Après 115 séances, Cézanne abandonna mon portrait pour s'en retourner à Aix. «- Je ne suis pas mécontent, du devant de la chemise », — telles furent ses dernières paroles en me quittant. Il me fit laisser, à l'atelier, le vêtement avec lequel j'avais posé, voulant, à son retour à Paris, boucher les deux petits points blancs des mains, et puis, bien entendu, retravailler certaines parties. «J'aurai fait, d'ici-là, quelques progrès. Comprenez un peu, M. Vollard, le contour me fuit ! » Mais, en parlant de reprendre cette toile, il avait compté sans ces « garces » de mites, qui dévorèrent mon vêtement.
N'importe, on imagine la joie de Cézanne de se voir accroché. Cette joie n'était toutefois pas sans mélange, son. père n'ayant pu la partager. Il avait eu la douleur de le perdre quatre ans auparavant, en 1885; mais il lui restait la consolation de penser que ce père. si regretté avait conservé une confiance inébranlable dans le triomphe final de son enfant. Cette foi si forte était entretenue chez. M. Cézanne par son orgueil de père. Ne disait-il pas : « Moi, Cézanne, je n'ai pu avoir fait un crétin ! » Quant à la mère du peintre, qui n'allait mourir que huit ans plus tard, en 1897, et qui devait voir s'éveiller la faveur du public pour les Cézanne, si elle désirait ardemment voir les efforts de son fils récompensés, c'était parce qu'elle sentait combien il était malheureux d'être méconnu : autrement, qu'il vendît ou ne vendît pas, cela n'avait pas d'importance à ses yeux, puisque « le petit avait de quoi ».
Bien peu de personnes ont pu voir Cézanne le pinceau à la main ; il ne supportait que très difficilement d'être regardé pendant qu'il était à son chevalet. Pour qui ne l'a pas vu peindre, il est difficile d'imaginer à quel point, certains jours, son travail était lent et pénible. Dans mon portrait, il y a, sur la main, deux petits points où la toile n'est pas couverte. Je le fis remarquer à Cézanne : « Si ma séance de ce tantôt au Louvre est bonne, me répondit-il, peut-être demain trouverai-je le ton juste pour boucher ces blancs. Comprenez un peu, M. Vollard, si je mettais là quelque chose au hasard, je serais forcé de reprendre tout mon tableau en partant de cet endroit ! » Et cette perspective n'était pas sans me faire frémir.
En 1895, l'Etat eut à se prononcer sur l'acceptation,pour le musée du Luxembourg, du legs Caillebotte. Entre autres tableaux, il y avait quelques Cézanne, notamment les Baigneurs, donnés jadis à Cabaner et que Caillebotte, à la mort de celui-ci, avait acquis pour la somme de 300 francs, prix énorme pour le temps. Mais Caillebotte ne regardait jamais au prix quand un tableau lui plaisait. Cézanne, en apprenant que ses « Baigneurs » iraient au Luxembourg, l'antichambre du Louvre, avait eu ce cri du cœur: " Maintenant j'em Bouguereau". Le mot fut répété et eut beaucoup de succès, sauf en haut lieu où on le jugea d'une suprême inconvenance. On décréta aussitôt que les Baigneurs n'entreraient pas au Luxembourg. Du même coup, on arrivait au résultat souhaité : ne plus entendre parler de ce legs qui, d'après la volonté du testateur, devait être accepté en totalité.
L'admiration de M. Chocquet pour les tableaux de Cézanne ne fit que grandir en même temps que son estime pour l'homme, qui devint très vite le familier de la maison. M. Chocquet ne perdait pas une occasion de faire l'éloge de Cézanne. On ne pouvait parler de peinture devant lui, sans l'entendre jeter ces deux mots: « Et Cézanne ! » Il n'arriva jamais, d'ailleurs, à lui faire acheter la moindre toile ; trop heureux s'il réussissait à se faire écouter lorsqu'il parlait de « son peintre ».
Cézanne. Portrait d'Auguste Ambroise Vollard