Le marchand de masques

- N'oubliez pas de jeter un coup d'oeil sur le dossier du métro, monsieur Sarabosse. Voilà une semaine que M. Duvallon l'attend. Il m'en a fait la remarque ce matin.
Cette injonction de son sous-chef de bureau, prononcée d'une voix douce mais ferme, frappe Valentin Sarabosse en pleine euphorie. Il devrait concocter un rapport dénonçant les causes du déficit chronique du métropolitain, et il laisse courir sa plume sur le papier bulle de l'Administration pour évoquer les songes qui le hantent. A croire que c'est ici, parmi les cartons verts et les registres reliés, que l'inspiration le visite avec le plus de force. Quelle que soit sa bienveillance, Melle Albertine Filoutier est obligée de lui rappeler, de loin en loin, qu'il est un fonctionnaire de la préfecture de la Seine, affecté au service des Budgets, et non un écrivain qui a le droit de pondre ses oeufs quand bon lui semble. Leurs tables se font vis à vis. Quand il lève les yeux, c'est son sous-chef qu'il découvre en face de lui, comme un reproche vivant. Une vieille fille osseuse, tendineuse, au faciès chevalin et à l'oeil de douanier.

Monsieur, j'ai lu dans la rubrique littéraire de je ne sais plus quel journal que vous prépariez une biographie de Valentin Saragosse, à paraître aux éditions Bolerio. Il se trouve que ma belle-mère, depuis longtemps décédée, a souvent rencontré cet auteur dans les salons parisiens et que son fils, Eric Carisay, mon mari, a hérité d'elle deux pleines valises de vieilles lettres que ni lui ni moi n'avons eu la patience de trier. Mon mari est d'ailleurs mort lui-même, l'année dernière, et j'ai dû déménager. J'avoue que ces archives m'encombrent dans le tout petit appartement où je loge actuellement. Ma belle-mère connaissait beaucoup d'écrivains et d'artistes de son époque. Peut-être découvrirez-vous dans le fatras dont je suis dépositaire quelque chose d'intéressant sur la vie de ce milieu dans les années trente?

Le suicide de Valentin Saragosse n'a pas fait grand bruit à l'époque. Mes parents m'ont dit que les journaux l'avaient tout juste signalé, sans commentaire. Les progrès du nazisme en Allemagne, les grèves à répétition en France, les combats fratricides en Espagne, les scandales politiques et financiers obsédaient tous les esprits.

Ici s'arrête me récit des recherches, des démarches et des efforts que j'ai faits pour mener à son terme ce sacré bouquin. Il m'a donné bien du mal. Mais je ne regrette aucune de mes angoisses. Je ferme ce cahier avec confiance. Je n'y écrirai plus rien. Enfin, je vais pouvoir vivre pour moi et non pour un autre.
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