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EAN : 9782330159665
208 pages
Actes Sud (05/01/2022)
3.92/5   653 notes
Résumé :
" un endroit où aller "

Une sortie honorable

« Et si je vous en donnais deux ?, lui lança-t-il.
- Deux quoi ? », répondit le ministre français, interloqué, incapable de faire le lien entre la conversation diplomatique, somme toute assez classique qu'il menait à propos de Diên Biên Phu, et cette question à la tournure tout à fait saugrenue.
« Deux bombes atomiques... », précisa le secrétaire d'Etat américain.
É.V.>Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (109) Voir plus Ajouter une critique
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Après « L'ordre du jour », époustouflant récit sur les coulisses de l'Anschluss, Éric Vuillard revient avec un autre récit tout aussi détonnant et qui nous fait pénétrer dans les mensonges et les petits arrangements qui ont eu pour conséquence la sortie de la France de cette lointaine colonie : l'Indochine.
Avec une précision, une efficacité un rien brutales, l'auteur met en pleine lumière ces mécanismes de l'ombre, ces tractations dans des salons feutrés tandis que des hommes triment et sont maltraités dans les plantations d'hévéas de l'empire Michelin et que des soldats originaires des colonies françaises, meurent pour permettre à d'autre de s'enrichir.
La guerre d'Indochine, qui aura duré de 1946 à 1954 pour les français, on ne l'étudie pas vraiment dans ses détails et l'on comprend pourquoi lorsqu'on se penche sur les tribulations des hommes politiques de cette IVe République pas très reluisante. Très vite, face à une défaite inéluctable, Edouard Herriot président de l'Assemblée nationale et les députés, tous de mèche avec les grands industriels et les banquiers qui ont fait leur beurre de cette Indochine exploitée chercheront cette « sortie honorable ». Côté militaire, ce n'est pas mieux.
Éric Vuillard déroule son récit par le biais de portraits sans concession de ces hommes qui ont joué un rôle pas toujours reluisant dans cette guerre. Ainsi la piteuse intervention du général de Lattre de Tassigny à la télévision américaine. J'ai trouvé incroyable le portrait de Christian Marie Ferdinand de la Croix de Castries, vieille aristocratie française, dont la photo orne la couverture du livre, et que l'on suit jusqu'à la chute de Diên Biên Phu.
Et lorsque l'auteur nous ouvre les portes du conseil d'administration de la Banque de l'Indochine, on est sidérés par tant de cynisme car la banque a gagné énormément d'argent tandis que tombaient les soldats dans cette guerre inutile.
Les américains succédant aux français, le conflit s'étendra sur trente ans. Les chiffres des morts font froid dans le dos : quatre cent mille pour français et américains confondus alors qu'il y en aura trois millions six cent mille côté vietnamien. Une vérité d'autant plus effroyable et impitoyable que cette guerre aura servi les intérêts des puissants.
Bien documenté, écrit d'une plume incisive, ce récit lève sans pudeur un pan sombre de l'histoire et ces 200 pages m'ont passionnée.


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1950 : la France refuse d'admettre qu'elle vient de perdre la guerre d'Indochine avec la défaite de Cao Bang. Elle décide de maintenir l'offensive, ne serait-ce que pour s'offrir une sortie honorable, et tuer ainsi dans l'oeuf toute velléité de contagion au sein de ses autres colonies. le conflit va s'éterniser encore quatre ans, avec l'appui des Américains qui continueront ensuite seuls la guerre du Viêt-Nam. Quatre ans d'entêtement, pour un bilan humain catastrophique et une issue finalement très piteuse pour les Français. Quoique… pas pour tout le monde : la Banque privée française d'Indochine aura eu tout le temps de rapatrier ses avoirs, tout en s'enrichissant de l'effort de guerre.


Avec l'intelligence et l'élégance subtilement ironiques qu'il emploie pour croquer l'Histoire en quelques traits choisis, d'une sobre et féroce précision, c'est un bien consternant tableau que nous peint Eric Vuillard : d'un côté, la population indochinoise, éreintée dans les mines et les plantations d'hévéas qui servent de poules aux oeufs d'or aux Français ; de l'autre, une coterie politique prête à tout pour la stabilité de son pouvoir et de ses intérêts économiques, et qui, pour ne pas perdre la face devant ses colonies, n'hésite pas à « relancer la guerre pour en finir et reconquérir l'Indochine avant de la quitter » ; au milieu, des troupes largement composées de tirailleurs africains et vietnamiens, envoyées à la boucherie avec une inconséquence qui fleure l'incompétence, à en croire ce qui apparaît en ces pages comme l'aberration militaire de Diên Biên Phu.


Fort de son évidente imprégnation du sujet, Eric Vuillard présente de la guerre d'Indochine une vision éminemment dérangeante, débarrassée de l'apprêt des souvenirs historiques officiels. En quelques coups de pinceaux d'une impressionnante efficacité, pointant le regard sur un ensemble de faits dont la parfaite exactitude vient pilonner jusqu'à l'ébranler la conscience du lecteur, l'écrivain met le talent manifeste de sa plume au service d'une lucidité teintée d'ironie douce-amère qui laisse longtemps songeur. Car, au-delà du contexte colonial et de ses guerres, c'est le système général que nous avons choisi à travers la planète, dont nous profitons tous plus ou moins, qui engendre régulièrement de tristes aberrations humanitaires, la vie pesant parfois moins lourd que les rapports de pouvoir, et surtout les prépondérants intérêts économiques. Et l'on frémit du plus pur effroi rétrospectif en découvrant la proposition américaine faite à la France, d'utiliser l'arme nucléaire pour se sortir de Diên Biên Phu…


Un ouvrage remarquable pour l'intelligence, comme pour la sobriété et l'élégance littéraires, avec lesquelles il mène son propos. Nul n'envisagera plus la guerre d'Indochine du même oeil, après cette troublante lecture !

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Pas de vacances dans les colonies.
Comme à son habitude et avec sa vision très partisane, Eric Vuillard décrit de façon concise et impitoyable l'acharnement de la France en Indochine malgré l'inéluctabilité de la défaite. Les dessous de la 4ème république sont souillés et les années d'entêtement après le chaos de Kao Bang vont aboutir au sacrifice de milliers de vies pour servir les intérêts politiques et économiques de quelques-uns.
Chaque roman de cet auteur est un hommage aux révoltés anonymes contre des dirigeants politiques et des industriels corrompus. Panorama sur la médiocrité morale des classes supérieures et des grands méchants capitalistes. On peut reprocher à Eric Vuillard son manichéisme mais pas le sérieux de la reconstitution et l'art de déterrer les cadavres des tiroirs de l'histoire.
Eric Vuillard nous offre la chronique d'un désastre annoncé à travers le déni stupéfiant de certains, des stratégies militaires aventureuses pour ne pas dire suicidaires, quelques portraits acides de figures historiques peu inspirées, l'avidité des profiteurs de l'ombre.
L'auteur parvient une nouvelle fois en peu de pages à décrire tous les moyens déployés par les puissants de l'époque pour retarder l'échéance et trouver « une sortie honorable », titre d'une glaçante ironie quand on connait le bilan de cette guerre dans les deux camps. Les américains prendront la suite…
Lecture passionnante, condensé de scandales, le récit est peut-être un peu trop chirurgical et pas assez romanesque à mon goût mais je dois avouer avoir été une nouvelle fois bluffé par la capacité de synthèse d'Eric Vuillard à autopsier l'histoire et en exhumer les turpitudes en si peu de pages. Un condensé de Genevoix.
Je termine par une réserve de taille liée au parti pris du procureur, pardon… de l'auteur. Dans une approche moins partiale, j'aurai aimé aussi suivre en parallèle et avec la même acuité le parcours d'Hô Chi Minh ou de Giap durant cette période ou celui d'autres figures Viêt-Minh, dont l'évocation relève ici du mythe.
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Éric Vuillard analyse avec précision remarquable, dans un texte superbe d'intensité et un style époustouflant, les derniers soubresauts de la présence française en Indochine. ● L'intrication des intérêts économiques et des enjeux militaires est décortiquée avec un incroyable souci d'exactitude sans que pour autant le récit se perde dans des détails superflus. ● Tout est dit avec une économie de moyens ahurissant. L'auteur renouvelle le tour de force de L'Ordre du jour. Beaucoup de formules font mouche. Par exemple : « C'est si difficile de décrire un visage, mélange de chair et de pensée. » Ou encore, celle-ci, qui est si vraie : « un bel héritage est pris pour un destin ». Une autre me laisse songeur dans ses implications : « Chaque jour, nous lisons une page du livre de notre vie, mais ce n'est pas la bonne. » ● le portrait des dignitaires de la IVe République est sublime. ● C'est faire à l'auteur un faux procès que de dire qu'il n'ajoute rien à ce qu'on connaît déjà de la guerre d'Indochine, car c'est faire fi de la beauté du texte ; il ne fait pas ici oeuvre d'historien. Mais je dois dire que moi qui ne connaissais pas grand-chose à cette période de l'Histoire, j'ai beaucoup appris. ● On peut aussi critiquer sa perspective marxisante mais on doit porter à son crédit la cohérence de l'analyse et la force de l'argumentation. ● Une oeuvre à la fois brillante et captivante.
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Fin des années 80, dans ma prépa d'un grand lycée parisien. Je me bats avec Mishima, Balzac et Saint-John Perse. Jeune cornichon idéaliste, je rêve de carrière. Alors en parallèle, je lis Larteguy, Sergent, Bergot, Saint-Marc, et même Salan. Les récits d'Indochine sont ma passion. Il paraît qu'il faut que jeunesse se passe…

Alors forcément, sitôt ouvert Une sortie honorable de Éric Vuillard, les souvenirs de ces lectures remontent. Différents. Bien différents. le Haut Tonkin, la gifle de Cao Bang, la valse des commandements, les crédits qui s'épuisent… En 1950 en Indochine, les forces doutent. À Paris, le pouvoir hésite.

De 50 à 53, de Cao Bang à Diên Biên Phu, Vuillard revient sur ces trois années décisives qui mirent fin à la colonisation de l'Indochine, illustrant magistralement l'incroyable décalage entre l'impasse du théâtre des opérations et "l'indécision" indolente et bourgeoise des "décideurs" à Paris.

Dans ce livre court, la plume sert des phrases intelligentes et élégantes, qui retombent généralement avec une pointe de sarcasme ou d'ironie qui touche juste à chaque fois. Les portraits des politiques (Herriot en tête) sont sans concession ; ceux des députés truculents ; ceux des militaires souvent cruels, notamment pour de Lattre lorsqu'il s'égare chez les Américains ; seul Mendès France s'en sort.

Mais là où Vuillard est à son meilleur, c'est dans sa démonstration de l'opportunisme de guerre des affairistes parisiens. Autrefois sponsors des exploitations esclavagistes des expatriés locaux venus chercher latex et autres matières premières, ils ont su retirer leurs billes aux premiers coups de fusils et les placer dans des contrées plus tranquilles.

Et dans la foulée, se précipiter pour financer l'effort de guerre. Et gagner ainsi des deux côtés. Au lendemain de la chute de la cuvette de Diên Biên Phu et de ses postes avancés, mamelons rocheux aux prénoms féminins, le conseil d'administration de la Banque d'Indochine, boulevard Haussmann, se gargarise du triplement des bénéfices distribués. Ou comment perdre en gagnant beaucoup.

Vuillard brosse avec une certaine férocité cette bourgeoisie française de la IVe république qui dirige la France depuis le 8e arrondissement, confortée par l'ancienneté et la renommée de ses assises provinciales patiemment construites depuis la révolution. Et rappelle sans le dire que certaines choses ont peu changé. Ou à peine…

Ainsi, il fallait au pays « une sortie honorable » à ce conflit. Certains l'eurent. Pas le pays ni ses combattants, dans ce conflit qui ne se termina réellement qu'un jour de 75, avec cet hélicoptère surchargé s'envolant dans la panique au-dessus de l'ambassade US de Saïgon. Et un bilan de près de 4 millions de morts. Pas tout à fait le même récit que mes lectures de jeunesse…
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critiques presse (9)
Culturebox
04 mai 2022
Le romancier Eric Vuillard poursuit son exploration de l'histoire avec un récit frappant sur la guerre d'Indochine.
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LaPresse
02 mai 2022
A dire vrai, la période de la IVe République, marquée par une instabilité gouvernementale chronique, n'est pas des plus palpitantes de l'histoire de France. Éric Vuillard la rend pourtant passionnante, mettant en scène à sa manière l'un de ses épisodes les plus dramatiques, la guerre d'Indochine.
Lire la critique sur le site : LaPresse
LeJournaldeQuebec
15 février 2022
Le nouveau livre de l’écrivain français Éric Vuillard n’est pas un roman, mais un récit basé sur des événements qui se sont réellement produits à plus de 13 000 kilomètres d’ici, dans une région qui était alors mieux connue sous le nom d’Indochine française.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
LeDevoir
07 février 2022
Bien plus qu’au récit d’un épisode sans gloire de l’histoire coloniale française, Éric Vuillard nous convie à une analyse sans concession du pouvoir. Du pouvoir dans ce qu’il a parfois de plus trivial, fait de compromissions, de censure, d’abus de langage.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
LeMonde
17 janvier 2022
Le récit, loin d’une vaste fresque à la Tolstoï, choisit de mettre en perspective quelques journées et personnages en déplaçant la focale et la lumière sur des moments obscurs, néanmoins décisifs.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LaCroix
17 janvier 2022
Faisant en écrivain le récit de la guerre d’Indochine, Éric Vuillard décrit avec férocité la logique du désastre portée par une classe dirigeante française dont le portrait effare et réjouit à la fois.
Lire la critique sur le site : LaCroix
RevueTransfuge
11 janvier 2022
Documenté et muni de la plume affûtée qu’on lui connaît, Éric Vuillard remonte le cours tumultueux des événements en regardant au plus près le monde politique et militaire de l’époque […]. Ce qu’il réussit ici de la meilleure des manières.
Lire la critique sur le site : RevueTransfuge
LeFigaro
08 janvier 2022
Dans un livre ennuyeux, le récipiendaire du prix Goncourt 2017 déroule une vision biaisée et caricaturale, toute postmarxiste, de la guerre d'Indochine
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Bibliobs
07 janvier 2022

Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (104) Voir plus Ajouter une citation
Le 29 avril 1975, les Américains se tirent, ils déménagent. (…)
Tout est mort. Alors, on se rue vers les derniers bateaux, les derniers hélicoptères, les derniers avions américains. Les pilotes trient les passagers, pistolet au poing. C’est la cohue. (…) Des milliers de gens partis sur des embarcations de fortune périront noyés. (…) Mais ne vous inquiétez pas, on a évacué la colonie américaine et les derniers Français. (…) Mais, vers la fin, le retrait fut piteux. Pour les retardataires, ce fut plus chaotique. Il y eut des foules pendues par grappes aux trains d’atterrissage ; et l’on vit l’ambassadeur d’Italie lui-même s’accrocher au grillage comme un vulgaire voleur. (…) Quelle atmosphère de fin du monde, quelle débâcle ! Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu.
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Mais au moment où il parle à Bidault, John Foster Dulles est déjà en responsabilité d'une tout autre opération, la chute de Jacobo Árbenz Guzmán, président du Guatemala, qui envisageait alors une réforme agraire visant à distribuer quatre-vingt-dix mille hectares de terre aux paysans les plus pauvres de son pays. Cela mettait en péril les intérêts d'une multinationale américaine, la United Fruit Company. Celle-ci refusait d'être dédommagée sur la base des trois dollars l'acre qu'elle avait pourtant elle-même déclarée au fisc, sous-évaluant ses terres afin de payer moins d'impôts. La United Fruit, victime de sa propre fraude, avait fait appel aux frères Dulles qui possédaient le plus important cabinet d'avocats de Wall Street. Les Dulles, qui étaient par ailleurs de solides actionnaires de la compagnie, organisèrent un coup d'État sur mesure qui livra le pays à une junte militaire. Le Guatemala plongea dans une longue période de violences; il y eut des centaines de milliers de morts.
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Il existerait à Paris un triangle sacré, entre la Bièvre, le parc Monceau et Neuilly, où les spécialistes prétendent avoir découvert l’existence d’un microclimat. Sous l’influence de la structure éco-paysagère des larges boulevards, des jardins des hôtels particuliers, de l’exposition idéale de vastes terrasses de café, grâce à la présence d’un léger ourlet forestier, de la douceur du feuillage du noisetier de Byzance, de la fraîcheur qu’apportent les subtiles fleurs blanches de l’arbre à perles qui, une fois fanées, se dispersent avec régularité sur les pelouses, les courbes hygrométriques diurnes (et moindrement nocturnes) se trouveraient modifiées, ce qui permettrait à une faune délicate de croître et de vivre heureuse, loin des éboulis de Belleville, au climat plus rude, et très loin des plaines mortifères du Nord de la capitale, où prolifère une population robuste mais primitive, cette zone forme une oasis, où la présence conjuguée de l’eau des bassins et de l’ombre des arbres encouragerait, depuis des lustres, la croissance d’une population protégée, les futurs hommes d’affaires.
La consanguinité, la cognation, la filiation, l’hérédité et le lignage ne devraient pas être des termes réservés aux sauvages de l’Amazonie. Le 8e ou le 16e arrondissement de Paris, au cœur de ce triangle sacré, offrent l’occasion d’une étude poussée et détaillée de ce qu’on appelle ordinairement la famille. Dans l’environnement particulier que nous venons de décrire, des mœurs singulières se sont depuis longtemps développées, qui permettent non de remettre en cause mais tout le moins de nuancer les analyses savantes de Claude Lévi-Strauss, en recourant à sa théorie des alliances dans les mariages intertribaux, afin d’examiner le système ingénieux des combinatoires de la bourgeoisie financière, aux fortes tendances endogamiques. Ainsi, ce sont avant tout des familles qui entrent ce matin-là au 96 Haussmann, à Paris. Un cortège de dynasties. Ici, la loi fondamentale fixée par le grand ethnologue trouve une illustration extrême, démesurée. Les études sur le 8e arrondissement de Paris autorisent presque à définir une nouvelle théorie de l’alliance. Une fois extraites, des larges masses de données empiriques, les relations générales entre les unités, et isolées des lois à valeur prédictive, après une monographie détaillée de la cour de récréation du lycée Janson de Sailly, il est en effet possible d’affirmer, avec l’une des plus faibles marges d’erreur, que les structures élémentaires de la parenté dans le 8e arrondissement de Paris reposent sur huit termes, frère, sœur, père, mère, fille, fils, beau-frère, belle-sœur, unis entre eux sans presque aucune corrélation négative, de telle sorte que, dans chacune des deux générations en cause, il existe toujours une bonne raison de se marier, soit avec la sœur ou le frère de son beau-frère ou de sa belle-sœur, comme plusieurs Michelin en ont montré l’exemple, soit avec un cousin ou une cousine, croisé ou parallèle, peu importe, la bourgeoisie étant en matière de mariage arrangé encore plus permissive que le Coran, afin de tendre vers la structure de parenté la plus simple que l’on puisse concevoir et qui puisse exister, afin que tout, voitures, maisons, actions, obligations, fonctions honorifiques, postes, rentes, demeurent pour l’éternité dans la famille, et cette structure élémentaire de la parenté du 8e ou du 16e arrondissement de Paris, ramenée à sa forme la plus essentielle, s’appelle l’inceste.
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“L’an dernier, le dividende versé par action était de trois cent cinquante francs. J’ai la joie de vous annoncer… lança-t-il soudain, prenant un air de triomphe qui étonnait sur son visage lisse de commis, qu’il sera cette année porté à mille un francs !” Malgré leur correction proverbiale, on entendit un léger gloussement de satisfaction. Il faut dire que la progression était de taille, le dividende était multiplié par trois. Il était rigoureusement proportionnel au nombre de morts. Dans l’ombre de la défaite de la France, après un redéploiement général des activités de la banque d’affaires et de sa holding, c’était une prouesse remarquable. Cela méritait bien une certaine jubilation.
Flers et Beaumont échangèrent un regard complice, comme s’ils étaient dans le salon des Greffulhe, que Robert de Flers, son père, ami de Marcel Proust, avait si assidûment fréquenté. Charles-Valentin Dangelzer eut sans doute du mal à se retenir de rire. La situation était cocasse, rocambolesque même. On perdait en gagnant, et en gagnant prodigieusement ! Minost se tenait la tête penchée vers la table, songeur. Il écoutait. Peut-être explorait-il à cet instant les replis les plus intimes de sa conscience. Lui qui était né dans une petite ville de province, entre les remparts médiévaux, à l’ombre d’une étude de notaire, et non pas dans le luxe comme Flers, sans doute avait-il des infirmités cachées, un peu de pitié peut-être, un brin de remords. Peut-être entrevit-il, dans un raptus, les cadavres dévorés de mouches, les blockhaus pulvérisés, toute cette chair inerte traînant dans la boue. Il avait été un résistant de la première heure, actif, diligent, proche du général de Gaulle, l’indispensable financier de la France libre, alors, pouvait-il tolérer sans réserve ce qu’il avait cependant lui-même orchestré ? pouvait-il encaisser sans répulsion le montant effarant de si contestables dividendes ? Et puis, se demanda-t-il, lui, le parvenu, lui qui, au fond, était ici le seul à ne pas devoir sa position à sa famille ou à son mariage, lui que ses collègues, secrètement, méprisaient, ne s’était-on pas résolu à lui confier la direction de la banque à un moment critique, afin d’effacer l’opprobre de la collaboration, puis pour mieux solder les affaires indochinoises, et ainsi, en contrepartie de cette fabuleuse ascension, n’avait-il pas dû faire le sale boulot ? Il était perdu dans ses pensées, leva la tête, et tandis que les petits yeux de Beaumont se plissèrent de gratitude, il éprouva une sorte de dégoût.
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Cela peut paraître curieux, mais il n’y avait et il n’y a jamais eu, aucun colon français établi à Cao Bang, nul quartier, nulle vie sociale européenne, pas un commerçant entreprenant, pas un hôtelier aventureux, pas un seul premier de cordée, personne. Et il faut ajouter qu’il n’y avait, et qu’il n’y a jamais eu non plus aucune européen à Dông Khê, aucun à Langson, aucun à Mao Khê, aucun à Lung Phaï. La société des Mines d’étain de Cao Bang avait vu le jour en 1905 ; et pour fonctionner, elle n’avait besoin que de quelques ingénieurs, de contremaîtres européens, c’est tout, et pour se protéger, il lui fallait un poste militaire…
… et l’on devrait par souci de précision, rebaptiser la bataille de Cao Bang à propos de laquelle s’écharpe le parlement : bataille pour la société anonyme des Mines d’étain de Cao Bang ; cela lui conférerait sa véritable importance.
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Grand écrivain du XXe siècle, Louis Guilloux est passé entre les mailles de l'histoire littéraire. Ingrate postérité à laquelle Olivia Gesbert remédie avec ses invités, l'écrivain Eric Vuillard et le journaliste Grégoire Leménager, tous deux emportés par la plume de l'auteur du très moderne "Le sang noir" (1935).
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