« D'un cachot l'autre » aurait pu s'intituler ce roman, en écho à un tout autre récit d'un célèbre écrivain français ayant pris parti de façon notoire pour le camp adverse à notre narrateur. Ce n'est certes pas la vie de château que celui-ci a vécu, mais celle de tous les résistants qui dès le discours de Pétain le 17 juin 40 n'acceptèrent pas d'abdiquer face à l'Allemagne hitlérienne et décidèrent de s'engager auprès des divers réseaux de résistance qui parsemaient la France.
Sans attendre, dès la première page, l'auteur nous plonge dans un récit enlevé, phrases courtes et plume alerte, pour nous faire partager l'enfermement d'un prisonnier condamné à mort pour faits de résistance : pour « opinions gaullistes, aide à l'ennemi et espionnage » plus précisément.
Mais qui est cet auteur ?
Pierre Vergely. Et qui est ce prisonnier ? Charles
Vergely. Leur lien de parenté ? Celui de père et fils.
Pierre, le fils, à travers ce roman, s'est voulu le porte-voix de son père Charles qui n'a vraisemblablement pas eu le temps de coucher sur papier le récit de son histoire. Pierre n'avait que 11 ans lorsque celui-ci décède en 1986. Charles, lui, n'était guère beaucoup plus vieux lorsqu'il décide de s'engager, 17 ans... A 18, c'est déjà l'arrestation et la valse des cachots, accompagné par ses amis résistants condamnés également :
Le Cherche-Midi, Fresne, Rheinbach, Ludwigsburg et enfin Landsberg, forteresse tristement célèbre pour avoir accueilli Hitler entre ses murs durant 13 mois en 1923-1924, temps malheureusement mis à profit pour écrire Mein Kampf.
Il est vrai que l'on aurait peut-être apprécié davantage un témoignage direct du protagoniste de cette histoire, la notion de roman renvoyant toujours à l'idée de fantaisie, de fiction narrative permettant toutes les extrapolations. Après avoir lu les grands récits d'enfermement de témoins directs de ces événements dramatiques de notre histoire récente, on craint pour la légitimité de l'auteur : qui peut concurrencer le récit d'
Anne Frank, enfermée d'une toute autre façon, chez elle, en plein coeur d'Amsterdam ? Ou les horreurs de la promiscuité vécues par
Primo Lévi à Auschwitz ?
Mais l'auteur s'en tire avec brio au fil des pages. Armé des témoignages écrits et oraux de sa famille, de ses souvenirs et aussi de sa passion pour
la philosophie, Pierre nous livre un récit empreint de souffrances physiques et morales, de tristesse et de peines mais aussi de rédemption et de résurrection. J'utilise un vocabulaire issu de la religiosité chrétienne car la foi a été un outil bien utile à Charles lors de ses multiples détentions. Elle est d'ailleurs une affaire de famille : Bertrand, le frère de Pierre, son « pilier » comme il le dit lui-même dans ses Remerciements, est philosophe mais aussi théologien, et lui aussi a été vraisemblablement touché par l'histoire paternelle, il est l'auteur d'un remarquable livre sur «
La souffrance ».
Durant la lecture, on ne peut s'empêcher de penser évidement à Camus et à « L' Étranger » qui a tout dit de l'absurdité de la condition humaine à travers l'expérience de l'enfermement et de la condamnation à mort.
Mais ce livre se lit aussi puissamment sous le signe de « L' homme révolté », à qui il est dédié : le révolté n'est-il pas celui qui dit non, non à la tyrannie, à la fin des libertés, pour dire un grand oui à la vie afin de dépasser le nihilisme des révolutionnaires qui eux ne sont déjà plus que des idéologues criminels cherchant à rationaliser le meurtre ? Une des dernières scènes du livre est d'ailleurs le refus de Charles de tirer sur l'un de ses bourreaux allemands lorsqu'un libérateur américain lui tend un pistolet. Celui-ci va alors s'en charger : il n'a décidément rien compris... Ainsi, la brute remplace la brute. le libérateur deviendra alors bourreau comme l'ont montré les décennies de Guerre Froide et les injustices commises par les États-Unis tout au long du XXème siècle, et ce toujours aujourd'hui.
J'ai lu cet ouvrage en parallèle à la lecture d' « Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf », tout juste sorti cette année. le livre de Pierre
Vergely venait ainsi à point nommé, comme une vérification que des théories spéculatives peuvent être tout à fait délirantes et criminelles lorsque le réel est sacrifié sur l'autel de l'idéologie. Il est toujours stupéfiant de considérer que la psychose d'un seul homme dans une lointaine Allemagne a pu mener à toutes les horreurs qu'a pu vivre Charles, jeune français, sans doute tout à fait ignorant comme ses congénères de la même génération, des enjeux absurdes qui se jouaient dans la tête d'Hitler.
Et toujours la même question lancinante qui se pose depuis plus de 70 ans : comment celui-ci a t-il pu par sa simple volonté être le générateur de tant de morts et de souffrances, l'origine de la création d'une telle architecture de résistance, d'espionnage, de contre-espionnage, de mensonges, de trahisons qui hanta l'Europe et le monde durant une période de six longues années ?
Nos historiens tentent d'y répondre au mieux au fil de leurs recherches, nos écrivains réveillent la part sensible en nous pour ne pas oublier et ne pas recommencer dans ce « Monde qui reste » quand tout semble déjà avoir été détruit.