Mais avant même mon arrivée en France, tomba la consternante nouvelle : Camus avait été victime d'un accident de voiture et, à quarante-six ans, soit cruellement à la fleur de l'âge, il était mort. Je n'ai pratiquement jamais ressenti avec autant d'intensité la perte de quelqu'un que je ne connaissais pas. Sans relâche, je méditais cette mort. Bien que Camus ne conduisît pas la voiture, on pouvait supposer qu'il savait que le conducteur, le fis de son éditeur, était un fanatique de la vitesse; aussi y avait-il dans l'accident un élément de témérité qui suggérait un comportement quasi suicidaire, au moins un flirt avec la mort, et il était inévitable que les conjonctures suscitées par l'évènement n'en reviennent au thème du suicide dans l'œuvre de l'écrivain. Une des professions de foi intellectuelles des plus célèbres de notre siècle se situe au commencement du -Mythe de Sisyphe-: - Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie- (p.42)
Pour moi les vrais guérisseurs furent la solitude et le temps.
Quant à ceux qui ont séjourné dans la sombre forêt de la dépression, et connu son inexplicable torture, leur remontée de l'abîme n'est pas sans analogie avec l'ascension du poète, qui laborieusement se hisse pour échapper aux noires entrailles de l'enfer
Jusqu'à l'offensive de ma propre maladie et à son dénouement jamais je n'avais tellement réfléchi à la dimension inconsciente de mon travail (...) je commençai à voir clairement à quel point la dépression était, de nombreuses années durant, restée tapie à la périphérie de ma vie. Le suicide a toujours été un thème persistant de mes livres - trois de mes personnages majeurs ont mis fin à leurs jours. Relisant, pour la première fois depuis des années (...) des passages où mes héroïnes avancent en titubant par les chemins qui le mènent à l'abîme je fus abasourdi de constater avec quelle minutie j'avais créer le paysage de la dépression dans l'esprit de ces jeunes femmes, décrivant avec ce qui ne pouvait être que l'instinct (...), le déséquilibre psychique qui les entraînait vers leur perte.
La dépression est un dérangement de l'esprit si mystérieusement cruel et insaisissable de par la manière dont il se manifeste au moi, à l'intelligence qui lui sert de médium - qu'il échapperait pour un peu à toute description.
Aussi demeure-t-il pratiquement inconpréhensible pour qui ne l'a pas lui-même subi dans ses manifestations extrêmes, même si la tristesse, "le cafard" qui épisodiquement nous accablent et que nous attribuons à la tension de la vie quotidienne, sont à ce point répandus qu'ils permettent en réalitéà beaucoup de se faire une idée de la maladie dans sa forme la plus catastrophique.
Et là nous sortîmes pour revoir les étoiles.
La folie de la dépression est, en règle générale, l'antithèse de la violence. Certes c'est une tempête, mais une tempête des ténèbres. (p.73)
Que jamais pourtant il ne soit mis en doute que la dépression, dans sa forme extrême, est folie. (p.72)
Les spécialistes les plus honnêtes reconnaissent franchement qu'une dépression grave se prête mal à un traitement aisé.
La souffrance occasionnée par une dépression grave est tout à fait inconcevable pour qui ne l'a jamais endurée et si dans de nombreux cas elle tue, c'est parce que l'angoisse qui l'accompagne est devenue intolérable.