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Critique de Nastasia-B


Ce volume 2 du théâtre complet d'Anton Tchékhov regroupe trois pièces de format classique et neuf courtes pièces en un acte. Ce programme peut vous sembler alléchant, sachez toutefois que le Sauvage et Oncle Vania sont plus ou moins la même pièce vue à des moments différents de sa gestation ; Oncle Vania étant la forme ultime.

Sachez encore que les pièces en un acte de Tchékhov me semblent vraiment très en-dessous du reste de sa production théâtrale. Si bien qu'au bout du compte, ce tome vaut surtout pour deux de ses pièces, à savoir La Cerisaie et Oncle Vania.

1) LA CERISAIE.
C'est une oeuvre symbolique : les cerisiers en fleur (n'oublions pas la vogue japonaise qui avait frappé l'occident durant le XIXème siècle) symbolisent le raffinement, l'esthétique, l'éphémère, l'art, le faste, le tape-à-l'oeil, la frivolité, en un mot l'aristocratie.

Ceci s'oppose bien évidemment au matérialisme, au pragmatisme, à la terre, au sol, en tant que quantité de mètres carrés sur lesquels poussent ces arbres.
C'est donc tout un symbole que la cession de la cerisaie (demeure et domaine de la noblesse russe) par l'aristocratie à la bourgeoisie et c'est ce symbole que choisit Anton Tchékhov pour nous montrer la fin d'une époque, la prise de pouvoir par les financiers au tournant du XXème siècle, notamment suite à l'abolition du servage en Russie en 1861.

Cette pièce est donc tout à fait dans la droite lignée des Démons (les Possédés) de Dostoïevski. Tchékhov sent aussi parfaitement monter les ferments de ce qui sera la révolution de 1917.

Pour nous montrer cette décadence, cette perte de contrôle de l'aristocratie, ce manque de lucidité, au début de la pièce, chaque personnage est dans sa propre bulle, chacun répond à côté de la plaque, sauf l'homme d'affaire, descendant de paysan, Lopakhine, qui, lui, a bien perçu que le vent a tourné et qu'il apporte des odeurs de roussi.

Tous les autres sont dans les mirages d'un monde et d'une époque qui a disparu, révolue, qui s'est évanouie pour laisser place à une autre, mais que leurs yeux sont incapables de déceler, sauf peut-être l'étudiant utopique Trofimov, ancien précepteur d'un enfant qui est mort (encore un symbole !) et qui attend béatement l'heure du changement en s'imaginant que tout sera bonheur, liberté et égalité si une révolution survient.

En ce sens, c'est-à-dire, la poursuite des chimères, la non perception de la réalité, cette pièce se rapproche de la Mouette. C'est probablement la pièce la plus célèbre de Tchékhov, mais, définitivement, ce n'est pas ma préférée, car Oncle Vania m'a beaucoup plus séduite.

On peut juste préciser que certaines mentions, notamment aux vacanciers, à la révolution latente, aux changements économiques annoncent ou font écho à l'oeuvre de Gorki. Cette pièce, très caractéristique du style Tchékhov, peut donc être perçue comme un trait d'union entre Dostoïevski et Gorki, le témoin d'un pan de l'histoire russe qui s'effondre et d'un autre, à créer.

2) LE SAUVAGE.
Cette pièce, également traduite sous le titre L'Homme Des Bois ou le Génie Des Bois est en fait une version préliminaire de ce qui deviendra le véritable chef-d'oeuvre d'Anton Tchékhov, Oncle Vania.

Prenez la même trame, le même début, amoindrissez quelque peu le rôle de Vania et enrichissez de façon inversement proportionnelle le rôle du médecin Astrov et vous obtenez L'Homme Des Bois. Changez simplement quelques noms voire seulement les prénoms comme c'est le cas pour Vania qui s'appelait initialement Iégor, ajoutez ou retirez l'un ou l'autre des personnages secondaires et vous basculez facilement de l'une à l'autre de ces pièces en quatre actes.

L'essentiel des différences se situent en fin d'acte III et dans l'acte IV, mais le début, la trame et l'esprit sont en tous points les mêmes. Vous pouvez donc sans problème vous reporter sur Oncle Vania.

3) ONCLE VANIA.
Si vous ne lisez qu'une pièce de Tchekhov, choisissez celle-ci. Vous ne serez pas déçu, ou si vous l'êtes, vous le serez de toutes les autres. Il s'agit chronologiquement de la cinquième de ses sept pièces longues et elle en constitue, selon moi, la quintessence car Anton Tchekhov signe un vrai petit bijou avec cette pièce.

Des gens contraints de vivre ensemble et qui ne peuvent pas se souffrir, certains qui en aiment d'autres sans qu'il y ait de réciprocité, des ambitions inassouvies, des attentes, des frustrations, bref, un cocktail détonnant pour planter le décor d'une bonne empoignade familiale !

Jugez plutôt : Vania déteste Sérébriakov, l'ex-mari de sa soeur défunte, mais il aime Eléna, la nouvelle épouse de celui-ci. Sonia, la fille de Sérébriakov aime le docteur Astov, qui lui aussi aime Eléna, qui elle n'aime personne, tout comme son mari Sérébriakov d'ailleurs.

Une véritable orfèvrerie de situation pourrie où les protagonistes ont ruminé de longue date leurs frustrations respectives. Ajoutez là-dessus le sel d'un tempérament bien trempé, ironique, caustique, sarcastique tel que celui de l'oncle Vania, le tout doublé d'une sérieuse tendance à démarrer au quart de tour et vous aurez une petite idée de l'ambiance de plomb qui règne dans cette maison de campagne.

Hormis ce décor relationnel, Tchekhov peaufine aussi la patine historique de ses personnages ainsi que l'environnement géographique rural de cette pièce : Sérébriakov est un professeur à la retraite, surtout expert en glose, qui jouit d'une certaine célébrité et qui a toujours vécu en ville, loin des préoccupations matérielles. Mais étant retiré, et faute de moyens suffisants, il est venu s'installer avec sa jeune et jolie nouvelle femme Eléna dans la maison appartenant à sa première épouse décédée, une grosse ferme à la campagne.

Le domaine fonctionne depuis des lustres grâce à l'abnégation et l'énergie de Vania et de sa nièce Sophia, fille du professeur de son premier mariage. On apprend que depuis des années, le professeur tire ses revenus du travail de Sophia et Vania, lequel a ouvert récemment les yeux sur le talent douteux de Sérébriakov ainsi que sur Eléna, dont il est tombé follement amoureux.

À travers les yeux de Sophia et Vania, l'un et l'autre non désirés et pourtant méritants, Tchekhov nous peint un tableau touchant, tragique, bouché et sans issue, d'une existence ratée où il ne reste guère que le suicide ou l'abnégation. C'est donc un regard assez déprimant mais non dénué de vérité sur la condition humaine et son non-sens.

En outre, au-delà des frustrations et vitupérations de Vania, il me faut signaler l'autre personnage hyper intéressant de cette pièce, en la personne du docteur Astov. Si l'on se souvient que l'auteur était lui-même médecin, on comprend qu'il y a mis une certaine dose de sa propre personne.

J'en retiens surtout un étonnant discours écologiste et une vision du développement durable très en avance sur son époque. Ce n'est pas un motif nouveau chez lui, il l'avait déjà exprimé dans le Sauvage. Ceci n'est probablement pas étranger au fait qu'Anton Tchekhov fit son fameux voyage à l'île de Sakhaline dans la même période où il remaniait sa pièce le Sauvage qui allait finalement aboutir à cette pièce, constatant au passage l'étendue de l'impact négatif de l'Homme sur la nature.

À plusieurs égards, cet Oncle Vania reprend, revisite ou annonce certains des éléments typiques du " style " Tchékhov, comme on peut le retrouver dans ses autres pièces, mais avec une légère préférence quant à moi pour cette version de son style, un peu moins intellectuel ou oscarwildesque, un peu plus " à la bonne franquette ", quasi franchouillard, au sens de Michel Audiard j'entends.

Et sur ce point, je ne peux que féliciter le metteur en scène qui eut l'idée géniale de confier le rôle de Vania à Jean-Pierre Marielle car, durant toute la lecture de la pièce, j'entendais sa voix dans les répliques et c'était un bonheur, souvent drôle et grotesque, caustique et cassant, tragique et touchant.

En somme, une pièce superbe, d'une fraîcheur et d'une efficacité redoutables ; du très grand Tchekhov.

4) LES PIÈCES EN UN ACTE.
Ces pièces en un acte se répartissent pour trois d'entre elles en études dramatiques et pour six d'entre elles en farces. Il convient, je pense, de bien distinguer ces deux ensembles ; les premières étant, selon moi, de bonne voire très bonne qualité, et les secondes très moyennes à franchement mauvaises.

Les trois études dramatiques sont : Sur La Grand-Route, le Chant du Cygne et Tatiana Répina. Les six farces étant : Des Méfaits du Tabac, L'Ours, La Demande En Mariage, le Tragédien Malgré Lui, La Noce et le Jubilé.

SUR LA GRAND-ROUTE me semble être à la fois la plus ambitieuse et la plus intéressante de ces pièces en un acte. C'est en tout cas ma préférée et de très, très loin. On y perçoit une claire, nette et évidente annonciatrice et inspiratrice de la célèbre pièce de Maxime Gorki, Les Bas-Fonds.

C'est un théâtre rare pour Tchékhov. Lui qui nous a plutôt habitué à faire frayer ses drames parmi la petite aristocratie ou la bourgeoisie, il nous transporte cette fois-ci dans une taverne franchement mal famée et peu recommandable des bords de route où s'y croisent des pèlerines hors d'âge, des voyous patentés, des ivrognes de toute espèce, des vieillards à l'article de la mort, des voyageurs tombés en panne, etc.

La langue n'y est pas fleurie et les vies sont abîmées, frappées du sceau du destin. On y retrouve les mêmes appels messianiques que dans Les Bas-fonds, les mêmes hors-la-loi, les mêmes empoignades verbales qui peuvent à chaque instant devenir physiques. L'omniprésence de l'alcool, la précarité et la promiscuité.

Et, comme dans Les Bas-Fonds, on y rencontre un personnage surprenant, Bortsov, un ancien propriétaire foncier opulent, c'est-à-dire, un aristocrate, désormais ruiné, sali, mis plus bas que terre, plus mendiant que le dernier des mendiants, plus ivrogne que le dernier des ivrognes. Je vous laisse découvrir son histoire qui arrive même à attendrir les rudes gaillards de la taverne.

LE CHANT DU CYGNE nous présente la grande remise en question d'un acteur âgé, sur le déclin, qui s'interroge sur son art et sur le sens qu'il a donné à sa vie durant toutes ses années de scène. Cette pièce fait écho, mais de façon plus faible, à La Mouette, où cette thématique est mieux développée.

Enfin, dernière étude dramatique, TATIANA RÉPINA est une variation sur le thème du mariage orthodoxe. On assiste donc à une cérémonie en bonne et due forme, qui assomme tout le monde d'un puissant ennui et le décalage est donc réalisé par les voix et commérages en coulisses, sur les bancs de l'église, les remarques du marié à son témoin qui croule sous le poids de la couronne et... sur les murmures qui s'opèrent lorsqu'il semble à chacun que Tatiana Répina a fait son apparition à la cérémonie...

Viennent alors les six farces qui m'ont cordialement ennuyée sauf peut-être L'Ours, à un degré moindre.

LES MÉFAITS DU TABAC est selon moi une pièce creuse où l'auteur n'a rien ou à peu près à nous dire, tout comme son protagoniste principal. C'est un monologue, un peu comme le Tragédien Malgré Lui, où un mari, complètement phagocyté par sa femme, tenancière d'un pensionnat-école de musique, est mandé par son épouse pour faire une énième conférence de bienfaisance. le brave factotum va donc s'exécuter, en ayant bien évidemment pas la moindre idée de ce dont il va pouvoir parler devant un auditoire qui, de toute façon, ne l'écoutera pas. Or, accablé par la férule de sa despotique épouse, il pète un câble et balance à l'assemblée les secrets du caractère de sa femme et de ses pitoyables relations avec elle. Bref, il parle de tout, sauf peut-être des méfaits du tabac...

L'OURS nous met en présence un créancier qui vient réclamer une somme d'argent à une jeune veuve. Cette dernière, plutôt prude et de belles manières, lui confesse qu'elle ne pourra recouvrer sa créance que dans quelques jours. Or, lui, a un besoin urgent de la somme aujourd'hui même. S'ensuit donc une empoignade verbale de toute beauté où fourmillent quelques belles répliques pour se finir d'une façon quelque peu inattendue.

UNE DEMANDE EN MARIAGE surfe sur l'éternelle âpreté au gain et l'étroitesse d'esprit de ces propriétaires terriens que fustige souvent Tchékhov. Toujours est-il que toute la pièce est un crêpage de chignon sur des peccadilles, qui interdisent même au fiancé de formuler sa demande auprès de la jeune fille convoitée. Très faible intérêt selon moi.

LE TRAGÉDIEN MALGRÉ LUI, c'est encore pire, du gros, lourd et gras qui tache... Un quasi monologue où un citadin de la classe moyenne, qui vient passer son été en datcha à la campagne, égrène les mille misères que cette vie de villégiature lui cause auprès de son épouse tyrannique. On est au fond du trou de Tchékhov d'après moi.

LA NOCE, un peu à la manière d'Une Demande En Mariage, se prétend une caricature des classes moyennes qui veulent faire comme les " grands ", en mettre plein la vue, mais qui n'en ont ni les moyens ni les manières. le passage avec le capitaine de frégate, assez drôle au tout début, devient catastrophique et d'un lourdingue absolu vers la fin.

LE JUBILÉ nous transporte dans une banque où, là encore, Tchékhov s'en prend au vernis derrière lequel se cachent les personnages " respectables " et essaie de l'écailler. Mais c'est encore de la grosse mécanique redondante, pas drôle et qui ne présente pas beaucoup d'intérêt à mes yeux.

En conclusion, un recueil très inégal, qui vaut selon moi essentiellement La Cerisaie, Oncle Vania et, dans une moindre mesure, Sur La Grand-Route, très intéressante si l'on souhaite comprendre l'ontogenèse des Bas-Fonds de Gorki. Pour le reste, vous pouvez sans doute passer votre route, mais ce n'est que mon avis, c'est-à-dire, vraiment pas grand-chose.
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