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4,01

sur 279 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Un quasi coup de coeur ! Certes ce n'est pas une lecture fluide, c'est complexe, touffu, le lecteur a souvent l'impression qu'il ne se passe pas grand-chose, alors qu'en fait Lisbeï a grandi, évolué, et que la société qui l'entoure évolue, elle aussi.
Ce roman traite de thèmes intellectuellement très riches et soulève bien des questions. L'écriture utilise une féminisation de pas mal de mots (souvent en créant un nouveau mot comme la printane pour le printemps) et surtout grammaticalement le féminin l'emporte sur le masculin. D'habitude je n'aime pas trop ça, mais là c'est totalement justifié par l'histoire elle-même, car cette langue reflète les évolutions sociétales, et en plus, cela n'a guère gêné ma lecture. On suit Lisbeï depuis ses cinq ans et on découvre le fonctionnement de la société qui l'entoure, en même temps qu'elle, par ses yeux. Comme une sorte de roman d'apprentissage, mais avec des extraits de notes ou des lettres d'autres personnages qui apportent au lecteur d'autres points de vue, parfois en lui donnant une clé, parfois en l'emmenant à se poser de nouvelles questions. Il y a beaucoup de non-dits, beaucoup de questions trouvent réponse, mais pas toutes. le lecteur est comme Lisbeï, il cherche à comprendre mieux le pourquoi des traditions.
C'est un univers extrêmement riche et complexe, post-apocalyptique. Dans un passé lointain, il y a eu le Déclin, l'humanité a quasiment disparu et depuis il naît beaucoup plus de femmes que d'hommes. Qui plus est, une sorte de maladie infantile sévit. On découvre très vite qu'après le Déclin, la société a connu une période de patriarcat dur, le Harem, auquel a succédé une période de matriarcat tout aussi strict, les Ruches. Ensuite, une nouvelle religion est apparue et a donné naissance au pays des mères, encore un matriarcat, mais bien plus pacifié. Reste que les hommes sont réduits à des objets, ainsi que les femmes, quoi que socialement mieux valorisées, pendant leur période de reproduction. Tout cela interpelle Lisbeï et d'autres personnages.
A côté de la question des genres, c'est aussi, voire surtout, un roman sur le rapport au poids et à la vision de l'Histoire. Lisbeï s'interroge, cherche à percer les mystères de sa civilisation, à repousser les règles de la tradition et à connaître et révéler les vérités historiques. Elle veut comprendre sur quoi repose son univers, elle a soif de découvertes.
C'est d'autant plus riche et complexe que le Pays des Mères est constitué de régions très différentes avec de notables variantes de fonctionnement et une grande diversité des cultures.
C'est un roman-univers, sans l'ombre de manichéisme. Je sais déjà que je le relirai : il fait partie de ces romans qu'il faut lire et relire pour en apprécier les détails, les subtilités et les non-dits.
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En 1992, la française Élisabeth Vonarburg publie un énorme ouvrage rapidement récompensé par une multitude de prix, dont le prix spécial du Philip K. Dick Award et le prix Boréal.
Acclamé par Ursula K. le Guin en personne (excusez du peu !), Chroniques du Pays des Mères acquiert rapidement le statut d'oeuvre culte et devient l'un des univers de science-fiction les plus appréciés de tous les temps.
Près de 27 ans plus tard, les éditions Mnémos rééditent ce monument accompagné d'une préface de Jeanne A. Debats.
Une occasion en or pour les lecteurs de (re)découvrir ce chef d'oeuvre intemporel à l'intelligence acérée.

Au temps des Capteries
Bien des siècles après la fin de notre civilisation moderne, après ce que l'on considère comme le Déclin (une ère de bouleversements climatiques majeurs), une nouvelle société s'est installée sur les ruines des échecs passés.
Dans un monde où la fertilité des femmes ne permet que rarement de mettre au monde des garçons, les hommes sont devenus une rareté…et les femmes gouvernent les Capteries du Pays des Mères, un ensemble de Citadelles-États réunies en fédération et régit par des Assemblées.
C'est dans l'une de ces Capteries, celle de Béthély, que naît Lisbeï, une petite fille parmi tant d'autres qui vit dans la Garderie, un endroit protégé où les mosta (les « non-personnes ») doivent faire leurs premiers pas et leurs premières armes loin du regard des autres.
Car dans ce monde dévasté, une étrange Maladie peut brutalement emporter les jeunes enfants. Ce n'est qu'après sept années de vie ou après avoir survécu à ladite maladie que la mosta devient une dotta (une jeune fille) avant d'intégrer pour de vrai une société divisée en castes de couleurs : les Vertes n'ont pas encore eu leurs règles, les Rouges sont en âge de procréer et doivent être régulièrement inséminées artificiellement pour perpétuer les Lignées, et les Bleues, celles qui sont incapables d'avoir des enfants du fait de leur âge ou d'une stérilité précoce.
Au Pays des Mères, les hommes n'ont pas les mêmes droits que les femmes. On les utilise pour inséminer les Rouges et quelques élus ont le droit de féconder directement la Mère (celle qui dirige la Capterie) après la Célébration, un étrange rite hérité des enseignements de Garde, sorte de Jésus féminin qui a également donnée le culte d'Elli à ses soeurs.
Lisbeï, alors qu'elle est encore très petite, comprend qu'elle n'est pas comme les autres, qu'elle voit plus loin et ressent les choses avec plus de force. Sortie de la Garderie, elle rencontre sa Mère, Selva, Capte de Béthély. Elle apprend qu'elle est la prochaine Mère de Béthély et que sa demi-soeur, Tula, encore dans la Garderie, sera sa Mémoire, celle qui se souvient de l'Histoire.
Mais les choses ne vont pas vraiment se passer ainsi…

Une société au féminin
Divisé en cinq parties, cet énorme pavé rassemble la vie et l'oeuvre de Lisbeï, petite fille promise à un destin extraordinaire dans une société tout bonnement fascinante où Élisabeth Vonarburg imagine un pouvoir matriarcal absolu…mais pas sanglant. On apprend rapidement que le Pays des Mères n'est pas la première restructuration sociale apparue depuis le Déclin et que le monde a d'abord connu l'essor des Harems, société dictatoriale où les hommes survivants étaient devenus de terribles dictateurs avant d'être réduits eux-mêmes en esclavage par les femmes des Ruches, une variante féministe extrême caractérisée par sa violence et son hermétisme. Grâce aux enseignements de Garde, une prophétesse new-age, et à ses Compagnes, les Ruches sont tombées pour devenir ce Pays des Mères. Si l'on pourrait voir dans cette création littéraire une utopie féministe, Élisabeth Vonarburg nous détrompe rapidement et fait preuve d'une subtilité bien plus sidérante dans son approche. le Pays des Mères explique la nécessaire évolution vers la stabilité d'un système matriarcal qui peut facilement tombé dans les mêmes travers de violence que celui des hommes. Mais ce système, pour aussi pacifique qu'il semble être, n'est pas parfait et Lisbeï en fera plusieurs fois l'expérience dans son épopée. La place des hommes fait ici écho à celle des femmes dans notre société et explique un point fondamental pour la réussite du roman : le féminisme n'est pas un nouvel extrémisme qui doit juste inverser les injustices mais un mouvement pour l'égalité entre les sexes. On notera d'ailleurs que les plus orthodoxes des Croyantes, les Juddites, sont toujours vues d'un mauvais oeil tout du long de l'aventure et représentent de façon assez fabuleuse les travers d'une tradition matriarcale aveugle et, forcément, délétère.

De Mères en mères
Curieusement, au Pays des Mères, le lecteur découvre que les femmes n'ont pas totalement réussi à se débarrasser d'un vieux schéma masculin : celui de leur représentation en temps que reproductrices. Nourries par la crainte de la disparition de l'espèce et sans cesse préoccupées par un pool génétique trop étroit pour permettre à n'importe qui de se reproduire avec le premier venu, les Capteries ont instauré un système de Lignées pensé pour éviter la survenue d'aberrations génétiques condamnées aux Mauterres ou à la mort.
La principale caractéristique de cette hiérarchie induit une division des femmes entre celles qui sont en âge et en capacité de se reproduire. de même, il s'avère rapidement évident que le fait de ne pas pouvoir avoir d'enfant n'est pas une malédiction si terrible et que l'insémination à répétition devient une forme de terreur silencieuse qui condamne les femmes à avoir des enfants, programmées comme elles le sont dès leur plus jeune âge pour devenir des mères. Dans Chroniques du Pays des Mères, le lecteur trouve une réflexion fascinante sur cette obligation naturelle et sociale qui enferme les femmes dans des cases et qui, souvent, détruit des vies ou des aspirations. de façon méticuleuse, Lisbeï nous rend compte de cet énorme boulet qui va de pair ici avec le tabou amoureux : la reproduction oui, l'amour, non, surtout pas avec un homme. La liberté sexuelle prend dès lors un tout nouveau sens et les femmes du Pays des Mères deviennent autant de moteurs de réflexion pour le lecteur sur la condition féminine actuelle et la pression sociale qui pousse à avoir un enfant. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le livre est contre l'enfantement mais, comme pour tout, chacune devrait avoir le choix.
Autre élément génial, la langue imaginée par Vonarburg s'est féminisée pour refléter une société majoritairement féminine. Et non seulement le féminin l'emporte mais, en plus, les lieux et adjectifs du passé ont lentement glissé dans leur orthographe pour refléter l'évolution inexorable de la langue. le monde est donc bien mouvement.

Gnothi seauton
Autre axe de réflexion de ce monstrueux roman-univers, la place de l'Histoire, des histoires et de la tradition. À côté du voyage initiatique de Lisbeï à travers le Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg se penche sur l'importance de notre Histoire et la pérennité des contes et légendes d'où le vrai peut toujours surgir quand on s'y attend le moins. Comprendre sur quoi nous sommes en train de nous tenir à l'heure actuelle, voilà une chose fondamentale, savoir qui nous sommes pour savoir où aller. Ce n'est pas un hasard si Lisbeï deviendra exploratrice et avant-gardiste, c'est aussi par besoin de découvrir encore et encore mais surtout de remettre en question les évidences, d'aller voir derrière le rideau de nos enseignements pour mettre en doute et déterrer de nouvelles choses. Ce personnage inoubliable qu'est Lisbeï ne se caractérise pas seulement par sa profonde humanité mais aussi, et surtout, par son refus d'accepter ce qu'on lui sert, sa volonté constante de découvrir d'autres horizons et d'apprendre insatiablement. Véritable déclaration d'amour au savoir, à la recherche, à l'enseignement, à l'exploration, Chroniques du Pays des Mères nous offre des horizons aussi multiples que passionnants, où l'on découvre les différentes Capteries et les différents modes de vies, sans jugement mais avec un esprit critique constant pour nous permettre de remonter les choses à l'endroit.

Vertige narratif
Mais ce qui fait la force de ce roman, c'est surtout son univers, incroyablement bien pensé et qui ne laisse pas la place à la catégorisation à l'emporte-pièce, qui triture ses personnages dans tous les sens pour dévoiler contradictions et secrets, amours et peines. L'écriture magnifique d'Élisabeth Vonarburg abolit nos préjugés et offre un voyage émouvant en diable, rythmé par les doutes et les peines de Lisbeï comme par ses joies, établissant la jeune fille comme une héroïne inoubliable. Il faut également dire un mot de la structure, alternant la forme épistolaire et la forme romanesque, qui met en relief l'entreprise de Lisbeï dans sa soif d'apprendre…pour se rendre finalement compte qu'une autre personne nous rapporte tout cela.
Un vertige saisi alors le lecteur lorsqu'il regarde en fin d'ouvrage la Tapisserie finement ouvragée par l'autrice, une malicieuse écrivaine capable de nous raconter l'histoire d'une femme à la recherche d'une légende et qui devient elle-même une légende…avant de nous être rapporté pendant ces centaines de pages d'une intelligence époustouflante. Chroniques du Pays des Mères n'est pas seulement exceptionnel par ses personnages ou par son univers mais aussi, et surtout, par le raffinement de l'ensemble et sa structure, beaucoup plus importante et plus forte qu'on ne l'aurait cru de prime abord.

Chroniques du Pays des Mères plonge dans une société matriarcale perfectible où l'extrémisme n'a pas sa place quelque soit votre genre ou vos croyances. Roman-univers unique emportée par une héroïne intemporelle, le roman d'Élisabeth Vonarburg mérite amplement sa place de chef d'oeuvre.
Un livre inoubliable pour une histoire inoubliable.
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J'ai été ravie de gagner ce livre grâce à un concours organisé sur Twitter par l'éditeur Folio SF et le podcast C'est plus que de la SF, pour fêter la sortie en version poche ! En effet, j'avais beaucoup entendu parler de ce roman qui m'intriguait.

Plusieurs centaines d'années après « le Déclin », une société peu technologique s'est reconstruite autour des femmes, car à cause d'un mystérieux virus rares sont les garçons qui naissent. Cet univers très féminin, même dans le langage (le neutre est féminin et non plus masculin), met à l'écart les hommes et a réinventé une mythologie, une tradition et des préjugés. Dans un contexte où beaucoup d'enfants meurent jeunes de la Maladie, les femmes sont contraintes d'enfanter régulièrement, alors que nous sommes dans un matriarcat.

Lisbeï, élevée pour devenir Mère (cheffe d'une des Familles), se révèle stérile et voit sa vie bouleversée : contrairement à ses soeurs, elle a la liberté de partir et de se former dans une Famille accueillant un système universitaire. de nature curieuse et n'hésitant pas à se poser des questions, elle va très vite s'intéresser au passé qui la passionne.

Ce pavé est à la fois très dense et prend son temps : c'est toute la vie de Lisbeï qui nous est retracée, de son plus jeune âge à la garderie jusqu'à ses derniers instants. Ses interrogations et ses réflexions intimes nous en apprennent beaucoup sur un univers où L Histoire a été construite par des mythes, mais qui évolue lentement et parfois avec réticence. Plus on avance dans le livre, plus on a envie d'avoir les réponses à des énigmes sur la formation de la religion et des coutumes figées, comme dans un roman policier où la victime serait la vérité.

Société plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord, le Pays des Mères se divise entre croyants plus ou moins extrémistes et progressistes parfois prudents, entre tradition et souhait de découvrir le passé et le monde, dans un contexte culturel où le désir de survie des Familles met la fertilité au-dessus de tout. La Maladie et ses variantes, l'obsession des Lignées, et la peur des zones polluées engendrent un environnement contraignant pour les êtres humains qui ont perdu la liberté de choisir leur destin s'ils sont fertiles. le passé — réinventé — et ses conséquences sont souvent un frein à l'avenir de cette humanité rescapée.

Ce roman foisonnant est une vraie expérience de lecture qui offre des sujets de réflexion nombreux.

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Ouf ! J'ai enfin fini ce beau pavé. J'avais vraiment hâte de lire Chroniques du pays des mères d'Elisabeth Vonarburg, le silence de la Cité m'avait vraiment marqué par sa vision unique d'un futur glaçant, d'une cité peuplée d'humains améliorés face à un extérieur rendu dangereux par des mutations. Ce roman est une suite qui prend place bien plus tard, mais je pense qu'on peut le lire séparément, les références y sont discrètes. Alors qu'en ai-je pensé ?

Il me semble toujours difficile de qualifier un roman d'Elisabeth Vonarburg car elle ne facilite pas la tâche. Elle me rappelle parfois Goliarda Sapienza et L'art de la joie, un récit avec une écriture créative, étrange, originale, parfois chaleureuse, parfois très froide. Mais on ne pourrait lui reprocher un manque de poésie. J'y ai retrouvé des passages lumineux, une écriture précise, bien construite, parfois même un peu mécanique. le début est notamment un peu ardu, car nous suivons de toutes jeunes filles, des mosta (ou non-personnes), qui n'ont qu'une vision parcellaire de leur univers et un mode de raisonnement qui leur est vraiment particulier.

Mais voilà, l'écrivaine a choisi l'écho avec le silence de la cité en construisant un récit qui part du berceau au tombeau. Une vie, un destin. Celui de Lisbeï, une âme complexe partagée entre la loyauté envers son pays d'origine, Béthély, et sa soeur Tula, et une quête de la vérité parfois mal vue de la part des Principautés. La récit suit toutes les sensations de Lisbeï : alors autant vous dire que si vous avez du mal avec la réflexion et les auto-diagnostics, le roman va être difficile !

Au pays des Mères, les hommes sont une denrée rare. Il en naît peu. Une maladie grave tue une grande partie des enfants. A Béthélye, celles qui n'ont pas encore eu la maladie sont élevés à part du reste de la Société. Des non-personnes auxquelles on ne s'attache pas jusqu'à leur survie, qui n'ont pas d'existence propre en dehors de leur garderie. Elles sont ensuite réparties selon leur fertilité : Vertes quand elles ne sont pas réglées, rouges quand elles sont fertiles et bleues quand elles sont stériles. Nous sommes dans une société dominée par le processus biologique par nécessité. L'insémination artificielle est généralisée pour optimiser les naissances.

Les femmes sont en majorité dans ce monde et dirigent à travers diverses principautés aux traditions différentes. Même si paradoxalement, leur rôle social est fortement lié à leur fertilité. le féminin l'emporte sur le masculin. Certaines professions et études sont interdites aux hommes. le roman offre une étude vraiment intéressante à travers la façon dont les mots structurent la pensée. Les hommes sont aussi peu présents dans l'espace public qu'ils en sont invisibilisés dans le langage. Mais petit à petit, Lisbeï et ses compagnes prennent conscience et se questionnent sur le sens de cette ségrégation.

Si le langage est aussi important dans Chroniques du pays des mères, c'est qu'il renferme un pouvoir, le pouvoir de façonner la vérité et le monde. Ainsi, le Pays des mères est structuré par une religion elle-même fondée sur des écrits très anciens. Or, les recherches et découvertes de Lisbeï vont faire vaciller ces vérités taillées dans la pierre. Quel est dès lors le plus important ? La loyauté ? La stabilité ? La vérité envers et contre tout ? Car c'est le genre de révélation qui peut transformer toute une société et ses fondements. En ce sens, le Pays des Mères accorde une importance particulière au principe de mémoire et de filiation.

Les principautés existent à travers des Lignées, donr chacune ont leurs règles et leurs traditions. A Béthély, la Première-Née de la Mère est appelée à devenir Mère, dans d'autres c'est la Mère qui choisit son héritière parmi ses enfantes. Chaque Principauté a une façon de croire en Garde, que l'on pourrait considérer comme un Jésus féminin qui a précipité la fin de la période violente des harems. Il y a les Juddites, qui sont traditionalistes et strictes, mais certaines principautés sont plus souples, comme Wartemberg où les hommes peuvent vivre au milieu des femmes. Et toutes ces croyances sont issues du livre (Judith étant dans le silence de la Cité une jeune femme rebelle et déterminée).

J'ai beaucoup apprécié le personnage de Lisbeï. Cette jeune femme qui doit renoncer à une place de choix dans la société, qui se découvre une passion pour le voyage, l'histoire et la linguistique a quelque chose d'inspirant. Il est intéressant de voir une foule de personnages qui existent par elles-mêmes, comme la remarquable Kelys ou l'intellectuelle Antoné. C'est à contre-courant quand la pop-culture a longtemps estimé que l'épanouissement n'existait qu'à travers un couple (hétéronormé). Elisabeth Vonarburg construit alors des portraits de femmes variées.

Variées mais aussi complexes. Les personnages peuvent parfois sembler assez froids, d'autant que l'aspect contemplatif du roman qui amène quelques longueurs renforce la distanciation que l'on peut ressentir. C'est comme il existait une forme de pudeur et de mystère qui nous empêchaient constamment de les saisir dans leur entièreté. On aime ou on en aime, mais il en sort un sentiment compliqué.

Voilà de la science-fiction qui vaut le détour ! Ce beau pavé se pare d'une richesse que je n'attendais pas en tournant les pages : si le silence de la cité portait sur la biologie et la génétique, ici l'autrice se penche sur le langage, la mémoire et autres éléments structurants de la culture. Résolument féminin, riche et ardu, avec des personnages complexes et bardés de nuances, il en perdra certains tant le sentiment qui en sort est singulier et impalpable. Mais les amateurs de SF qui dépayse seront rassasiés.

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Il y eut d'abord le Déclin, une catastrophe planétaire liée à la pollution humaine. Il y eut ensuite les Harems, une société au patriarcat encore plus oppressif, puis les Ruches, leur total opposé, à la suite de la révolte des femmes quant à leurs conditions d'existence dans les Harems. Il y a désormais le Pays des Mères, où les femmes restent plus nombreuses – un virus encore virulent, ayant autant d'incidence sur l'évolution génétique que sur la fertilité humaines, ou encore sur la survie des plus jeunes –, où les hommes ont désormais un peu plus de place dans la société que précédemment, même s'ils sont, avant tout, des reproducteurs.

C'est dans ce Pays des Mères que naît, après conception naturelle – parce qu'elle est la descendante de la Matriarche, la seule à ne pas se servir d'insémination artificielle pour avoir une descendance –, Lisbeï de Béthély. Dès qu'elle a l'âge requis, six ans, elle peut sortir des crèches dans lesquelles les enfants sont gardés, sans véritable éducation, qui serait une perte de temps, le risque étant trop grand qu'ils succombent au virus, pour devenir une personne à part entière, et même plus, puisqu'elle est l'Héritière de la Matriarche, et a de fait tout un apprentissage bien spécifique qui l'attend.

Dans ce Pays terriblement déshumanisé, aux règles de vie particulièrement rigides, où l'on est soit Rouge (Reproduction), soit Vert (Exploration), soit Bleu (Mémoire), Lisbeï aura bien un destin exceptionnel, mais pas celui auquel l'on s'attend, en bouleversant totalement la société qui l'a vu naître, en raison de certaines de ses découvertes.

Et l'on plonge vraiment bien volontiers, dans cet univers exigeant, extrêmement fouillé, cohérent, aux personnages d'une grande densité, paradoxalement très humains dans un monde qui ne l'est, lui, plus vraiment. Et l'on plonge plus encore dans cet univers, malgré son caractère particulièrement pessimiste, à la suite de celle, éprise de liberté et d'égalité entre tous les humains, que l'on verra progressivement s'émanciper, et qui parviendra ainsi à donner au Pays des Mères un nouveau souffle, de vérité, d'amour, d'espoir, de paix, quitte à enfreindre tout ce à quoi elle a été préparée.

Un roman passionnant, qui met en jeu des problématiques on ne peut plus actuelles avec beaucoup de clairvoyance, mais qui demande, tout de même, une certaine concentration pour bien en cerner tous les tenants et aboutissants.
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Lisbeï grandit dans un environnement bien différent du notre. L'auteur fournit peu d'informations sur le lieu dans lequel se déroule cette épopée qui tient aussi bien de la philosophie que de la politique (au sens premier du terme, grec ou romain, pas celui totalement dévoyé de nos jours). Non, non, ne partez pas…. Elisabeth pose son histoire sur des bases vraiment solides et captivantes. Et quand vous dévorez Games of Thrones, vous savez que l'histoire brosse des conflits d'essence philosophiques et politiques!

Ce monde ne nous est pas totalement étranger, et si le flou est volontairement entretenu, ce n'est pas pour autant que nous n'avons pas à faire à une Terre dans un futur relativement proche, après une période dystopique et bien sombre. En effet, nous apprenons qu'il y a eu des guerres particulièrement féroces et meurtrières. La civilisation présente s'est reconstruite sur ces cendres. Les périodes antérieures ont connu la résurgence de la violence, après des ères à peine plus paisibles. Des bandes ont succédé à d'autres bandes, puis aux harems, puis une révolte féminine (les ruches) pour conduire enfin à un temps plus paisible, plus raisonné ou chaque congrégation cherche surtout à vire dans la paix et dans l'espoir d'un futur meilleur.

Des restes archéologiques et historiques – ceux-là même qui vont secouer le cocotier, sont éparpillés dans les sous-sols et exploités comme lieux de mémoires (des vrais, ayant vocation à témoigner de la folie humaine). Les vestiges technologiques de civilisations bien plus avancées sont également enfouis dans des ruines souterraines, ce qui contribue à maintenir l'incertitude quant à l'époque et le lieu.

Ainsi, après une catastrophe gargantuesque, les survivants se sont regroupés. Comme souvent, les hommes se sont montrés dignes de hyènes en chaleur, tombant sur le râble des plus faibles, tuant, exploitant, violant asservissants les proies plus intéressants. Les femmes se sont retrouvées comme souvent sous de tel joug, à n'être de plus que des objets sexuels pour ces messieurs. Elle se sont rebellées, se sont retournées contre leurs anciens maîtres et ont pris le pouvoir, émasculant la gente masculine au sens propre comme au figuré.

Cette crise puis libération est à l'origine du pays du mères et explique le paysage qui attend le lecteur.

Le chromosome Y semble bien fragile dans cette période, la testostérone ne suffit pas à garantir la survie de l'espèce humaine, et la société actuelle a ainsi vue le nombre de naissances mâles en très nette diminution. A cela s'ajoute l'effet de balancier postérieur à un abus, et vous avez les ingrédients et le catalyseur rêvé pour provoquer un changement de société radical. Adieu, les harem, les chef de bande et les messieurs au pouvoir, faites place nette pour une structure matriarcale plus juste et plus digne (ironie)!

Mais plusieurs courant coexistent dans cette société, des pensées très rigoureuses, très conservatrices et observant pieusement les directives édictées en un autre temps, notamment celle de leur libératrice.

D'autres sont plus ouvertes d'esprit, et accueillent avec joie quelques challenges intellectuels. Enfin il y a la grande famille de Lisbeï, dont la Mère est à la fois ferme, prudente et diplomate. Elle est bien plus sensible aux nouveaux courants que son aspect sec laisse penser.

Chaque congrégation est dirigée par une Mère, la mère de toutes les petites enfantes sous la protection de leur grande famille. Biologiquement, elle n'est pas la maman de chaque femme (et des quelques mâles) qui sont nés. Dès les premières heures, les petits êtres sont séparés de leur génitrice pour être élevés en crèche par la communauté. Et comme une étrange maladie peut les frapper, l'attachement et l'affection sont réduits au minimum… C'est bon pour l'épanouissement. Une fois, l'âge critique passé, les enfantes sont intégrées à l'école et la communauté.

Et les mâles me demanderez-vous, et bien, ils servent de reproducteur… et sont considérés à l'aune de leur utilité, D'ailleurs, les termes masculins ont été pas mal rayés du dictionnaires. Ainsi, le terme général est enfante et non enfant, nous parlons des chevales, des animales, ect…

Présenter la féminisation des mots ainsi pourrait freiner quelques lecteurs, mais c'est loin d'être une gêne à la lecture.

Habituellement, je ne suis pas une grande fan de la modification aussi poussée du langage. Ce n'est pas une « résistance » à la con de ma part, les raisons sont essentiellement de deux ordres : j'aime le français bien écrit et chatoyant (j'aime la poésie, en général, les phrases qui parlent « beau », ou encore les textes savoureux de Colette), je déteste les partis pris sémantiques qui ne sont là que pour suivre la mode ou uniquement un courant, sans réelle construction dans le background de l'histoire.

Dans Chroniques du pays des mères, même si, j'ai quand même tiqué pour quelques petits mots (deux ou trois, comme chevale alors que jument existe), le choix sémantique porté par l'auteur est réussi; il étaye le récit tout en s'appuyant sur le background développé par Elisabeth Vonarburg. C'est un super travail qui donne une cohérence et un fond à faire rougir de jalousie ou applaudir béatement. Bravo!

critique plus complète sur mon blog
Lien : https://albdoblog.com/2019/0..
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Un livre vraiment dense, sur le plan du fond comme de la forme... Je vais essayer de décrire mes impressions de lecture mais elles ne seront sûrement pas à la hauteur de cette petite merveille...

La narration est très particulière. On a le récit de Lisbeï à la troisième personne, intercalé de lettres et d'extraits de journal personnel. Cela nous permet d'apprendre beaucoup de choses en parallèle du récit, puisqu'il permet de revenir sur des évènements passés, sur les impressions et le réflexions que Lisbeï ne confie qu'à son journal. Toute la narration est d'ailleurs dans le même style, dans un va-et-vient de passé et de futur. On connaît donc parfois des éléments avant même qu'ils ne se soient passés, et nous donnent ainsi un éclairage nouveau. C'est un peu perturbant au début, mais quand on arrive à s'y faire, c'est au final un style agréable à lire (même s'il m'arrivait de retourner en arrière pour vérifier les dates ^^). L'autre particularité est que le féminin domine également dans les accords : on dit chevale, enfante, ... et on dit "elles" pour un groupe même si un homme est présent. Cela renforce cette impression d'être immergé dans un monde féminin.

De nombreux thèmes sont développés dans ce livre. le premier et le plus marquant est la hiérarchisation. Seules les Mères des familles sont autorisées à procréer directement avec les hommes. Les autres femmes sont tributaires de l'insémination artificielle. La perpétuation de l'espèce humaine est au centre de toutes les préoccupations, et organise même la vie de tous. Les femmes sont des Vertes de leur enfance à leur adolescence, des Rouges lorsqu'elles sont en âge de porter des enfants, et des Bleues lorsqu'elles ne sont plus fertiles (c'est également la couleur des femmes stériles, comme Lisbeï). Les Rouges doivent porter des enfants tous les deux ans. Les hommes quant à eux sont mis à l'écart au début de leur adolescence, pour les préparer à leur vie de reproducteur. Lorsqu'ils sont des Rouges, ils sont en période de Service, et vont de famille en famille afin de faire des enfants avec la Mère. Ils ne sont pas libres de leurs choix, ils sont Choisis par une famille en fonction de leur lignée, de leur ascendance. Ils sont considérés un peu comme du bétail...

On découvre petit à petit l'histoire du Pays des Mères, et ce qui a mené à l'organisation présente. Au lendemain du cataclysme qui a bouleversé le monde, celle-ci a été prétexte pour les hommes à asservir les femmes : c'était le temps des Harems. Puis les femmes se sont révoltées, et les rôles se sont inversés, et ce fut le temps des Ruches. Celles-ci ont également disparu au profit du Pays des Mères, beaucoup moins violent et équitable que son prédécesseur. On découvre donc ce passé avec lequel doivent vivre les familles aujourd'hui, avec quelques résurgences. Certaines femmes ont également choisi comme "carrière" de faire des fouilles archéologiques, afin de retrouver des lieux préservés du cataclysme. On retrouve ainsi des lieux, des salles enfouies, dont elles ne savent plus à quoi ils servent, mais également des objets, des oeuvres d'art et des livres. Car avec le cataclysme, beaucoup de choses ont disparu, comme le savoir acquis il y a longtemps dans tous les domaines : technique, médical,.. qu'elles cherchent à recouvrer. Cela donne lieu a beaucoup de situations de découvertes que l'on vit; nous lecteurs, en spectateurs. On reconnaît certains objets et leurs utilités, alors que les protagonistes elles n'en ont pas la moindre idée. C'est assez sympathique !

L'aspect historique se double d'un aspect religieux très fort. La figure divine que vénère le Pays des Mères, Elli, régit le quotidien de toutes et tous. Les familles suivent Sa Parole en toutes choses. Mais comme on le découvrira avec Lisbeï, des découvertes vont remettre en cause certains aspects de la religion. On découvre en effet le personnage de Garde, une femme qui a amené au soulèvement au temps des Ruches, et qui est considérée comme la fille d'Elli, celle qui a amené Sa Parole . On ne peut pas s'empêcher de faire le rapprochement avec la religion chrétienne, avec Dieu d'une part (Elli) et Jésus (Garde) qui a porté sa parole et la foi aux hommes. Version féminisée là encore ! Mais je ne vous en dévoile pas trop sur ce sujet, c'est un des éléments clé de l'histoire.

Je me rend compte que j'ai beaucoup parlé de ce que contient ce livre, excepté une chose très importante : le personnage principal. On s'attache énormément à Lisbeï. On s'identifie pratiquement à elle, puisque nous partageons ses pensées, ses doutes, ses découvertes... On suit toute son évolution psychologique, de son enfance à sa vie d'adulte, ses progrès dans la compréhension du monde et des relations sociales, choses pour lesquelles elle n'était pas prédisposée. Il y a également une foule de personnages secondaires, qui seront également très attachants, et font toute la force de livre. C'est aussi grâce à eux que Lisbeï se construit. Il y a énormément de passages très émouvants dans ce livre, et j'ai souvent eu la larme à l'oeil.
Ça a été une lecture très enrichissante. Cet univers très hiérarchisé nous interroge, on se pose des questions sur les relations entre hommes et femmes, leur statut, et l'égalité. L'aspect religieux/mystique est également très intéressant, surtout quand il est confronté aux recherches archéologiques. On voit les évolutions des croyances, la capacité qu'ont les familles de remettre plus ou moins en question ce qu'elles savaient de leur religion, et en accepter de nouveaux aspects. Et il y a également ces questionnements autour de l'amour et de l'amitié, entre femmes, entre hommes et femmes... Bref, il y a énormément de choses sur lesquelles je me suis arrêtée, sur lesquelles je me suis interrogée. Mais ça va être impossible de parler de tout en un seul article, et puis je pense qu'il vaut mieux en faire l'expérience soi-même, et voir ce que la lecture de ce livre évoque en nous. C'est un livre qui laisse des traces en tout cas.

Je pense que relirais ce livre dans un an ou deux, car je pense que pas mal de choses m'ont échappées. Et maintenant que je me suis habituée au style et à l'orthographe particulière, je pourrais mieux l'apprécier.
Lien : http://revedurenard.online.f..
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Je suis une lectrice de SF du dimanche mais je n'ai pas pu passer à côté de ce roman. Il m'a fait de l'oeil une première fois en librairie, puis dans la sélection masse critique de Babelio, tant et si bien que je n'ai coché que celui-là, ravie de le recevoir quelques semaines plus tard.

La description en 4e de couverture a attiré mon attention : il est ici question d'un monde futur dévasté où les hommes sont devenus rares et où les femmes ont mis en place des gouvernements matriarcaux fondés sur la gestion des natalités. Un monde de femmes et « des thématiques qui entrent en résonance avec les questions contemporaines » ont attisé ma curiosité. Elisabeth Vonarburg semble être une référence dans l'univers SF francophone et ce roman, réédité en 2020 chez Folio SF, est présenté comme un roman culte. J'étais désormais convaincue !

Dans ce roman, nous suivons la vie de Lisbeï de ses 5 ans à l'âge adulte. Nous sommes à Béthély, état d'un des territoires du Pays des Mères. Les premiers souvenirs de Lisbeï débutent à la garderie où les enfantes sont élevées par classes d'âges et où la notion de parentalité est exclue. Les petites mosta ont un risque très élevé de mourir de « la maladie », ainsi seules celles qui survivent jusqu'à l'âge de 7 ans sont intégrées à la société. Jusque-là, leurs journées sont rythmées par les histoires sacrées d'Elli, déesse créatrice de l'univers « qui est partout et en chacune ». La société dans laquelle Lisbeï évolue comporte un nombre d'hommes très réduit, lesquels représentent une sorte de sous-caste de géniteurs. Les femmes prennent quant à elles leur place dans la société par classes de couleurs basées sur leur capacité ou non à enfanter (par insémination). Tout ce petit monde est dirigé par une Capte, chargée de siéger à l'assemblée du Pays des Mères et d'enfanter, entre autres, celle qui lui succèdera… Désignée future Mère de Béthély, Lisbeï aura un rôle prépondérant à y jouer mais les évènements auxquels elle sera confrontée la pousseront à remettre en question les fondements de cette société.

La force de ce roman réside selon moi dans une utilisation astucieuse du langage. À Béthély, tout est décrit au féminin : qu'il soit question des petites bébés, des enfantes, des animales (des sourices, des chevales ou des hérissonnes), etc. et les références à Elli y occupent une place importante et étonnante.

J'ai particulièrement aimé les premiers chapitres où nous suivons Lisbeï à la garderie car ils permettent de découvrir le monde dans lequel elle vit de son point de vue enfantin et très naïf, à la fois drôle et attendrissant mais commençant déjà à remettre en question certaines « logiques ».
Véritable roman d'apprentissage, Chroniques du Pays des Mères nous décrit un univers extrêmement détaillé où les traditions et les textes dominent dans un monde qui tente de se reconstruire après le Déclin. Fondements opposés, évolutions estimées justes, les différentes sociétés successives qui aboutissent alors au Pays des Mères aboutissent finalement à une utopie faillible et non dénuée de violence.

Bien qu'il comporte quelques longueurs lors des nombreuses références « sacrées » aux fondations de la société, j'ai trouvé ce roman plaisant du début à la fin (à laquelle je ne m'attendais pas du tout !). Il y a matière à se triturer le cerveau si l'on commence à se pencher sur les questions sociétales que le roman soulève, mais on peut également le lire comme le récit d'une vie, le cheminement initiatique d'une personnage plurielle et attachante.
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Un classique de la SF francophone de 1992, Prix Hugo, Prix Aurora-Boréal. Dans une société future féministe par nécessité, une éducation sentimentale et humaniste au féminin, en un seul tome, avec des rebondissements jusqu'à la fin.
Sur la Terre, dans un avenir très lointain, après un effondrement cataclysmique de toutes les civilisations et un retour à la barbarie, un petit nombre de communautés humaines a survécu. Les femmes y sont majoritaires du fait de la rareté des naissances de garçons et d'une épidémie mystérieuse qui décime les enfants. Ces communautés féminines forment le Pays des Mères. A Béthély, en Litale, Lisbeth s'affirme et grandit. Ses intuitions et son esprit original la lancent sur des pistes imprévues et l'obligent ainsi que le reste de la population, à reconsidérer croyances et traditions.
Un monde imaginaire incroyablement complexe
La liste des thèmes abordés est longue : écologie (une partie du monde est dangereusement polluée), enjeu sanitaire (une maladie décime la population), réflexion sur la politique, l'art de la discussion et de la négociation (protocoles, positions et cultures différentes selon les communautés ), place de la religion, modes de transmission et d'éducation, connaissance de soi, organisation sociale plus ou moins hiérarchisée, déterminisme social des relations amoureuses, question des minorités et des inégalités « acquises », complètement intégrées (et d'autant plus déstabilisantes que la discrimination évoquée ici est fondamentalement différente de celles qui traversent nos sociétés contemporaines) … Elizabeth Vonarburg prend en compte ces multiples aspects dans le monde qu'elle imagine, nous donnant des clefs pour comprendre les causes géographiques, historiques et psychologiques qui les déterminent, variant selon les groupes et les individus. La religion d'Elli, socle fondateur pour le pays des mères, est conçue avec son Livre, ses préceptes, ses récits fondateurs, ses prophétesses et nous pouvons mesurer son rôle décisif de pacification de la société du Pays des Mères, sa dimension dogmatique. A travers le rapport à la foi de ses protagonistes, l'auteure explore ce que signifie être croyant, les façons dont un fidèle peut réagir à des remises en question de ce qui semble acquis et immuable, l'hystérie collective, la transe, les expériences limites, la radicalisation qui vire à l'expérience sectaire …
A cela s'ajoute, un questionnement sur la fiabilité des grands témoins, sur le geste de l'écriture qu'il s'agit d'un journal, d'un texte destiné à être lu, ainsi que sur l'étonnante profondeur que peut receler la poésie comme la culture populaire et enfantine, que l'on retrouve dans les contes, les jeux et des comptines, dont l'auteure s'amuse aussi à inventer diverses versions selon les communautés de mères et les contextes historiques, quelle forme pourrait prendre une Cendrillon postapocalyptique … (top!!!)
Le Pays des Mères acquiert ainsi une réalité et une complexité renversante. Et en dépit des forces réactionnaires, des peurs et des habitudes malmenées, de croyances et de traditions parfois étouffantes, c'est une évolution positive que raconte le livre : le progrès dans la connaissance du passé, les innovations technologiques, la remise en cause et la transformation des croyances traditionnelles par les nouvelles découvertes, la reconnaissance des discriminations subies par les hommes, la possibilité pour les individus d'influencer le cours de l'Histoire, d'avoir des intuitions de génie même s'ils ne peuvent maîtriser ou connaître toutes leurs implications.
Importance du doute, de l'observation, de la curiosité, de l'esprit critique dans la recherche de la vérité, travail sur la connaissance de soi, de nos préjugés : le principal atout de Lisbeth est sa capacité à imaginer une autre réalité, à se remettre en question, à s'interroger sur ses propres limites et à essayer d'envisager le point de vue de l'autre. Et il s'agit d'un état d'esprit partagé par l'auteure qui le revendique haut et fort comme une des qualités essentielles de l'écrivain. (cf. ses interviews pour la chaine Youtube les Ateliers de la fictions)
Le roman véhicule des valeurs essentielles à une vie en société, à la coexistence pacifique et relativement harmonieuse sans tomber dans l'angélisme. Les blocages, les antagonismes violents, résistances, contraintes temporelles, la part de risque ne sont pas occultés.
Une écriture et une langue réinventées « au féminin »
Autre tour de force du roman : Elisabeth Vonarburg a fait de son texte une démonstration à contrario du poids du masculin dans le français contemporain. Dans la société qu'elle imagine largement dominée par les femmes, où les hommes sont de fait très rares, on organise des échanges de « reproducteurs » entre les communautés de mères, et la langue même du roman – la langue de Lisbeth et du narrateur – s'est adaptée à cette réalité sociale.
Un certain nombre de mots deviennent ainsi féminins : les buffles sont les « buffales »; les moutons, les « oveines »; le printemps, « la printane »; les médecins, les « médecines ». Les pluriels donnent la priorité au féminin : « les chevales », les « animales » remplacent les chevaux, les animaux ; une fille et un garçon jumeaux sont donc « des jumelles ». La prise de conscience par le lecteur cette féminisation expérimentale de la langue est lente car les marqueurs de la domination du féminin s'invitent progressivement dans le texte, juste par quelques mots différents pour commencer, puis par des accords au pluriel, des noms de métiers au féminin (p137 : il y avait moins « d'excellentes artisanes parmi les Bleus ») , l'introduction des pluriels masculins ou mixtes au féminin, enfin, le recours à des pronoms féminins pour un pluriel mixte (« Ils et elles sont égales en Elli »). Passée la première surprise, ces modulations impliquent malgré tout toujours un petit temps d'adaptation, une légère « friction » dans la lecture qui ne permet pas d'oublier la différence fondamentale entre ce monde et le nôtre, et rend très sensible par défaut notre habitude, assimilée dès le plus jeune âge, de donner priorité au masculin pour nommer le monde qui nous entoure et le raconter.
A cela s'ajoute la lente prise de conscience avec l'héroïne, que les hommes subissent des discriminations en tant que minorité, liées à un passé entaché d'abus et de violences extrêmes. Ils sont donc interdits de certaines études, de certaines professions, et soumis à une forme d'esclavage sexuel, objets de tractation et de négociation entre les familles, ils ne participent pas à l'éducation des enfants. La prise de conscience que le mot « père » n'existe pas pour Lisbeth est un choc « culturel » dans le roman. L'amour et l'engagement entre femmes sont dans ce futur lointain les seules liaisons envisageables, durables et socialement admises.
L'autrice nous propose une plongée littéraire et linguistique de l'autre côté du miroir extrêmement efficace pour révéler les a priori, les déterminismes genrés cachés dans nos têtes et dans nos mots.
Un récit structuré de façon magistrale
Selon une logique de changement d'échelle, notre compréhension du Pays des Mères s'élargit et s'approfondit au fil des pages. En suivant l'héroïne, nous découvrons d'abord la garderie de sa petite enfance, puis la communauté de Béthély – sorte de château médiéval entouré de campagne quand Lisbeth est pressentie comme future « Mère ». L'étape suivante est une communauté se rapprochant d'une ville, Wardenberg lorsqu'elle part y étudier, enfin les territoires extérieurs au Pays de Mères quand elle part en exploration – les Mauterres polluées où subsistent les aberrations et où se réfugient les criminels. Nous progressons avec elle dans la compréhension du fonctionnement politique de ce Pays des Mères, des relations entre des communautés, de sa géographie parallèlement à l'histoire du personnage principal. L'exploration est à la fois géographique et historique, sociale et politique.
Raconté par un tiers, un chroniqueur-narrateur anonyme, l'histoire de Lisbeth intègre aussi les extraits de son journal depuis son plus jeune âge, et sur les échanges épistolaires entre les protagonistes, dont on découvre les points de vue très différents, essentiels pour que le lecteur se forge sa propre opinion.
Et finalement, la dernière partie qui permet au narrateur de se dévoiler, apporte aux lecteurs les derniers éléments pour comprendre ce que même Lisbeth n'a pu découvrir ou deviner, le roman lui-même ayant son rôle à jouer dans l'histoire du Pays des Mères et de la Terre! Je n'en dirais pas plus, sinon qu'Elizabeth Vonarburg joue alors une partition vertigineuse de mise en abyme, digne des plus grands écrivains de science-fiction, semblable selon moi au switch de la dernière page du dernier tome de Dune de Frank Herbert, modifiant dans une ultime pirouette tout ce que le lecteur pouvait tenir pour acquis et ouvrant sur une infinité de possibles.
Absolument captivant !
Lien : https://collectifpolar.wordp..
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Chef-d'oeuvre ! Comment peut-on le qualifier... post-apo, roman initiatique, Science-fiction... Lu il y a longtemps j'en ai le souvenir d'un roman épopée bluffant. Avec un final qui donne à réinterpréter toute la lecture ! Juste génial.
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