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EAN : 9783967870596
38 pages
Prodinnova (25/10/2019)
5/5   1 notes
Résumé :
Si la musique française est a présent, comme au vivace moyen âge et aux temps tumultueux de la première Renaissance, l'exemple et la parure de l'Europe, on ne le doit réellement qu'au seul Debussy. Il a tout renouvelé : le poème chanté, la musique de clavier et le drame musical. Dans Pelléas, il laisse un modèle éternel à tous les musiciens qui voudront écrire pour le théâtre : il a tenu la gageure, toujours perdue jusqu'a lui, de l'équilibre parfait entre la musiqu... >Voir plus
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HUITIÈME CHAPITRE


UNE atmosphère inoubliable enveloppe Pelléas. Cette musique est un climat du sentiment. En général, la musique corrompt le poème ; elle n’y ajoute que la fadaise. Elle abaisse les grandes œuvres de l’esprit, en les rendant précaires et temporelles : à la grandeur, elle substitue l’emphase sentimentale. Shakspeare, Dante et Gœthe ont pu s’en plaindre. Dans Pelléas, Debussy donne au poème la vie réelle qu’il n’a pas : il fait des hommes et des femmes avec des marionnettes, et de la fatalité avec de simples ficelles. Les drames de Mæterlinck appellent la musique, ou un poète : toutes les scènes, d’une si vive invention quelquefois, sont les titres de chapitres qu’il faut écrire.

La merveilleuse unité de Pelléas est un effet de l’équilibre peut-être unique de cette musique entre la sensation et l’intelligence. Ici, toute la sensibilité est intelligente, et l’intelligence est sensible. Ce caractère n’est au même degré que dans Parsifal et Tristan. Mozart se tient dans le plus heureux équilibre, sans doute ; mais il va moins loin dans la connaissance : bonheur de l’âme légère, il reste à la surface ; un petit monde lumineux, plein d’esprit et d’agrément ; mais les passions n’y ont pas ces lames de fond qui révèlent le néant ou l’univers, et qui emportent tout. En son art, Debussy veut être tout divertissement, et il s’élève de beaucoup au-dessus du divertissement. Une mesure si exquise doit être en lui l’effet d’une puissance égale : elle l’est, quoi qu’il semble. Tant l’opinion est grossière, la douceur et l’enveloppement de Pelléas font tort à la grandeur de cette musique et à sa force : il est impie de les méconnaître.

La scène des souterrains est presque sans exemple : la couleur, le sentiment, l’harmonie, tout est original ; mais la force tragique ne le cède pas à la nouveauté : la vigueur contenue, étouffée en quelque sorte, n’en est que plus intense. Ce trait est propre à Debussy : pas un musicien ne l’approche pour évoquer l’émotion ou insinuer l’idée : il exprime par allusion ce que les autres ne réussissent pas également à définir en multipliant les signes.

Golaud et le petit Yniold, au pied de la tour, ne font qu’une image d’Épinal, dans Mæterlinck, tout au plus un conte populaire à la façon de Geneviève de Brabant. Debussy porte la scène au plus haut point de la passion humaine : tous les tons se succèdent et toutes les nuances, les éclats terribles de la jalousie et les soudains apaisements du tigre, qui se retient, qui guette et fait patte de velours ; la rage qui se contracte, le contraste de la violence la plus sauvage et de la plus douce innocence ; le scherzo de l’enfant et la fureur de l’homme, sa douleur qui ricane, ses grincements de dents jusqu’à l’explosion finale, le musicien conduit la tragédie avec une puissance qu’on ne saurait dépasser. Je compare de tels moments aux conflits les plus formidables de la Gœtterdæmmerung, cette catastrophe musicale, et l’avantage n’est pas toujours aux géants : le comble de la puissance est dans le caractère et l’émotion, non dans la masse, le tonnerre et les orages ; la massue d’Hercule me touche moins que les petites mains de Cordélia.

D’ailleurs, toute la fin de Pelléas est un continu chef-d’œuvre. Quoi de plus beau que les merveilleux accords, où se mirent les yeux innocents de Mélisande jusque dans le plus sombre délire de son bourreau, ces doubles quintes où passent on ne sait quels anges du ciel ? Seul Parsifal a cette profondeur de musique et ce sens du mystère ; il faut toujours juger d’une musique sur le philtre qu’elle nous verse et sur le génie qu’elle a d’exprimer l’inexprimable. L’énorme enluminure des Italiens, leur badigeon de foire, est le contraire de cet art là. Non la musique n’illustre pas un texte : elle le transpose dans un autre ordre : elle le prend à l’intelligence pour l’élever à la connaissance amoureuse de l’émotion. Et comme la poésie ne prétend pas moins faire avec les moyens qui lui sont propres, telle est la guerre du grand poète et du grand musicien au théâtre : un grand poème se suffit, la musique le gâte. Pour le grand musicien, le seul poème qui lui convienne est celui où la musique peut mettre la grande poésie, qui n’y est point.

Quand les pauvres amants osent enfin s’avouer leur amour, au seuil de la mort, répondant à l’ivresse de Pelléas, le murmure de Mélisande, presque imperceptible, presque morne, sur une seule note, forme un aveu sublime. Et l’adorable sourire de la mélodie : Je suis heureuse, mais je suis triste, est à la fois d’une profondeur et d’une délicatesse qu’on n’a jamais trouvées ensemble ni jamais égalées. Presque partout, la simplicité des moyens le dispute au raffinement. Il n’est musique près de celle-là qui ne semble ou un peu vide ou trop grossière.

Le charme de l’expression sonore, la beauté d’un orchestre où le génie des timbres fait régner une incomparable unité, la perfection de la phrase vocale, tout concourt à masquer la puissance. L’œuvre paraît simple et facile, à force d’art. Parce qu’elle est sans clameur et sans cri, parce qu’elle ne fait jamais de bruit, on la pourrait croire sans haleine. Enfin elle semble se jouer dans la demi-teinte, parce qu’elle possède la maîtrise des valeurs et du clair obscur. Rien n’est si faux. Il est nécessaire, au théâtre ou dans la chambre, sur le clavier ou à l’orchestre, d’exprimer avec un soin jaloux toutes les nuances de cette musique : on s’étonne alors de tout ce qu’elle recèle : on perçoit, à la juste échelle de l’ensemble, la puissance des éclats, du tragique et de la passion, comme on sent déjà le charme extrême de la tendresse et les séductions de la mélancolie. Le dédain de ce Debussy pour l’effet est sans parallèle. Pour moi, eût-il commis des crimes, Debussy est par là d’une sainte vertu : depuis la Renaissance, il n’y a que Bach pour la partager avec lui[3]. Il finit presque toutes les scènes et tous les actes de son drame dans une sorte de silence inimitable, qui est précisément la palpitation profonde de l’émotion : elle prend fin, à la lettre, comme on meurt, comme on s’évanouit, soit, de douleur, soit de plaisir. Près de ce soupir, tout cri est faible. Toute explosion manque de force et d’écho près de ce frémissement. Et on ne comprend rien à Debussy, tant qu’on ne l’a pas saisi dans cet ébranlement secret de l’ardeur la plus intime.
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QUINZIÈME CHAPITRE


ON ne doit pas rester sur l’image désolée que la maladie nous lègue d’un grand artiste lorsqu’elle le précipite, avant le temps, sur les sables du royaume immense. Pour l’artiste, la maladie est le seul ennemi trop impitoyable et trop sûr de vaincre : il peut tenir tête à tous, mais il ne saurait prévaloir contre cette perpétuelle trahison. Comme elle fait honte à l’amant de soi-même, la maladie accable le poète et le dépouille de son privilège : quelle que soit l’œuvre, et si pessimiste qu’elle paraisse, l’œuvre d’art véritable est toujours une œuvre de la puissance : dans l’excès même du désespoir, elle est ainsi un fruit de la santé et de la joie, une offrande de la vie à la vie et presque un hymne. Il est juste, il est doux d’honorer le poète en effaçant les rides et les ténèbres de son front.

Je vois donc Debussy à la veille de Pelléas. Rien ne le distinguait, d’abord. Il n’était pas de haute taille. Ni plus robuste ni plus faible qu’un autre, il avait une certaine solidité d’aspect, quoique de complexion un peu molle. Bien en chair, quasi replet, toutes ses lignes étaient rondes ; la barbe soyeuse et sensuelle, les cheveux abondants et bouclés. Les traits ronds, la joue pleine : la raillerie apparente, la finesse cachée. C’était une figure ironique et charnelle, mélancolique et voluptueuse. Il était brun et ambré. Nerveux et maître de ses nerfs, mais non de ses émotions : elles devaient avoir en lui un long retentissement, et d’autant plus qu’il les avait moins laissé paraître. Il a connu, dans la retraite amoureuse et la douceur complice de la nuit, bien des heures ardentes.

L’ironie naturelle, comme l’inclination au plaisir ; une malice pleine d’esprit et l’aveu de toutes les gourmandises ; la flèche au coin des lèvres ; quelque nonchalance dans l’accent, quelque charme précieux dans les gestes ; une ardeur désabusée et savante ; une nature forte et sensible ; toujours du goût et beaucoup de simplicité sous une apparence parfois contraire. Debussy n’est pas plus homme du monde que bohème de Montmartre. Il a du chat et du solitaire. Tant de volupté visible sur cette figure n’y était pas brutale, si même elle pouvait avoir de la violence : jeune homme, il a dû passer de l’humeur timide aux aveux cyniques. Un fond de perpétuelle mélancolie a toujours un peu séparé Debussy des autres hommes, il me semble. La forme de son crâne marque beaucoup d’entêtement de pensée.

Le front était bien celui qu’on trouve aux grands ouvriers du nombre, maîtres du rythme, suprêmes artisans de l’harmonie ; il poussait en avant sa bosse ronde, cette saillie convexe qui s’oppose au miroir courbe des poètes. Et les géomètres, virtuoses du nombre, ont aussi de ces nœuds bombés au-dessus des sourcils. À qui l’observait mieux, le regard de Claude Achille disait surtout l’homme qui sort de l’ordinaire, encore plus que le musicien. Ces beaux yeux caressants et moqueurs, tristes et chargés de langueur, chauds et pensifs, n’était-ce pas ces yeux de femme accomplie et souveraine, qu’ont parfois les artistes comme s’ils avaient été femmes avant d’être ce qu’ils sont, dans une autre vie ? Le regard, d’ailleurs, pouvait prendre une pesanteur étrange, une extrême attention, regard de poète à la française, qui analyse jusque dans la rêverie et qui ne cesse pas de comprendre.

Debussy ne se livrait pas, d’abord. Plus d’un trait donnait le change sur l’art et sur la personne. On eût dit d’un peintre ou d’un poète autant que d’un musicien. Il a lui-même égaré l’opinion des critiques. À juger ses œuvres sur les titres, il est peintre et cherche à l’être : images, esquisses, estampes, arabesques, masques, en blanc et noir, son plaisir apparent est de peindre en musique et sa réputation s’est faite sur ce faux semblant. Sa physionomie y a prêté, et la mode, qui ne fut jamais tant aux peintres que depuis un quart de siècle. Rien de fatal ni de violent, on ne peut être plus loin de Beethoven ou de Berlioz, ni l’air d’un aigle en cage et qui s’indigne, ni l’allure d’un inspiré. Point d’éclairs en redingote, ni ce front démesuré que la calvitie dévaste si heureusement afin que les idolâtres y installent le siège du génie, ni ce nez d’oiseau de proie qui a tant fait pour ravir les moutons.

Quoiqu’il ne fût pas du Midi le moins du monde, et que rien n’en soit si peu que sa musique, Debussy n’était pas sans ressembler à quelques hommes de Provence ou même à certains Italiens. Il aimait d’ailleurs l’Italie. Il se faisait de Pelléas à Rome à peu près la même idée que Wagner de Tristan au Brésil. Il avait comme eux cet air averti, qui est la patine des siècles sur les visages d’homme et qui leur vient d’être policés depuis plus longtemps que les autres, sans y avoir perdu la neuve ardeur des sensations. Personne enfin ne fut moins barbare ; et il avait bien le droit de tourner le dos, avec dédain, aux vertus même de la barbarie.

Par sa finesse et sa perfection, un tel artiste devait tromper sur sa force, et sur la richesse de son esprit par les dons voluptueux de sa nature. Outre qu’on n’a rien compris d’abord à son chant, toute musique nouvelle étant le scandale de la sensibilité et presque une offense aux communes oreilles, les sots, qui sont toujours moralistes pour être sots sans risques, ont flairé beaucoup de vice dans cet homme comme dans son œuvre. Nous en sommes toujours là que la volupté passe pour un crime, et pour un péché le don d’être plus sensible que les autres, qui est le don même de goûter la vie.

Si menacé de la perdre, nul ne l’a sentie avec plus d’ivresse mélancolique ni plus d’intelligence que notre Debussy. Il y a mis toute la poésie d’une âme éprise et qui regrette tous ses plaisirs, tant elle les sait prendre, tant elle y trouve de délices. Sa musique est une longue dilection. Il a été le plus musicien des Français et le plus français des musiciens. Peu de musiques ont eu autant de beauté que la sienne, et toujours musicale. Il a vécu et pensé dans l’harmonie. La musique n’a pas eu de voix plus rare que Debussy, et il en reste un des plus chers ornements.



fin
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DOUZIÈME CHAPITRE


SES dernières œuvres n’ont pas été comprises. On y a vu un jeu de la forme rare. L’extrême audace de l’harmonie a trompé sur les sentiments : Ici, le parfum cruel de la fleur égare le musicien qui la respire ; il ne discerne plus assez la nature de la plante et la beauté lui échappe.

Pauvre Debussy ! Les Épigraphes, avec les deux Sonates pour le violoncelle et le violon, ne sont pas sans doute ses chefs-d’œuvre ; et pourtant, il y fait quelques-uns des aveux les plus secrets et les plus déchirants que l’art ait jamais arrachés à un artiste. On ne saurait imaginer plus de simplicité dans le plan et plus d’étrange curiosité dans le goût sonore : ce contraste est surprenant. Le raffinement de l’harmonie, la sincérité encore plus que l’audace n’y sont pas le moins du monde un effet de la recherche, mais au contraire l’expression la plus directe de l’instinct et de la sensibilité ; ici, le soupir, le cri étouffé, l’abandon du corps torturé, l’angoisse de la maladie sont musique. Il n’en est pas d’autre exemple. C’est la douleur qui parle, et la pire de toutes, la douleur physique, la pointe sans remède qui s’insinue dans le cours des idées et vient les interrompre ; le mal les altère en Debussy et ne les trouble pas ; il les suspend, sans réussir à les brouiller ; l’ordre intérieur, la clarté de l’intelligence restent admirables ; le témoin de la sensation demeure incorruptible. Et rien n’est plus extraordinaire que cette lucidité. L’esprit n’a pas cessé d’être le maître : il halète seulement ; il va par frissons et par sursauts ; si la fièvre traverse ses rêves et les rend tristes à frémir, il modèle cette fiévreuse tristesse, il en dessine les contours ; et de son délire même, sa fidèle lumière fait un pur cristal. Il garde sa grâce dans le désespoir ; il ne perd pas tout sourire dans la brume des tourments. Sobre et contenue, cette musique déchire l’imagination par tout ce qu’elle livre du musicien et ce qu’elle laisse supposer. Il n’est guère croyable qu’on ait pu trouver du calme et de l’allégresse dans les Épigraphes. La lumière éclaire parfois la plus irréparable misère, et qu’on n’eût pas sondée. Le calme, ici, est celui de la rémission ; l’apaisement, la ruineuse lassitude, la sueur qui succède au feu de l’insomnie. Le souffle court, la mélodie entrecoupée de spasmes, interrompue de brusques heurts, de contractions et de tressaillements, pas une ligne qui ne trahisse l’homme à la question, sur le lit de supplice. Les songes qui le visitent encore, les images caressées passent dans une vapeur si lointaine que l’artiste semble leur dire adieu d’un autre monde.

Accords souffrants, dessins repliés sur eux-mêmes, le martyre de la maladie mortelle s’en exhale avec des lancinements et des angoisses presque intolérables. Par miracle, le poison qui empêche le vol de la musique, ne l’alourdit pas ; il l’entrave, sans lui ôter sa légèreté originelle ; il retient l’aile, il tire sur elle jusqu’à faire crier la pauvre âme : il ne la coupe pas.

Une partie des Épigraphes semble, impassiblement, le rêve d’un supplicié, tandis qu’il est sous l’influence de l’opium : il contemple ses tourments ; il les raconte, en paroles brèves ; mais il paraît en être détaché. Dans l’autre, il est réveillé ; il ne regarde plus sa souffrance : il souffre. L’unité ne manque pas à ces œuvres pantelantes et saccadées ; mais elle est presque partout suspendue par le cri sourd et le frémissement. Fragments, si l’on veut ; mais quelques-uns d’une force et d’une beauté entières. Quant au génie, il est toujours aussi original. Le premier temps de l’une et de l’autre Sonate, je ne sache rien qu’on y puisse opposer depuis un siècle, dans la littérature du violoncelle et du violon[5]. Deux ou trois passages de la Sonate pour violon sont dignes de Jean-Sébastien Bach[6]. Là encore, dans la dernière œuvre sortie de sa main, Debussy montre la plus rare de ses vertus, dans une pureté incomparable : la sobriété ne peut aller plus loin. Il la pousse jusqu’à l’avarice, jusqu’au dédain de plaire, lui qui est tout charme et tout désir de charmer. Quand il nous découvre une perle sonore d’une suavité merveilleuse, je lui en voudrais de ne jamais me la présenter deux fois : il la dérobe aussitôt ; il en sait le prix, et on dirait qu’il la dédaigne. Ah, c’est trop bien répondre à la plus belle exigence de l’art, et trop selon mon goût, pour que je puisse lui en tenir rigueur et que je le lui reproche. Le Titan Wagner, quand il saisit un filon de grandeur et de beauté, il ouvre toute la mine ; il l’exploite en tous sens ; il ne s’en lasse pas ; il répète l’idée passionnée sous toutes les formes ; il ignore la satiété ; non seulement, il l’épuise : il ne craint pas de l’enfler, à l’occasion, et de l’appauvrir ainsi en la rendant vulgaire. Comment d’ailleurs lui en faire grief ? Cette insistance formidable est son génie propre. La réserve de Claude Achille est le génie contraire : parfois, elle n’est pas moins puissante que l’entassement, et elle ne donne pas un moindre sentiment de la profondeur ; mais elle les dissimule : peut-être, cette passion concise, ce dédain de tout effort, sont-ils, dans l’ordre pur de l’art, au delà même du pathétique. La plus belle victoire de l’artiste est celle qu’il s’assure sans avoir l’air d’y toucher : au lieu d’une complaisance ou d’une concession facile au goût moins relevé des autres hommes, elle est le sacrifice exquis de l’artiste à sa propre et plus parfaite beauté. Le porche de Chartres en offre de sublimes exemples. Il en est ainsi dans Stendhal et dans Racine. Que Debussy y fasse penser, quelle clarté sur son génie : la merveille en est d’autant plus précieuse qu’elle est plus rare en musique. Le musicien est sans retenue, le plus souvent : il est un artiste qui, d’abord, s’épanche et qui ne sait presque jamais se borner. Debussy n’a pas son pareil pour la mesure : son art n’est tavelé d’aucune intempérance.
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NEUVIÈME CHAPITRE


JUSQU’À un certain point, Debussy a été le Rimbaud de la musique. Il part du Rimbaud véritable, et non de ce monstre ridicule que les théologiens de la tradition, les Royer-Collard de omni re scibili ont dressé en idole au seuil de la nouvelle poésie, le coiffant d’un bonnet pieux pour lui trouver une excuse d’avoir été un individu, autrement dit un anarchiste : mais tout finit bien pour le moi, ce galeux, s’il meurt imbécile et converti. Nos docteurs n’auront pas besoin de se convertir : ils auront vécu comme il faut mourir.

Tous les musiciens qui l’ont suivi ou qui le suivront de longtemps dépendent du seul Debussy, comme les poètes dépendent tous de Rimbaud, plus ou moins. Mais Rimbaud n’a donné que le branle et l’exemple d’une expression, tandis que Debussy a eu le bonheur d’accomplir un chef-d’œuvre. Le chef-d’œuvre finit toujours par être une œuvre objective. Voilà pourquoi Pelléas a tant d’importance : Debussy y a libéré la musique en même temps que l’harmonie. Il les a toutes deux arrachées au système. La libération de l’harmonie n’est pas un fait moins considérable, il n’a pas moins d’avenir en musique, il me semble, qu’en poésie le jeu direct de la pensée dans le sentiment et du sentiment dans l’image, dont Rimbaud, pour sa gloire, a laissé de foudroyants exemples. Rimbaud a séparé la poésie de la logique, et d’un seul coup, jusqu’à l’excès, jusqu’à la parodie du penser. Il l’a osé dans le temps où régnait absolument la métaphore oratoire, cette vieille reine de théâtre enchaînée à son Potemkine, à son géant favori, à son Hercule de Victor Hugo. Tout ce qui a, depuis lors, quelque valeur en poésie, tient de Rimbaud. Même si quelques gamins font les fous, et si quelques poètes cherchent leur rythme dans le délire, les Illuminations sont leur soleil et ils en tirent leur lumière. Il suffit à Rimbaud de se comprendre : son moi est la trame de ses pensées : son sentiment propre fait le continu de ses impressions les moins cohérentes. On recueille ses idées, ses éclairs, ses ellipses ; on en cherche l’enchaînement : lui, il bondit et il passe : il suit sa vision intérieure, les traces et le murmure de son action. Comme la Pythie, il ne peut servir de modèle qu’à de faux oracles. Mais à chaque homme né poète, il montre la voie
Où d’être enfin lui-même un chant pur a l’audace.

De même, l’harmonie délivrée par Debussy ouvre une carrière infinie à la consonance. Et le sens même de la mélodie en est changé pour toujours. Il ne s’agit plus d’un discours prévu en toutes ses propositions, en toutes ses incidentes. La mélodie oratoire a vécu. Ceux qui pensent écrire aujourd’hui contre Debussy en relèvent aussi étroitement que ceux qui l’imitent. Les hérétiques sont plus dans la religion, souvent, que les fidèles. L’Après-midi d’un Faune est une date capitale de la musique. Par nature, le phénomène sonore est en perpétuelle évolution : il se différencie toujours davantage. Les grands inventeurs en musique donnent un corps à la sensibilité inquiète qui se cherche et s’ignore. Du côté purement sensible, l’histoire de la musique est, comme celle de la mathématique, un enrichissement continu. Qu’on le veuille ou non, c’est en musique surtout que la soi-disant simplicité ne répond à rien, et n’est qu’un mot vide. On ne fera pas que notre ouïe soit celle des hommes d’il y a mille ans ni même de nos grands-pères. Pris au hasard, un homme sans culture, un nègre, un Lapon est un demi-sourd près de nous. Parmi les musiciens même, le sens sonore de l’Occident en 1900 est infiniment plus riche et plus complexe de siècle en siècle. On a beaucoup aimé la musique dans les Cours d’Amour, en Flandre, en Italie, voilà quatre ou cinq siècles ; mais entre les hommes de ce temps-là et nous, la distance proprement musicale n’est pas moins grande qu’entre les physiciens de la Renaissance et la physique de Poincaré ou de William Thomson. Et qu’est-ce que la mathématique de Viète près de celle où Einstein nous convie ?

Le plus souvent, d’ailleurs, celui qui ouvre une époque au sens de l’art en accomplit une autre qui s’achève. La moitié du génie original consiste à porter l’originalité des autres à un point de perfection qu’ils n’ont pu atteindre. Le destin des précurseurs est d’avoir presque toujours tort : on les méconnaît, quand ils paraissent ; et le messie, qu’ils ont précédé, les absorbe ensuite jusqu’à les faire disparaître. Ainsi Debussy accomplit, au piano, les pressentiments et les émotions de Chopin, de Schumann et de Liszt : ce qui était éloquent chez eux et du virtuose sentimental, s’élève à l’expression pure chez Debussy ; ses rencontres et ses emprunts sont plus à lui que tout le reste : parce qu’il a un style, et toujours musical.

Ni ses modulations, ni son goût chromatique, rien n’est plus offensif en Debussy : le style pacifie tout. Rien ne sent la manière ou la manie, comme dans César Franck. Avec tous ses mérites, ce saint homme n’est pas un héros de la musique : la vertu est la vertu, mais elle n’a pas le pouvoir de surfaire l’œuvre de l’artiste. César Franck est maniaque du chromatisme. Son ingénuité ne l’empêche pas d’étaler un sérieux continu et presque ridicule ; et sa conviction est toujours grandiloquente : trop d’onction, trop de voix céleste. Cet orchestre est un harmonium. Cette église est bien plus loin de Chartres que de Saint-Sulpice. Il y a telle façon d’être candide qui a tout l’effet de la rouerie. L’affectation peut être naturelle et l’apprêt innocent. Enfin, gare à l’artiste en qui l’innocence et le petit esprit se confondent. Quelles que soient d’ailleurs sa vertu et sa sincérité. Une certaine niaiserie, aussi, peut être sincère : c’est de quoi la lourdeur de la pédanterie ne s’est jamais privée. Je ne puis souffrir qu’on nomme Jean-Sébastien Bach, à propos du bon César Franck. Il cultive l’effet et ne se prive même pas d’être fort brillant. En art, c’est le péché.
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DEUXIÈME CHAPITRE


Àquoi donner la préférence dans Pelléas ? On ne sait qu’y vanter le plus : la force de l’expression, l’accent le plus intense ou la sobriété. Un art plus concis, il n’en est pas, surtout en musique. À dix reprises, Debussy insinue des idées qui pourraient donner lieu à d’admirables développements : il n’a même pas la peine de s’en défendre, il passe aussitôt. Et qu’on n’aille pas croire qu’il ignore la beauté d’une pensée musicale ou la richesse d’un thème : il les connaît mieux que personne. Mais Debussy a horreur de toute rhétorique : il la bannit du drame avec autant de rigueur que Verlaine de la rêverie. Tout ce qui déborde dans Beethoven est ici contenu jusqu’à l’étouffement. La discipline est intérieure encore plus que la forme. Un goût exquis l’impose. Pour Debussy, un seul accent doit tout dire ; une seule harmonie doit peindre la nuance. Le reste est superflu. Ce qui n’est plus nécessaire est redondant. La répétition est bien morte : enfin, l’âge de la reprise est révolu. Seul, l’essentiel suffit. Et, d’ailleurs, l’essentiel devrait seul nous suffire. Telle est la sincérité d’un art vraiment sensuel : il fait connaître le prix de la vraie sensation, profonde et délicate, forte et délicieuse. Ainsi Pelléas est une des quatre ou cinq œuvres durables que la musique ait produites au théâtre, avec Parsifal, Tristan et les Noces de Figaro ; Boris Godounov y touche, sans être d’une beauté assez égale. Entre toutes ces grandes perles, Pelléas est la plus une, avec Tristan. Pas une note de trop et pas une ne manque. Parsifal est de bien loin la plus haute et la plus belle. L’extrême séduction de Pelléas est de nous tant ressembler, d’être si près de nous : nous frémissons ainsi, nous rêvons de la sorte. Et tous ces petits jeunes gens, avec leurs danses, leurs bonds, leurs sauts et leurs bruits de nègres nous font lever les épaules, qui s’imaginent que les amants sont des terriers qui trottent dans un bar, et le dernier mot de l’homme un petit chien jappant qui fait le beau.

La grandeur de Pelléas se cache sous l’exacte mesure, et la sobriété voile la puissance. On n’a jamais moins cherché l’effet. Jamais on ne mit tant de réserve à être plus tragique. Une telle discrétion donne à la tragédie un charme de pudeur irrésistible. Toute musique paraît emphatique près de celle-là. Il y a je ne sais quoi d’attique et de racinien dans ce style. La scène du petit Yniold avec son père, celle du quatrième acte entre Golaud et Mélisande, sont l’expression la plus pénétrante à la fois et la plus farouche de la jalousie : la fureur, les accès de frénésie, la double cruauté du jaloux envers lui-même et à l’égard de sa victime, les spasmes charnels du soupçon et les convulsions de la certitude, il faut se rappeler Roxane et Othello pour trouver rien qui les égale. Tant de vigueur dans la passion ne nuit point à la délicatesse du sentiment. Les traits en abondent : les scènes d’amour, la grave compassion du roi Arkel, toute la fin d’une mélancolie si douce et si profonde, sont d’un accent inimitable : phrases adorables, pareilles à des confidences, aux sillons de sages sanglots, à la trace de longues larmes sur du cristal, musique étonnante qui semble l’émotion de l’idée dans la gaine transparente du mot : phrases adorables enfin d’être si justes et pourtant si générales que l’inflexion en paraît être la voix naturelle du sentiment.

La sensibilité de l’ardent Debussy est surtout artistique et amoureuse. Comme le chat se câline à la main qu’il flatte, Debussy se caresse l’âme à la volupté qu’il évoque : nul n’y est plus savant ni plus habile : il arrive alors que la volupté même le cède à l’impression d’une chasteté si voluptueuse que toute autre volupté s’efface devant celle du sentiment. Triomphe d’amour, si je ne m’abuse, douceur qui les rend toutes grossières. Et le même Debussy connaît le mystère de la vie : il en a une idée qui jamais ne le quitte ; il y porte une gravité sereine, qui n’est pas dupe, une tristesse infinie. Laissons dire les nigauds qui se vantent d’avoir inventé la joie. En art, la joie est tout bonnement un haut état d’amour, que la pensée domine, voire dans l’excessive douleur. La beauté pacifie tout. La contemplation d’amour est la plus pure allégresse, et la seule. Pour l’ordinaire, être gai, c’est probablement manquer d’âme, et d’imagination surtout. Nos joyeux gamins ne s’en doutent pas. Leur vide fait leur superbe : le grelot sonne où il n’y a rien. Ils parlent de leur santé : ils feraient mieux d’avouer qu’ils n’ont pas fini de se sucer le pouce et qu’ils y trouvent des délices qui ne nous contentent plus.

Perçant et fin, le goût de la France a tout transformé en Debussy. Ce que Moussorgski indique, Debussy l’achève. Ce qui est profondeur de passion personnelle dans Wagner est caractère dans Pelléas, et pur objet. Autant qu’il peut y en avoir une dans un art si intérieur, Pelléas est l’œuvre la plus objective de la musique.
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Vidéo de André Suarès
CHAPITRES : 0:00 - Titre
A : 0:06 - ACTE - Jacques Deval 0:16 - ACTION - Sacha Guitry 0:28 - ADMIRATION - Comtesse Diane 0:38 - ADULTÈRE - Daniel Darc 0:59 - ÂGE - Fabrice Carré 1:08 - AMI - Jean Paulhan 1:18 - AMIS - Madame du Deffand 1:30 - AMOUR - André Birabeau 1:40 - AMOUR - Madeleine de Scudéry 1:51 - AMOUR DES FEMMES - Edmond Jaloux 2:03 - AMOUR ET FEMMES - Paul Géraldy 2:16 - AMUSEMENT - Jean Delacour 2:36 - ANIMAL - André Suarès 2:47 - APPARENCE - Nathalie Clifford-Barney 2:57 - ARGUMENT - Léonce Bourliaguet 3:07 - AVARICE - Abel Bonnard 3:19 - AVENIR - Gustave Flaubert 3:28 - AVIS - Marie d'Arconville
B : 3:37 - BAISER - Tristan Bernard 3:49 - BEAUTÉ - Fontenelle 4:00 - BÊTISE - Valtour 4:13 - BIBLIOTHÈQUE - André de Prémontval 4:24 - BLASÉ - Louise-Victorine Ackermann 4:35 - BONHEUR - Henri Barbusse 4:45 - BUT - Richelieu
C : 4:54 - CAPITAL - Auguste Detoeuf 5:10 - CERVEAU - Charles d'Ollone 5:20 - CHANCE - Pierre Aguétant 5:31 - COMPRENDRE - Charles Ferdinand Ramuz 5:42 - CONSEIL - Maurice Garçot
5:55 - Générique
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE : Jean Delacour, Tout l'esprit français, Paris, Albin Michel, 1974.
IMAGES D'ILLUSTRATION : Jacques Deval : http://www.lepetitcelinien.com/2013/06/lettre-inedite-louis-ferdinand-celine-jacques-deval.html Sacha Guitry : https://de.wikipedia.org/wiki/Sacha_Guitry#/media/Datei:Sacha_Guitry_1931_(2).jp Comtesse Diane : https://www.babelio.com/auteur/Marie-Josephine-de-Suin-dite-Comtesse-Diane/303306 Jean Paulhan : https://jeanpaulhan-sljp.fr/ Madame du Deffand : https://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_du_Deffand#/media/Fichier:Mme_du_Deffant_CIPA0635.jpg André Birabeau : https://fr.wikipedia.org/wiki/André_Birabeau#/media/Fichier:André_Birabeau_1938.jpg Madeleine de Scudéry : https://www.posterazzi.com/madeleine-de-scudery-n-1607-1701-french-poet-and-novelist-wood-engraving-19th-century-after-a-painting-by-elizabeth-cheron-poster-print-by-granger-collection-item-vargrc0078786/ Edmond Jaloux : https://excerpts.numilog.com/books/9791037103666.pdf Paul Géraldy : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Géraldy#/media/Fichier:Paul_Géraldy_by_André_Taponier.jpg André Suarès : https://www.edition-originale.com/fr/litterature/divers-litterature/suares-correspondance-1904-1938-1951-79921 Nathalie Clifford-Barney : https://www.amazon.fr/Eparpillements-Natalie-Clifford-Barney/dp/B081KQLJ87 Léonce Bourliaguet : https://www.babelio.com/auteur/Leonce-Bourliaguet/123718/photos Abel Bonnard : https://twitter.com/wrathofgnon/status/840114996193329153 Gustave Flaubert : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ea/
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