Avant la longue flamme rouge

Saravouth bloqué par ses blessures étudie la carte de Phnom Penh. Il dépêche Vanak dans chaque quartier, chaque rue. Il envoie Hermès dans les ruines de Troie à la recherche des survivants. Peter Pan dans Londres à la recherche de madame Darling. Quand il a l'idée de l'envoyer chez ce libraire français que Phusati aime tant, et qui est pour elle une espèce de confident, il reprend espoir, parce que c’est logique : depuis le début ses parents étaient cachés dans une librairie, à l'abri sous les fîcelles des mots. Où est-ce que sa mère aurait pu se cacher sinon chez monsieur Antoine, le libraire, avec son sourire gêné et ses lunettes au bout du nez ? Mais non, ils n'y sont pas. Vanak apprend à Saravouth que la librairie est fermée depuis un an. Monsieur Antoine a laissé un mot : Fermé à cause de la folie des hommes, les livres sont en vacances.

Lon Nol a recruté pour son armée quantité de petites frappes, repris de justice et réfractaires, paysans désemparés et autres chasseurs des montagnes, qui n’ont jamais possédé d’aussi neuf et enviable que cette paire de rangers, de sorte que la plupart se disent prêts à dépenser jusqu’à la moitié de leur solde à des fins d’entretien. (page 248)

Saintes pose ensuite la seule question à laquelle il obtiendra, venant de la chirurgienne, une réponse :

- Pourquoi est-ce que j’ai l'impression que tout dans cette ville est érotique ?

— C'est parce que nous sommes assiégés, répond-elle. La ville entière attend de se faire prendre. Après un silence, elle relève la tête.

— Marx aurait dû lire Sade plutôt que Hegel. La lutte des classes n'est pas une guerre, c'est une partouze.

La mort c'est ce sommeil qui approche, le confort - les bras de sa mère, le crocodile gentil du sommeil... une promesse de repos, le sourire infini du diable.

En débroussaillant il se prend pour un compagnon d’Achille luttant au pied des remparts de Troie contre la mêlée des ennemis. Il implore Athéna et Zeus de l’aider, il dit leurs noms à haute voix et taille dans le maquis, frénétique, la bave aux lèvres, emporté par une énergie surnaturelle. (page 130)

Après tout, c’est peut-être cela, la mort : une forêt sans oiseaux ni parent, avec des enfants méchants et une sorcière obsédée. (page 121)

Alors qu’il n’y avait que six cent mille habitants en 1969, Phnom Penh en compte en 1973 près de deux millions, dix mille soldats khmers et une centaine d’instructeurs américains. Corrompus, les soldats du général Lon Nol vendent aux communistes les armes fournies par Nixon. (page 254)

Un rideau de roquettes et de balles perdues entoure Phnom Penh ; du fer rouge ; des flammes. Peut-être à l’est… Savarouth franchit le Mékong une nuit, sur un bac opéré clandestinement par une nautonier aux dents limées. De l’autre côté c’est pire, les balles, les roquettes, les mines. Partout, des corps découpés et l’odeur, dans la bouche, acide, l’odeur molle et organique, une gelée de merde sous la langue. (page 132)

Ce n’est pas seulement pour y être moins seul que Saravouth ouvre ainsi à Dara les portes du Royaume, mais parce qu’un jour, en se demandant ce qu’il se passerait si tout à coup il perdait la mémoire, il en est venu à la conclusion que si le Royaume pouvait exister ailleurs que dans sa tête, s’il pouvait être partagé et transmis, cela le protégerait mieux que n’importe quel rempart. Si je l’oublie, elle pourra me le rendre. 

Savarouth n’a pas parlé à Vanak du Royaume et de l’Empire. Peter Pan n’a pas besoin qu’on lui dise que la vie ressemble à un rêve, pas plus qu’un bateau n’a besoin de savoir qu’il ne touchera pas le fond de l’océan avant d’avoir coulé. (page 214)