« Ici, c'est comme ça » dit Amine à Mathilde sa femme alsacienne, lorsqu'ils s'installent au Maroc, à Meknès, où la ville européenne est séparée, depuis les principes émis par le maréchal Lyautey, de la médina.
Avant, entre eux, ce n'était pas comme ça, lui était l'étranger venu, par force des choses, défendre la France dans un combat qui ne le concernait pas. En 1946, au retour dans son propre pays, il jouit enfin du droit de l'homme, de sa puissance, et même s'il n'a rien expliqué de sa culture et de sa religion à Mathilde, voilà, elle est là, chez lui, c'est comme ça.
En une saga complexe,
Leila Slimani nous fait entrer dans la tête de cette femme amoureuse, qui n'a pas pris le temps de savoir où elle mettait les pieds, qui doit accepter une autre manière d'exister pour les femmes, qu'elle n'imaginait pas pouvoir vivre sans sortir jamais de leur maison, dans l'ombre du mari ou des fils. Lui, il la voudrait pareille à sa mère, respectueuse de sa culture, sa langue et sa terre, patiente et sans existence.
Elle avait rêvé sa vie selon
Karen Blixen,
Alexandra David- Néel, elle rencontre la réalité, une ferme aride, isolée, une société de paysans dont son mari, le premier, s'épuisant à travailler la terre.
« C'est la pente des femmes européennes que de refuser le réel » pense Amine.
Le réel, pour l'instant, ce sont les rats, les scorpions, la servitude des uns et le pauvre pouvoir des autres, le refus de s'amuser, de danser, de prendre du plaisir autrement que dans le fond du lit, et l'attitude des autres ( Oui, on est bien dans
le pays des autres )quant à ses enfants métis, des sauvages pour les mères européennes de la pension où Mathilde a tenu à faire élever sa fille Aïcha .
Métis, elle l'est, comme cet oranger sur lequel Amine greffe une branche de citronnier. le mélange donnera-t-il des fruits juteux ?
Mathilde est malheureuse, puis se révolte, puis se rend compte que pour l'essentiel elle est d'accord avec Amine, quant à l'avenir du pays et à son progrès contre la misère puis part en Alsace, où elle retrouve sa vie de jeune fille, ses amies presque toutes mal mariées, amères et déçues :
« Elles voulaient savoir si elle aussi avait fait l'expérience désolante de la trivialité de la vie, du silence imposé, des douleurs de l'enfantement et de la copulation sans tendresse ».
Sa soeur envieuse veut qu'elle parte vite, d'autant qu'elle se vante et décrit sa vie comme une victoire, au moment où elle doute si elle va rester en Alsace, ou accepter son choix une seconde fois, accepter de ne pas être libre.
Saga complète, entremêlant les détails de la vie courante, les sentiments complexes des uns et des autres, et la période historique d'avant l'indépendance, avec tous les conflits d'intérêts et les positions divergentes, ainsi que, au centre, une réflexion sur les rails qui parfois guident nos pas, sans qu'aucun choix conscient ne les suscitent.
Il ne s'agit pas du tout d'un destin quelconque, mais de rencontres fortuites au contraire, et dans le cas de Mathilde, un vrai choix en connaissance de la situation où elle se met.
LC Thématique de septembre : Etat des lieux