Je lui ai dit que, d’après mes observations, il ne fallait pas plus de trois jours avant que le désespoir et la faim sapent tout instinct civilisé chez une personne. Il a souri et répondu que j’avais une vision sombre de la nature humaine et que, d’après son expérience, c’était plutôt quatre.
Bon, ce qu'il y a avec moi, c'est que moins je vois les gens, plus je les aime.
Je suis née à l'aube trompeuse de ces jours anciens. Aube qui n'était rien d'autre qu'un crépuscule.
Comme la graine qui fend le béton, c’est leur appétit pour la vie qui les rendait si destructeurs. Nous avions tous le malheur d’être nés à une époque où les ressources vitales étaient devenues très rares
Il disait souvent que depuis qu’on s’était extirpé de la boue primitive à plat ventre, c’était le manque qui nous avait façonnés. Quoi qu’on prenne – le fromage, les églises, les bonnes manières, l’économie, la bière, le savon, la patience, les familles, le meurtre, les clôtures –, tout cela n’existait que parce qu’il n’y en avait jamais assez, parfois pas totalement assez, et parfois presque pas assez, pour tout le monde. L’histoire de l’humanité de masse était l’histoire de gens qui luttent et échouent à se procurer les ressources vitales nécessaires.
"Mais les mots que je disais n'étaient pour eux que des bruits parasites. Ils croyaient ce qu'ils voulaient. C'était le présage d'un bienfait. D'un jour à l'autre, les gens reviendraient. On aérerait des matelas humides dans la rue. On retournerait à la pelle la terre des jardins abandonnés de longue date. La cloche jusqu'alors silencieuse du belvédère annoncerait l'office aux fidèles, et on épinglerait une médaille à la poitrine du vieux prêtre pour avoir pris soin de ses archives."
Quand j’ai cherché du regard le pot de chambre, il a eu l’air nerveux. Il était gêné. Là, j’ai su qu’il allait me plaire : j’avais failli le tuer mais ça l’ennuyait que je voie sa merde. C’est bien les garçons, ça.
Chacun s'attend à assister à la fin de quelque chose. Ce à quoi nul ne s'attend, c'est à assister à la fin de toute chose.
Le monde se réduit aux simples faits et plus les gens restent simples, mieux ils s'en sortent. Mon père parlait six langues mais il n'était pas fichu d'enfoncer un clou correctement. Il discutait de points de droit avec des présidents et des gouvernements, quand ces derniers existaient encore. Il avait fait partie de ceux qui avaient négocié la concession de la terre qui était devenue notre chez-nous. Il avait des kilomètres de mots pour habiller sa vision de la vie idéale, mais s'était montré incapable de brandir le poing quand il avait fallu la défendre. Il parlait constamment de faire le bien dans le monde, mais je crois que tout le bien qu'il a fait tiendrait sur un timbre-poste. On ne fait pas le bien avec des mots.
Tout ce qu'il y avait à la base portait l'empreinte de l'homme. Tout se mesurait à l'échelle de l'homme et au travail qu'il pouvait accomplir en une journée. Un coup d'oeil suffisait pour juger du temps nécessaire à l'élévation d'une portion du mur d'enceinte, ou au nivellement de la route toute simple qui en faisait le tour. J'étais probablement capable de nommer chacun des outils nécessaires à ces travaux.
Mais fabriquer un avion - cela prenait-il six mois ou un siècle? Quels mystères étaient à l'oeuvre dans son moteur?