bien ratés, ou bien problématiques. Et comme si ça ne suffisait pas, même l'élégante édition du Tripode est pleine de coquilles de ponctuation. Je ne risque plus d'en lire un nouveau tome, en-dehors des quelques textes illustrés par François Shuitten ! Allez, pour ceux-là je veux bien faire un effort, après tout c'est pour ma culture…
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