Souvenirs

Je ne sais qui peint des images sur les écrans de notre mémoire, mais à coup sûr, ses tableaux sont des oeuvres d'art. Il ne reproduit pas machinalement tout ce qui se passe. Il prend et laisse ce qui lui plaît, agrandit ou diminue les événements, sans scrupule, il relègue au second plan ce qui se trouvait au premier et met en vue ce qui se cachait en arrière; en un mot, son oeuvre est celle d'un peintre et non pas d'un historien.

A mesure que la suite des événements se déroule à la surface de nos vies; une succession de tableaux surgit dans sa profondeur. Entre l'une et l'autre série, il y a correspondance, mais les deux ne sont pas identioues et ne se confondent point.

Notre jardin intérieur ne méritait à aucun égard le nom de jardin. On n'y voyait qu'un citronnier, quelques pruniers d'espèces différentes et une rangée de cocotiers. Au centre se trouvait une place ronde pavée, dont les herbes folles avaient envahi les crevasses, d'où leurs panaches s'élevaient triomphalement. Seules les plantes fleuries qui se refusaient à mourir d'abandon continuaient à remplir les devoirs de leur espèce sans requérir du jardinier aucun arrosage.
Dans le coin du nord se dressait un hangar, destiné à l'épluchage du riz et où les habitants allaient parfois vaquer à des besognes de ménage. Ce hangar, dernier vestige de la vie rurale de jadis, a depuis capitulé sans gloire et s'est enfoncé inaperçu dans l'oubli.

Des profondeurs du ciel plein de soleil brûlant, le cri d'un milan parvient à mon oreille. De la ruelle voisine de l'enclos de Singhi, le long des maisons somnolentes de sieste, s'élève l'appel chantant du marchand de bracelets : "chai, choori, chai, ..." et tout, mon être s'élance hors de mon monde journalier.

Nous étions trois petits garçons qu'on voulait élever ensemble. Quand mes deux compagnons, plus âgés de deux ans, furent placés sous l'autorité d'un précepteur, l'instruction commença aussi pour moi. Je ne me rappelle pas du tout ce qu'on m'enseigna, mais quelques mots résonnent au fond de ma mémoire : "L'averse crépite, la feuille palpite." J'étais à l'ancre après l'orageuse traversée du Kara Khala ()premiers exercices de lecture), et je savais lire : "L'averse crépite, la feuille palpite.". Ce fut pour moi la première ligne du Poème de l'univers.

Là où l'esprit est sans crainte et où la tête est haut portée,
Là où la connaissance est libre,
Là où le monde n'a pas été morcelé entre d'étroites parois mitoyennes,
Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité,
Là où l'effort infatigué tend les bras vers la perfection;
Là où le clair courant de la raison ne s'est pas mortellement égaré dans l'aride et morne désert de la coutume,
Là où l'esprit guidé par toi s'avance dans l'élargissement continu de la pensée et de l'action -
Dans ce paradis de liberté,
Mon père, permets que ma patrie s'éveille.

Tel est le grand avantage des visions premières. L'esprit ne prévoit pas qu'il en viendra beaucoup d'autres semblables. Quand, plus tard, notre faculté calculatrice en est avertie, elle s'applique aussitôt à faire des économies d'attentions, et ne se départit de cette avarice que pour évaluer les choses qui lui paraissent exceptionnelles. C'et ainsi que, dans les rues de Calcutta, il m'arrive de me figurer que je suis un voyageur étranger ; alors seulement je découvre des choses dignes d'être vues, des choses qui passaient inaperçues sous mes yeux inattentifs. C'est la faim de voir véritablement quelque chose qui porte les gens à voyager en pays étrangers.

Ce magister avait trouvé le moyen de nous maintenir en tranquillité pendant la soirée. Il nous réunissait autour d'une vieille lampe à huile au verre fêlé, pour l'écouter lire des histoires du Ramayana et du Mahabharata. Quelques autres serviteurs se joignaient à l'auditoire. La lampe projetait de grandes ombres jusque sur les poutres du plafond, et, tandis que les petits lézards domestiques attrapaient des moucherons sur les murs et qu'au dehors les chauves-souris se livraient, dans la véranda, à des danses de derviches, nous écoutions en silence, bouche bée.

C'était de nouveau la rive du Gange ! De nouveau des jours et des nuits ineffables, pleins d'heureuse langueur et d'ardente aspiration, auprès de l'eau qui fuyait en bouillonnant sous l'ombre fraîche de ses berges boisées. Le ciel lumineux du Bengale, la brise du sud, le courant du fleuve, cette nonchalance royale, ce vaste loisir s'étendant d'un horizon à l'autre et de la terre verte au bleu du ciel, tout cela offrait nourriture et breuvage à l'affamé et à l'altéré que j'étais. J'y trouvais ma vraie demeure et me sentais là comme enveloppé dans les bras d'une Mère.

Il y eu une autre époque analogue dans la littérature anglaise, celle où l'allure lente et composée de Pope fit place au rythme entrainant de la Révolution française. Le poète de ce moment-là fut Byron. Son impétuosité passionnée émut aussi l'amante voilée recluse au fond de nos cœurs.
Telle fut l'excitation causée par la littérature anglaise sur les jeunes esprits de mon temps, et la vague d'émotion qui, par suite, m'assaillit de toutes parts. L'âge du réveil est celui du jeu des énergies, il ne peut être celui de leur répression.

Une fois, j'avais obtenu de je ne sais plus quel imprimeur les caractères dont se compose mon nom. Ce fut une expérience mémorable que de les passer à l'encre, de les appuyer sur du papier et de voir mon nom imprimé.