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Critique de berni_29


La Mouette est une pièce de théâtre russe écrite par Anton Tchekhov en 1896.
Être, ou ne pas être, c'est là la question. Non, je ne confonds pas Tchekhov avec Shakespeare, bien qu'à un moment donné de la pièce, Hamlet soit cité avec ironie.
Être, paraître, vouloir être, rêver d'être, jouer à être, mais être quoi au juste ?
La mouette est une pièce tragique, bien que traité par moments sur le mode d'une comédie au ton acerbe et grinçant, qui évoque une représentation théâtrale. C'est d'ailleurs ainsi que le rideau s'ouvre, sur la représentation de la pièce écrite par un certain Konstantin Gavrilovitch Tréplev, qui souhaiterait transformer le monde. Rien que ça. Ayant l'ambition de créer une nouvelle forme de théâtre, il veut aussi par cette représentation prouver à sa mère, Irina Arkadina, actrice aujourd'hui sur le déclin, son talent pour la dramaturgie. C'est aussi une pièce qu'il a écrite pour la jeune actrice Nina Zarétchnaïa, qu'il s'apprête à mettre en scène…
On ne sait pas bien ce que raconte cette pièce, on le devine par des bribes de tirades, mais ce n'est pas important. Ce qui est important, c'est qu'elle va déployer les personnages dans une sorte de révélation de leur fragilité mais aussi de leur vacuité. Certains des protagonistes attendent cependant beaucoup du succès de cette pièce pour entrer dans la lumière des autres, celle du public mais celle aussi de l'être aimé, celle dans laquelle ils voudraient exister enfin, être reconnus, se mouvoir à jamais...
Nous sommes dans la Russie de la toute fin du XIXe siècle. Sorine, ancien haut fonctionnaire d'État, nous convie dans sa riche propriété campagnarde. Au fond du parc il y a un lac et devant ce lac se dresse une estrade pour les besoins du spectacle qui va être donné auprès d'un cercle resserré d'invités qui se connaissent...
Le rideau s'ouvre et déjà apparaissent les entrelacs compliqués des uns envers les autres, c'est le théâtre des conflits qui sommeillent au coeur de l'enjeu de cette pièce. Les tensions, les malaises déjà palpables..., le ton est donné durant les premières tirades.
L'enjeu est de taille aussi pour Nina, celle à qui Konstantin a confié un des rôles principaux.
Ici plusieurs histoires d'amour s'entrelacent, vouées à l'échec comme l'existence de beaucoup de personnages. Des histoires d'amour sans retour, sans issue, sans futur...
La vie d'artiste, c'est un peu le miroir aux alouettes, courir après des chimères, c'est l'endroit où l'on voudrait se hisser presque jusqu'au ciel, mais où l'on se brûle les ailes au plus près dans le feu illusoire du succès, tel Icare.
Ce qui domine ici avec cruauté, c'est l'envers du décor, l'illusion, l'envol, le désir de gloire, la déception, les rebuffades de l'amour, la chute...
Très vite, Arkadina, plus sensible à la présence de son amant plus jeune qu'elle, l'écrivain à succès Trigorine, se moque sans détour de cette pièce et du besoin de reconnaissance de son fils…
Personnages au bord de la crise de nerfs, actrices capricieuses, dramaturges dépressifs, bourgeois désabusés, chassés-croisés amoureux dans les vapeurs de l'alcool et les effluves de l'ennui, c'est l'incompréhension des personnages entre eux, le goût du malheur, l'insatisfaction permanente, qui se jouent autour de cette pièce comme un élément catalyseur, dans un drame de l'indécision et de l'inachèvement. Et tout ceci se passe à la campagne !
Dans cette mise en abyme champêtre, chaque personnage nous raconte quelque chose sur l'art et peut-être d'une certaine manière sa vision du monde, sa manière pour se l'approprier. Monter sur scène, passer par l'entremise du théâtre, dire les mots d'un autre pour s'accomplir, n'est-ce pas une façon de fuir la réalité, refuser d'en affronter les exigences ?
Ici, la vie et à la mort s'effleurent et s'opposent, tout comme la recherche d'accomplissement et la solitude la plus accablante. Alors on finit par ne plus savoir à quel endroit se tient le théâtre, sur scène ou dans les coulisses…
Dans La Mouette, les personnages sont terriblement humains, égarés entre leurs regrets et leurs espoirs.
Mais que dire de la mouette, non pas de la pièce mais de l'oiseau ? Car les mouettes, je m'y connais un peu, je les observe évoluant dans le paysage marin qui est un peu le mien aussi, je les reconnais... Ici visiblement il s'agit d'un oiseau sans doute égaré dans ce paysage de campagne russe, à moins que l'océan ne soit guère très loin. Mais justement, cet égarement n'est-il pas la symbolique majeure recherchée par l'auteur pour illustrer le fil narratif qui sous-tend la pièce ?
Cet oiseau va survoler, traverser les tirades, effleurer les jeux d'acteurs et les spectateurs, hanter le propos jusqu'à se fondre dans certains personnages eux-mêmes, les habiter à jamais.
Très vite, Nina s'imagine elle-même en mouette, dès l'acte I.
La mouette symbolise également la vie de Konstantin qui se veut artiste mais dont la gloire lui échappe. Ces personnages fragiles et maladroits sont à l'image de cet albatros que les hommes d'équipage s'amusent à torturer, il ne s'adapte pas au monde, mais ils ont terriblement soif de lui.
Avec « La Mouette », Anton Tchekhov interroge la notion d'art, de création artistique et la condition de l'artiste. Sont-ce ses propres doutes, son rapport au succès, à la modernité qu'il a voulu convoquer dans sa pièce, jouée pour la première fois en 1896 ?
Mais il est possible d'y faire une tout autre lecture plus actuelle, plus intemporelle aussi, évoquant les chimères de notre monde contemporain, cette quête de reconnaissance effrénée, cet amour-propre, cette attention à l'opinion publique, dans une société devenue une sorte de théâtre, chacun ayant toujours à l'esprit le public devant lequel il se présente et le jugement duquel son bonheur dépend. Les réseaux sociaux sont devenus ce théâtre virtuel…
J'ai choisi de lire deux versions de la pièce, éditées aux éditions Babel de chez Actes Sud, la version originale, écrite en 1895 et mise en scène pour la première fois en France par Alain Françon et la version académique toujours jouée depuis 1896, toutes deux dans la nouvelle traduction entreprise par André Markowicz et Françoise Morvan.

« Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire
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