La guerre d'Indochine et ses plantations des Terres Rouges en somptueuse et acérée perspective cavalière.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/01/27/note-de-lecture-
une-sortie-honorable-eric-vuillard/
Ce n'est évidemment pas par inadvertance qu'Éric Vuillard fait débuter son «
Une sortie honorable », publié en janvier 2022 dans la collection Un endroit où aller des éditions
Actes Sud, dix-sept ans avant le commencement de ce qui sera plus tard appelé la première guerre d'Indochine, celle « des Français ».
Ancré dans une furieuse réalité économique coloniale, même si elle se voulait nettement plus humaine que celle du fantasme impérial léopoldien (dont l'auteur avait dès son cinquième texte publié, «
Congo », en 2012, saisi l'histoire et la terrible descendance), et tout aussi rationnelle qu'un autre fantasme, celui du « Fordlandia » brésilien récemment exploré poétiquement par
Florence Jou, le conflit de 1945-1954 est bien une guerre de libération face à une oppression, et est évidemment très loin de se limiter à l'image d'Épinal, toujours aussi complaisamment colportée dans certains milieux peu soucieux des réalités historiques, sociales et politiques, d'une courageuse lutte contre l'hydre communiste conduite par quelques parachutistes héroïques dans l'indifférence d'une nation rongée par ses « politiciens ».
«
Une sortie honorable » : c'est la demande exprimée en mai 1953 par le président du Conseil René Mayer à sa bonne connaissance de la ville de Constantine, dans la colonie algérienne fragmentée en trois départements français et un territoire militaire (l'un y était député, l'autre commandant de l'état-major local), le général
Henri Navarre, lorsqu'il le fait nommer, à la grande surprise de l'appareil militaire français, commandant en chef en Indochine après la disgrâce (relative) de
Raoul Salan. Ce sont les tenants et aboutissants de ce mandat sibyllin qu'Éric Vuillard nous propose ici d'explorer en sa compagnie, avec sa verve acérée de plus en plus inimitable.
L'une des grandes forces d'Éric Vuillard, qui s'affirme toujours davantage ouvrage après ouvrage, c'est cette capacité à tracer les lignes de force qui parcourent un moment historique, à enchaîner d'un pas alerte et d'une langue vigoureuse (rendue puissante par son maniement brillant de la distance ironique et de l'humour noir) les susbtrats matériels et structurels des anecdotes événementielles. On l'avait vu particulièrement à l'oeuvre dans ce domaine, avec «
La bataille d'Occident » (2012) ou avec «
L'ordre du jour » (2017), naviguant aussi à merveille entre l'entre-soi des élites et le terrain des 99 %, avec «
14 juillet » (2016) ou «
La guerre des pauvres » (2019). Ici, pour débusquer le sel insensé qui enveloppe une interview du général de Lattre à la télévision américaine, une palinodie du député Edmond Michelet, une offre désinvolte et folle droit issue de l'anticommunisme maladif de x, un vertige calculatoire du général Navarre, une badine pas si anodine du colonel de Castries (qui sera fait général comme en consolation, alors que le camp retranché de Diên Biên Phu, qu'il commande, va tomber), et pour nous faire ressortir comment tout cela, qu'on le veuille ou non, fait système, l'art d'Éric Vuillard atteint des sommets.
Truculent lorsqu'il évoque à demi-mot le mépris des militaires vis-à-vis de leurs adversaires (qui engendrera indirectement cette génération de capitaines et de colonels qui tenteront d'appliquer en Algérie ce qu'ils estimeront plus ou moins adroitement être la leçon donnée par le Viêtminh), Éric Vuillard atteint le somptueux paroxysme de son écriture si particulière lorsqu'il évoque, comme un marqueur permanent du flot politique qui envahit tout sur son passage, le soubassement économique qui est discrètement là et bien là : le conseil d'administration de la banque Rivaud (chapitre 20, à quelques pages de la fin de l'ouvrage qui nous emmène en un clin d'oeil trente ans plus loin avec « La chute de Saigon »), qui ne deviendra que plus tard la banque de référence du RPR, et qui à l'époque est avant tout le centre de gravité d'un groupe comportant des sociétés aux noms aussi enchanteurs que Financière des Terres Rouges, Caoutchoucs de Padang ou Mines de Kali-Sainte-Thérèse (groupe sur lequel, rappelons-le au passage, le raid victorieux conduit par Vincent Bolloré en 1997 sera – coïncidence ? – à l'origine du décollage de la fortune de l'industriel breton du papier ultra-fin), est un petit monument littéraire à lui tout seul, tandis que le titre malicieux du chapitre 6, « Comment nos glorieuses batailles se transforment en sociétés anonymes », aurait pu constituer le véritable nom souterrain de ces 200 pages de lecture et d'écriture opiniâtre de l'Histoire réelle.
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