Citations sur À la fin le silence (36)
Fin avril, mon petit garçon est né. Cela fait dix mois que les attentats ont eu lieu. La sage-femme m'a dit "Ca y est il est là, je vois ses cheveux", et j'ai su alors, comme si tout ce que j'allais vivre par la suite m'était donné à entrevoir en un éclair, que je vivais les derniers instants d'une vie qui s'achevait et qu'une nouvelle était sur le point de commencer, une nouvelle qui ne pourrait en rien se confondre avec la précédente, qui se déploierait au-dessus d'elle, ne l'oubliant pas pourtant, l'embarquant avec elle pour l'élever à hauteur d'un présent nouveau, un présent miraculé, comme si le temps, au sein même d'une vie, pouvait d'un coup tracer des frontières irréversibles et délimiter des territoires, avant c'était ainsi, désormais ce sera comme ça.
'Dispersion: l'attentat a créé un trou au- dedans de moi, un trou sans fond dans lequel je tombe.
Je tombe, je tombe, Je tombe .Je tombe dans mon corps et je ne veux pas tomber, je ne veux pas que mon corps soit un trou.Mon corps est ce qui me rassemble, mon corps est-ce qui m'éléve..J'ai mis quarante ans à aimer mon corps.........Je lutte pour faire cesser la chute........."
J’avance à tâtons, j’aimerais trouver de la lumière, faire surgir du sens, j’aimerais retrouver le monde d’avant midi dix le mercredi 7 janvier, l’instant où j’ai appris que quelque chose d’irrémédiable venait de se produire, que le monde dans lequel nous vivions avait basculé, devenant un monde dans lequel deux hommes pouvaient pénétrer dans un immeuble, gravir un escalier et décimer à la Kalachnikov une équipe de rédaction, le monde d’avant le soit de septembre où j’ai su à la fin du dîner auquel nous prenions part mon père, ma sœur, mon frère et moi, au moment du dessert précisément, alors que je servais une mousse au chocolat préparée la veille avec un sourd pressentiment au creux du ventre, que nous allions devoir vendre la maison de notre enfance, j’aimerais anéantir ces deux douleurs, les faire disparaître, les renvoyer au néant, j’aimerais retrouver le monde d’avant, un monde qui tenait, c’est pour cette raison chimérique que chaque matin depuis le 8 janvier je me mets à ma table de travail et tente de me frayer un chemin à travers les mots.
Est-ce parce que les deux attaques parisiennes, celle du mercredi 7 janvier et celle du vendredi 9 janvier, ont eu lieu tout près de chez moi au j'ai eu à ce point la sensation qu'une partie de mon corps avait été pris, lui aussi, dans les attentats?
Alors que j'étais dans mon appartement, à l'abri pourtant - donc, dans les faits : pas directement concernée par l'horreur, ne faisant pas partie des seize personnes tuées ces deux jours-là, ne comptant non plus aucun proche parmi les victimes.
Aussi, pourquoi cette sensation physique, bien réelle, que mon corps avait été atteint? Pourquoi un tel écart entre ma réalité (la sensation d'avoir été atteinte) et la réalité (les deux attentats ne m'ont en aucune façon touchée)?
Quelques semaines plus tôt, j'avais commencé un livre. Je voulais écrire sur notre maison familiale, la maison de mes grands-parents maternels italiens. Comment définir cette maison autrement que comme le lieu du refuge ? (...)
Vendre la maison, c'était perdre ce qui m'ancrait depuis l'enfance. C'était perdre le lieu de mes racines, le lieu des images heureuses- les voix, les corps, les gestes si présents encore là-bas, chaque fois que j'y revenais, de ceux que j'avais aimés, et qui n'étaient plus là. (p. 17)
Les deux assauts étaient sur le point d'être lancés. Le premier dans l'imprimerie où s'étaient retirés les tueurs du massacre de Charlie Hebdo, le second dans l'hyper-marché de la porte de Vincennes. Tétanisés devant l'écran de mon téléphone mobile, nous suivions le déroulement des événements minute par minute. Les deux assauts allaient être lancés. Assise sur le canapé gris du salon, je tenais serrées contre moi mes filles, chacune dans mes bras, leur chaleur me traversait, leurs corps contre mon corps, contre ma peau. Je me gavais de leur odeur. Je sentais les mouvements du bébé dans mon ventre.
Se savoir inconsolable, accepter la défaite comme on se coucherait à terre, laissant la nuit nous recouvrir très lentement, et il y aurait une douceur infinie à ne plus lutter, à enfin ne plus lutter.
Je me souvenais de mes grands-parents obsédés par la beauté de leur jardin. La moindre parcelle jaunie par la sécheresse rendait mon grand-père fou. L'été, ils arrosaient beaucoup. Le matin très tôt, le soir au coucher du soleil. Je les revoyais tous les deux, debout dans la lumière du soir, un tuyau à la main. J'entendais le son clair, étonnamment puissant, de l'eau aspergeant les buissons de lauriers-roses, la pelouse, les arbres, les plantations -- et le silence autour.
Dispersion.
L'attentat a créé un trou au-dedans de moi, un trou sans fond dans lequel je tombe. Je tombe, je tombe, je tombe. Je tombe dans mon corps et je ne veux pas tomber, je ne veux pas que mon corps soit un trou.
Vendre la maison, c'était perdre ce qui m'ancrait depuis l'enfance. C'était perdre le lieu de mes racines, le lieu des images heureuses -- les voix, les corps, les gestes si présents encore là-bas, chaque fois que j'y revenais, de ceux que j'avais aimés, et qui n'étaient plus là.