AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Surprise ! You're dead !
Guess what ?
It never ends
Never ever ends."
(Faith no More)

Tout a commencé comme une sorte de blague. Quand on a demandé à Antoine Volodine dans quelle catégorie il faut ranger ses écrits, il a tiré un peu négligemment de sa manche le terme "post-exotisme", pour éviter la confusion avec la SF, le post-apo, les dystopies ou les anti-utopies.
Mais au fur et à mesure que le corpus post-exotique grandit, s'étoffe avec de nouvelles plumes tenues par la même main, et se dirige fatalement vers sa fin (l'ultime 49ème ouvrage, correspondant au 49 jours d'errance entre la vie et la mort, selon le "Bardo Thödol" tibétain), ce qui était au départ une boutade destinée aux journalistes est devenu un terme sérieux.
Un novice sera probablement déstabilisé en ouvrant son premier roman post-exotique, mais en devenant un habitué, il trouvera toujours ce qu'il est venu chercher :

Un monde qui ne ressemble à aucun autre, à la fois déprimant et lyrique, qui possède sa propre géographie glissante, quelque part entre la steppe mongole, la taïga sibérienne et le béton soviétique. L'atmosphère qui évoque "ici et n'importe où ; hier, demain, et tout le temps".
Les personnages-voix aux noms improbables et aux nationalités indéfinissables, qui se promènent à leur guise d'un récit à l'autre, un peu comme chez Marquez ou chez Balzac... l'ensemble volodinesque est aussi, en quelque sorte, une "comédie humaine", teintée d'étrange "réalisme magique".
Le style unique de Volodine, qui, selon ses propres mots, "écrit en français une littérature étrangère", et qui le fait fort bien.
Ses néologismes. Son humour noir.
Il y a largement de quoi séduire, et sans grande surprise, "Dondog" a comblé toutes mes attentes.

Quand on sort d'un camp de travail et on n'en a plus pour longtemps, on a bien envie de "régler des comptes avec deux ou trois personnes". Celles qu'on a connu autrefois...
La confession de Dondog Balbaïan nous met directement au coeur de l'intrigue orchestrée par Volodine. C'est un roman qui parle de chemin-même vers la mort.
Pour le miséreux protagoniste il s'agit de la recherche de son passé, et de ceux qui l'ont autrefois rabaissé ; ceux qui l'ont transformé en "chien", ce qui signifie, dans le langage des camps, littéralement "rebut" ou "moins que rien". Don Dog : le chien suprême. (Le nom se prête tout seul aux interprétations, mais, gamine, je possédais un livre d'aventures écrit pas un auteur mongol Dondogin Cevegmid qui mentionne aussi les chamans si chers à Volodine... hm, sans doute rien à voir, mais cela prouve que le champ des connotations liées au Volodinestan peut être très large.)
Dondog a survécu à la purge ethnique visant l'extermination des Ybürs, mais il a été déporté et il a passé trente ans au camp de travaux forcés. Libéré au début du roman, il découvre lentement comment le monde a changé après toutes ces années. Il arrive dans une triste ville pleine d'immeubles miteux qui tiennent à peine debout ; l'endroit qui a survécu aux pogroms et aux répressions, et qui s'est transformé en bizarre chaos architectonique. Dans un dangereux dédale de couloirs obscurs les murs humides s'écaillent, le sol grouille de vermine, partout règne une puanteur indescriptible.
Et Dondog rêve de vengeance.
Dans sa tête s'immiscent des noms comme Tonny Bronx, Eliane Hotchkiss, Gulmuz Korsakov... mais il ne sait par vraiment pourquoi ce sont précisément eux qui doivent payer. le régime a parfaitement gommé la mémoire de Dondog, et il est maintenant obligé de solliciter à grand peine ses souvenirs, afin de se trouver une bonne raison pour régler ces vieilles dettes. C'est la seule façon de retrouver sa liberté, sa seule façon de mourir en paix.

En réalité (tout comme Kronauer dans "Terminus Radieux"), il n'est même pas clair si Dondog est encore vivant, ou s'il est déjà mort. Au début, je ne me posais jamais la question, mais plus on pénètre dans l'univers post-exotique, et plus la présence du "Bardo Thödol" (signifiant littéralement "la libération par l'écoute dans les états intermédiaires" ; merci, Wikipédia* !) se fait sentir. Comme si tout cela se passait derrière une vitre sale qui déforme la vision du monde qui se trouve derrière, malgré quelques éléments rassurants : l'électricité y fonctionne encore (parfois) et on paye en dollars.
Je me méfie un peu du terme "postmoderne" mis à toutes les sauces, mais ici il prend vraiment tout son sens. Dondog se souvient de son enfance, de sa formidable grand-mère, mais aussi de l'époque où il écrivait des romans et des pièces post-exotiques. Dans son monologue, il passe facilement de "je" à "il", et l'un de ses noms d'autrefois - Schlumm - nous dirige vers un autre roman de Volodine... roman qui s'intitule comme par hasard "Bardo or not Bardo"... de ce fait, je me dis que toute tentative de trancher définitivement sur le sujet des (non)existences volodinesques n'est que pure vanité.
Comme tous les autres personnages, Dondog affronte ses terreurs par l'invention de son propre passé. Les seules armes qui lui restent sont l'ironie, et l'obsession des jeux avec les mots. L'incompréhensible ville est à l'image de ces terreurs : la mafia règne, les ethnies et les langues se mélangent, les frontières entre le réel et l'irréel s'effacent.

La forme de "Dondog" est astucieuse, mais elle est moins expérimentale que certains autres écrits de Volodine. L'histoire se déroule de façon classique, et elle est facile à suivre ; j'avoue que parfois c'est un soulagement, même si j'étais tout aussi séduite par les fragmentaires "Moines-Soldats".
L'ensemble est totalement envoûtant comme d'habitude, et en y ajoutant la taille honnête (l'auteur dépasse exceptionnellement 350 pages !), il mérite amplement ses 5 étoiles, 5 marteaux, et 5 faucilles.

*P.S. Pour revenir une dernière fois vers le "Livre des morts tibétain" (je cite) : "la récitation du principal chapitre par un LAMA lors de l'agonie ou après la mort est censée aider à la libération du cycle des réincarnations, ou du moins à obtenir une meilleure réincarnation".
J'espère donc que ma critique a atteint son but... repose en paix, Dondog Balbaïan ! Je t'aimais bien, et j'espère te retrouver bientôt dans une meilleure réincarnation.
Commenter  J’apprécie          6730



Ont apprécié cette critique (64)voir plus




{* *}