Citations sur La rivière Espérance, tome 1 (26)
- Il y a les départs mais il y a aussi les retours.
- Et dans l’intervalle on attend, fit Marie avec dans la voix une sorte d’amertume glacée.
Élina lui prit les mains par dessus la table, les serra.
- Mais non, ma fille, dit-elle, il ne faut pas voir les choses ainsi: on n’attend pas, on espère, et c’est tellement plus beau.
– C'est que, vois-tu, petit, les hommes ont beau faire, le cœur va toujours où vont les rivières.
Il songea à ce que lui avait dit son père, un jour devant un frêne foudroyé : "Les arbres sont les seuls êtres vivants à n'avoir pas besoin de tuer pour vivre." Et, devant ces beaux fûts inertes, c'était comme si la vie, soudain, sa propre vie, demeurait à tout jamais salie. Car ils avaient atteint le but de leur voyage, et il fallait se résigner aux coups des haches qui se répercutaient de colline en colline, même s'il y avait là un sacrilège dont nul ne semblait se sentir responsable.
– Viens ici ! dit brusquement le père.
Benjamin s'approcha, s'immobilisa face au regard qui, depuis le matin, le jugeait.
– Sais-tu, petit, quel est le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme ? demanda-t-il.
Benjamin ne répondit pas.
– C'est de voir un de ses enfants mourir avant lui. Alors ne parle plus de te noyer et contente-toi de pêcher la journée.
Victorien se leva, attira rudement son fils contre lui et l'entraîna vers la fenêtre d'où s'échappait le chant des matelots attablés chez Vincent Paradou.
– Il y a les départs, mais il y a aussi les retours.
– Et dans l'intervalle on attend, fit Marie avec dans la voix une sorte d'amertume glacée.
Élina lui prit les mains par-dessus la table, les serra.
– Mais non, ma fille, dit-elle, il ne faut pas voir les choses ainsi : on n'attend pas, on espère, et c'est tellement plus beau.
Marie attise le feu sous la casserole, pense à toutes ces femmes rivées à leur maison, à leur travail, à leurs enfants. Qui saura jamais le poids qu'elles portent depuis leur plus jeune âge et la force d'âme dont elles font preuve au long des jours où l'attente est leur seule compagne ? Elle en veut ce matin à la terre entière, à tous les hommes qui ne pensent qu'à la rivière, au voyage et à la liberté. Elle a treize ans et elle a peur. Elle se console en se disant qu'un jour elle partira loin de cette vallée et qu'elle oubliera les bateaux, sa famille, les départs dans les aubes blêmes...
N'était-on pas heureux dans cette vallée verte où il semblait parfois, l'été ou au printemps, que l'on vivait en paradis ? Où donc ailleurs aurait-on pu trouver une telle palpitation de la terre et de l'eau, de pareils bleus d'encens dans les matins, cet ensauvagement des herbes sur les rives, cette lumière veloutée de l'automne et ces nuits de juin corsetées de rosée qui halètent doucement dans le parfum des foins et des lilas sauvages ? À quoi donc eût servi de se désoler ? Il fallait que les hommes partent pour pouvoir revenir, et c'était bien ainsi.
Il leur expliqua dans sa langue proche du patois du Quercy qu'il fallait monter encore avant de trouver la source au confluent de deux rus minuscules : la Dore et la Dogne.
Pour 20 francs, on pouvait se faire conduire au pied du Sancy en chaise à porteurs. Pour 4 francs, on pouvait louer des chevaux de selle et partir en randonnée une journée entière.
Nous le savons, nous, les hommes, que nous ressemblons aux rivières, car ni elles ni nous ne pouvons retourner en arrière et remonter le temps
(Préface)