Citations sur La bataille d'Occident (23)
Pourtant, qu'on imagine seulement pendant quarante-trois secondes les 27 000 morts du 22 août 1914, journée qui fut, en son temps, la plus meurtrière de l'Histoire. Qu'on imagine les 27 000 dormeurs du val ! Qu'on imagine Auguste Piel, Joseph Loeh, Victor Metz, qu'on imagine chacun dans sa plus exacte personne, allongé-là, chacun. Puis ce sont des milliers de Charles, de Célestin, de Paul, des centaines d'Otton et de Karl. Qu'on entende chanter la rivière, qu'on soit ébloui par ces haillons d'argent. Ils sont là, têtes nues, milliers de bouches ouvertes, la lumière pleut sur leur sommeil. Qu'on imagine leurs narines blanches frissonner au vent du soir et que l'on voie ces milliers de trous rouges dans l'abdomen, le front, le dos, qu'on imagine ces corps déchiquetés, l'herbe noire.
C'est que le chancelier Bethmann-Hollweig – qui enfant déjà était bourgmestre ou ministre de je ne sais quelle principauté de sable, portant à présent un grand manteau gris et une jolie barbe de musicien – croyait la lutte entre les peuples inévitable et que les guerres étaient d'horribles choses nécessaires. Pour lui, il y avait d'un côté la force, de l'autre la faiblesse. C'était simple et terrible. Theobald von Bethmann croyait en la lutte pour l'existence, il se voyait, avec le peuple allemand, abandonné à la sélection naturelle. Et parmi les rafales démentes de l'instinct, il préférait la haine, la rage, à la patience et à la compassion. Son darwinisme social était brutal et fruste.
On ne sait rien de plus beau et de plus élégant que d'encercler méthodiquement ses ennemis puis de les réduire à néant. C'est là une joie que peu d'hommes ont connue.
Car ils voulaient encore rêver ces jeunes garçons et ces jeunes filles de 1914, ils voulaient encore rêver à ce presque rien, à cette main fraîche qui se tient dans l'herbe, à ce baiser que sans se le dire, depuis le début des temps, ils s'étaient promis.Ils voulaient de toutes leurs forces cette peau douce, cette cigarette à trois sous, ce pinard, cette barque abandonnée au courant. Tout le monde avait le sentiment qu'être heureux est le seul choix possible. C'était comme à chaque printemps, et peut-être un petit peu plus ; on disait oui, mieux que d'habitude.
Fallières est un gentil monsieur qui fut président. Pendant toute la première partie de son mandat, il gracia tous les condamnés à mort. il rencontra Nicolas II à Cherbourg, ils burent le thé pour renforcer la triple entente. En 1912, il instaura l'isoloir - petit clapier où derrière un rideau, l'homme broie ses limites et lève le poing.
Le 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. La France mobilise à 16 heures. Le lendemain, l’Allemagne envahit le Luxembourg et réclame à la Belgique qu’elle laisse ses troupes passer. On voit que tout va très vite, que les petites enveloppes passent d’une main à l’autre sans s’arrêter. Le 2 août, l’Empire ottoman et l’Allemagne signent une alliance contre les Russes. Le 3 août, la Belgique rejette l’ultimatum, et l’Allemagne déclare la guerre à la France, puis à la Belgique.
Toutes les têtes tournent, piaffent et se cognent. Plus personne ne sait combler l’abîme à l’intérieur de soi. Et ça continue. Le 4 août, l’armée allemande entre en Belgique ; l’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne. Alors le Canada, l’Australie, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du sud, entrent en guerre. Le 6 août, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Russie et le 11, c’est la France qui déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie. Chacun a presque peur d’oublier un ennemi, tant il y en a, tant le jeu est compliqué. Ah ! l’Angleterre avait justement oublié l’Autriche-Hongrie, l’origine des emmerdements. Enfin, le 23 août le Japon déclare la guerre à l’Allemagne, on ne sait plus pourquoi.
Il y eût d’abord un goût commun. Une élite raffinée et fière. Les petits-fils de la reine Victoria occupaient le trône d’Angleterre et d’Allemagne, un même derrière avait posé ses fesses sur deux chaises. Toutes les couronnes d’Europe possédaient des ancêtres qui avaient dormi dans les mêmes draps. La consanguinité régnait sur une morale rigide à l’échelle d’un continent. Le Kaiser était colonel de dragons de l’armée britannique, et son cousin George V l’était dans la garde prussienne. Tout était pour le mieux. On distinguait mal les premiers ministres, les rois, les présidents. L’autorité avait à peu près partout la même allure barbue, les hommes portant tous au menton une jolie fraise de dindon. Un tourisme chic réunissait chaque été tout le monde sur la côte française, on jouait au whist, on partageait les mêmes maîtresses. A part ça, les seuls étrangers que l’on pouvait croiser loin de chez soi étaient des marins, des domestiques ou des voleurs.
Les petits-fils de la reine Victoria occupaient le trône d’Angleterre et d’Allemagne, un même derrière avait posé ses fesses sur deux chaises
Qu’on imagine à présent toutes ces armées couvertes de galons, de panaches, ces tenues de golf mélangées avec le tartan, le kilt, le pompon, ces képis colorés et ces casques à pointe, toutes sortes de hures picardes ou bataves, sifflant, marchant au pas, dans une grande flaque de soleil !
La chose prospéra dans le monde et devint pour les Etats d’Europe le moyen d’une nouvelle sorte de guerre où l’industrie et la chair allaient donner ensemble une fantastique leçon de gaspillage