On dirait le
Sud
Le temps dure longtemps
Et la vie sûrement
Plus d'un million d'années
Et toujours en été
Un scénario ? Un synopsis ? La description hyperdétaillée d'un projet de film en préparation ou peut-être d'une oeuvre déjà réalisée ?
Tout ici est terriblement visuel et en perpetuel mouvement, comme un traveling avant qui prend le temps de bien ingérer les images se présentant à la vorace caméra, cinémascope, haute définition, couleurs by deluxe.
Un film choral alors, au générique pléthorique, au séquencement hyper rapide, syncopé et fluide en même temps, découpage au scalpel, hyper précis tracé au cordeau, fondu enchaîné, jamais au noir.
Les personnages : Un moribond envahi de fourmis, un pompiste vert de chez BP, un joggeur dégoulinant de transpiration, un couple de noctambules de hasard au bord d'une piscine au petit matin, un jeune homme qui ruine des étoffes à coups de ciseaux, un guitariste fauché et camé, une bande de zonards, une réceptionniste d'hôtel, son patron, un gamin qui boit du Fanta, une chirurgienne, une bombasse décolorée, un flic héroïque, une mère dépassée par sa progéniture, une édentée qui trimballe un caddy, un avocat qui aime les hommes, la géante, un homme plaqué par sa femme, une petite frappe, une jeune fille victime de son père incestueux, un prêtre …
Les décors : Un terrain vague, du béton, un taxi, un appartement, un autre, une station service, une villa avec piscine, des affiches publicitaires (literie, voiture…), un hôpital, un train, un hôtel, un square, un ascenseur, une moto défectueuse, une boutique d'encadrement, une plage, un bistrot, des voitures, une rue avec deux bancs, le parvis d'une église, un commissariat, des bars de nuit…
Malaga, Espagne
sud, Une ville sèche, poussiéreuse, chauffée à blanc par un vent brûlant qui ramollit le bitume et exacerbe les esprits ou les abrutit. Un enfer, pas de
Dante, mais de Picasso, l'empreinte de Pablo marque la cité.
Ça couve, se réveille, s'invective, grouille, se douche, se baigne, se bat, mange, fantasme, bande, se flagelle…s'assassine
C'est ‘Babel' de Alejandro Gonzalez Iñarritu, ‘les uns et les autres' de
Claude Lelouch, un kaléidoscope schizophrénique, la mosaïque d'une box internet (canal 0), les pièces d'un puzzle géant qui se mettent en place toutes seules, comme mues par sorcellerie, les nombreuses cellules autonomes d'un super organisme vivant qui sort de sa léthargie, les goutes de mercure d'un antique thermomètre explosé qui coulent et s'agglomèrent pour ne faire plus qu'une visqueuse flaque de métal liquide et éblouissant, des unités disparates et multiples qui, au final, ne forment qu'un tout, unique et indivisible : la ville.
Un Lego, non, un système en action, qui se meut, s'émeut.
Lumière ! Allumez les projos ! Tout s'anime, se met en branle, s'articule sous un soleil torride qui plombe déjà une atmosphère étouffante au matin levant.
Tout bourdonne, bout, se met bout à bout dans une boulimie de mouvement, se télescope et la ronde commence à tourner…
Manège mécanique ! Manège en chantier.
Entrez dans la danse, voyez comme on danse, chantez, dansez, embrassez qui vous voulez, non…qui vous pouvez ?
Plan de tournage de la journée : Près de la station service BP du pompiste vert, le flic héroïque interroge le guitariste camé qui devait rejoindre les zonards et l'édentée dans la rue avec deux bancs mais qui, dans le terrain vague, a découvert le moribond ‘enfourmillé' qui est l'avocat aimant les hommes et le mari de la chirurgienne qui s'occupera de lui elle-même en dépit de toute déontologie dans l'hôpital…
Autres lieux, autres mouvements: d'autres courent, se déplacent en voiture, en trains, à moto, à pieds, en ascenseur, s'absorbent à regarder par la fenêtre d'un immeuble, de sa voiture, de l'hôpital où du train, écrivent, se disputent, se battent, fantasment, fomente un cambriolage, s'allongent sur une plage, se piquent, se masturbent, baisent, mangent, font la manche, se foutent sur la gueule…meurent.
Le jeu du cadavre exquis !
Action ! Ça tourne : Tout s'emmêle, tous se mêlent, les trajectoires comme les histoires s'entremêlent et fusionnent pour ne devenir que l'unique respiration poussive de l'étouffante ville asthmatique emportée dans le tourbillon incessant d'une de ses journées habituelles toujours rythmées aux pas cadencé (dans la troupe, y'a pas d'jambe de bois…)
Zoom arrière : Vue d'en haut, d'une grue télescopique, d'un drone, d'un satellite, tous ces personnages atypiques ou ordinaires ne sont que les bactéries et les enzymes qui pullulent et fermentent dans les entrailles putrides de la bête à l'haleine fétide, avachie, alanguie près de la Méditerranée, abattue comme écrasée par la touffeur hallucinatoire d'une journée d'été caniculaire, même ici, en bord de mer.
Le style : Une écriture changeante, chamarrée, lumineuse, nerveuse, poisseuse, massive aussi, entrez dans la dense, monolithique même, quand, parfois, les dialogues ou les actions des personnages s'encastrent sans réelle ponctuation, nous obligeant à deviner à qui s'exp
rime, susurre, éructe ou agit. Les actions ou les pensées des très nombreux protagonistes se ‘carambolent' souvent, avivant cette impression d'entité unique dispersée dans divers corps à la fois lointains et agglomérés, sexy ou fanés, actifs ou désespérément épuisés, vifs, canailles, intelligents ou cancres, las. Un serpent gluant mais à sang chaud, un cas à part.
Tout s'agglomère et pourtant on s'y retrouve sans difficulté, pas d'égarement dans cette construction labyrinthique, pas besoin de fil d'Ariane. Malgré l'architecture atypique de ce roman en surchauffe, on emboite le pas des divers spectres hantant cette ville tentaculaire qui grouille de vie sous nos doigts qui tournent les pages, qu'elles soient trépidantes où passivement vécues, qu'elles soient celles de privilégiés agissant de leur plein gré, ou de pauvres loques qui ne voient que passer des jours, identiques entre eux, pareils, désespérants.
Par moments, la valse à mille temps se fige, la valse à mis le temps de s'arrêter, sentant la nécessité, par un flashback furtif ou un arrêt sur image de nous laisser entrapercevoir les traumatismes multiples que trimballent certains personnages, les torturent et les font avancer : la troublante découverte de son homosexualité pour l'un, une fausse couche imaginaire pour l'autre ou une rupture pour cause de flagrant délit d'adultère, un plan à trois et une confusion libertine, le souvenir d'un fait divers impliquant un…vampire.
C'est comme une respiration alors, une bulle d'oxygène, un changement de tempo, une ronde entre deux noires, mais un ralentissement seulement car jamais le frein à main n'est actionné, jamais, et bientôt, le rythme effréné vas reprendre le dessus. le système va s'ébranler.
Coup d'accélérateur ! Vroum, vroum, gaz d'échappement, odeur de gomme sur l'asphalte !!!
Tournez manèges. Attrapez la queue du Mickey !
Et le final, waouh ce final en apothéose ! Unité de temps, pas de lieux ! Une cinquantaine de pages incandescentes, de la lave en fusion qui coule le long du profil abrupt du bouillonnant volcan de la narration. Une pulsation de damné au bord de l'asphyxie donne son rythme au récit où tous les protagonistes s'enchevêtrent en une transe diabolique, point d'orgue d'une journée hors norme d'un été comme à jamais caniculaire.
Au service étroit de la narration, la traduction aussi est excellente, elle jongle avec les styles divers et variés, le rythme, le vocabulaire ou les expressions qui collent parfaitement aux personnages racontés, aux milieux traversés et nous restitue avec réalisme et virtuosité le souffle étouffant d'une ville multiple abrutie par une chaleur torride qui ne laisse que très peu de place au bonheur ou à la poésie.
Malaga, le
sud: 24 heures chromo dans la lumière vive d'une cité incendiaire !
24 heures : une tranche de ville.
24 heures, seulement, pour tout un roman ! Il est vrai que dans ce
Sud
Le temps dure longtemps
Et la vie sûrement
Plus d'un million d'années
Et toujours en été !