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Critique de HordeDuContrevent


L'épigraphe de « Sud », empruntée à l'écrivain mexicain Octavio Paz, « La ville, réalité immense et quotidienne qui peut se résumer en deux mots : les autres », donne le ton de ce livre aux 600 pages fiévreuses et poisseuses dont l'incandescence contamine son lecteur.

Connaissez-vous le terral ? Ce vent côtier, en Espagne, qui balaie les rues et les passages solitaires, lèche les façades et les vitres des fenêtres fermées, contraint les gens à cuire lentement à l'intérieur des maisons, à vivre dans l'obscurité de pièces surchauffées aux volets fermés. Un vent qui défile dans les torrents à la recherche de la mer, dans les ruelles des banlieues en modelant tout sur son passage, immeubles, personnages, automobiles et végétation. « Un vent qui gouverne les têtes, pénètre les pores, les oreilles et le moindre orifice ouvert dans le corps de n'importe quel humain, bête, machine, maison, porte, brèche, fenêtre, fissure, blessure ou plaie ». Déposant une patine d'aridité et de sécheresse couleur sepia, patine ondoyante en effluves de mirage. Faisant des insectes et notamment des fourmis les maitres des lieux.

Si eux s'en sortent, il n'en va pas de même des gens. Comme nous le montre Antonio Soler avec virtuosité, d'une plume nerveuse et tranchante. Oui Antonio Soler prend une ville espagnole, Malagà, sa propre ville, comme objet d'étude et personnage principal du roman, et y introduit une lame, la découpe au scalpel, ouvre ses chairs sanguinolentes et regarde. Il regarde juste, sans juger. D'un oeil presque froid. Il voit ce monde grouiller, asticots urbains, asticots humains desséchés, piégés dans leur ville, dans leur quartier, il observe d'un regard dénoué de pitié, dénoué de mépris. Dénoué d'empathie aussi. Il nous offre sur un plateau, comme en pâture, ce vrombissement, ces gesticulations, la vie tellement vaine de personnages dont le destin semble déjà écrit, tracé…glu dont ils n'arrivent pas à s'extraire.

« Sud » est une plongée en abime, sans concession, une caméra filmant, durant une journée caniculaire, la vie d'une kyrielle de personnages, alternant entre arrêts sur image, et travelings vertigineux. Deux cent personnages tous plus ou moins liés, fourmilière grouillante de vie, d'espoirs, de désenchantements, trajectoires implacables allant toutes au même endroit, comme ce soleil ardent qui suit tout simplement son cycle. Cette loupe se promène sur tous ces pauvres bougres, qui vivent la canicule comme une punition ou une malédiction, chaleur les engluant encore davantage dans les affres de l'urbanité, durant vingt-quatre heures, une loupe qui parfois grossit les faits et gestes de quelques-uns, parfois passe vite, liant en un geste rapide et flou les uns aux autres.
Adolescents en quête de sensations et débordant d'émotions, hommes et femmes tiraillés entre ardeur et désenchantement, entre désir poétique et érotisme pathétique, retraités, junkies, ouvriers, femmes au foyer, riches et pauvres, la loupe grossit démesurément leur solitude, leur absurdité, leur fragile condition, leur bonheur aussi parfois même si « le bonheur qui existe bel et bien n'a rien ou presque à raconter ».

Et les moments de communion dans la journée, lorsque tous plus ou moins font la même chose au même moment, comme le déjeuner au milieu de la journée.

« Ils mangent. L'athlète mange, son ancien ami, le meilleur au quatre cents mètre, Felipe Vicarià, mange, Consuelo la Géante mange avec ses petites dents, la soeur de Rafi Villaplana mange debout dans la cuisine, ils mangent. Ils mangent tous, le vent mange et les fourmis mangent, ils mangent des légumes secs, des déchets morts, de la viande coupée en morceaux, des poissons noyés hors de l'eau, des légumes bouillis et des animaux vidés de leur sang. Guille mange un sandwich aux poivrons et au miel, Piluca mange et Pedroche mange. Les molaires et les mâchoires. La docteur Galàn ouvre la bouche et reçoit la première gorgée de levure fermentée, amère, tout en pensant à son fils et à l'homme mort, au milieu du silence Cèspedes l'abattu avale sa première bouchée, Floren l'heureux mange et voit sa fille manger, Pedroche le craintif mange et Ismael avale la dernière cuillérée de lait aigre, les aliments glissent, descendent et coulent dans les bouches et les gorges. En route vers le puits obscur ».

Le début du livre m'a happée et si je l'ai pris sans hésiter, sans trop savoir dans quoi je plongeais, c'est pour son incipit. J'ai lu l'incipit dans ma librairie et je n'ai pu le lâcher. On entre dans ce livre comme on entre dans l'eau, enveloppée de cette résistance plaisante, une douceur qui caresse et opprime légèrement. Dès l'incipit, je savais que ce livre serait hors norme. Cette manière de parler de l'aube laiteuse avec un style de prime abord si flamboyant, cette manière ensuite de nous amener dans un plan très cinématographique- zooms, plans serrés et grand angle- au corps prostré et mourant d'un homme, dans un terrain vague, corps envahi de fourmi y compris dans les cavités nasales, buccales, dans les oreilles…Un fil tiré puis la pelote qui se vide, les fils qui relient les personnages nous parviennent, Antonio Soler tisse telle une araignée la trame de vies qui s'entrechoquent, se bousculent, se croisent. Magistralement écrit, magistralement orchestré, du grand art, une toile de plus en plus large et complexe, qui nous enserre jusqu'à l'étouffement, peut-être, j'en conviens, même si moi je l'ai vécu davantage comme un cocon enveloppant, hypnotisant plus précisément. Qui peut ne pas plaire donc, car il ne se passe rien dans ce livre, si ce n'est la vie, deux cent tranches de vie se superposant.

« le lait tiède du ciel se répand silencieusement sur toute chose. Les toits, les arbres endormis, les automobiles scintillantes. C'est une luminosité blanchâtre qui jaillit dans un soubresaut, épaisse, trouble. Elle tache les nuages et s'y suspend. On entend le halètement du jour qui vient, une respiration profonde qui s'arrête un moment, comme si la Terre était sur le point de s'immobiliser et de tourner dans l'autre sens avant de reprendre sa trajectoire et d'apporter un nouveau jour.
La nuit n'a pas pu refroidir le bitume, il est toujours là, somnolent et chaud, serpentant de toute sa croute de fièvre. le soleil monte, obstiné. La vue frémit. C'en est finit des heures vaines, de la pitrerie de la mort. le jour commence. Les insectes creusent la terre ».

Des histoires racontées comme celle narrée par une grand-mère, la fameuse histoire du « Vampire de la rue Molinillo », un journal intime (celle de l'Athlète) touchant, viennent ponctuer le récit apportant quelques bouffées d'oxygène à l'inexorable défilement du temps et aux faits et gestes qui s'enchainent. A noter : la liste des 200 personnages se trouvent à la fin du récit, personnellement je suis allée le consulter à deux ou trois reprises mais dans l'ensemble on ne se perd pas, les personnages sont bien identifiables.

L'auteur a été multirécompensé dans son pays pour ce livre, il a reçu notamment le Premio de la Crítica et le prix Juan Goytisoloet. Pas étonnant. Ce livre est d'une grande inventivité et d'un style percutant. Inoubliable pour ma part, j'ai été happée. Un coup de coeur !

« Ma vie, cette barque qui s'aventure dans la noirceur de la mer, ces lanternes qui brillent dans l'encre ».
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