- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Tu as un livre mais pas d’éditeur, lui rappela Bryce. J’ai un éditeur mais je n’ai pas de livre.
Début décembre, Noël s'empare de New York et refuse qu'on parle d'autre chose, qu'on pense à autre chose.
L' autre combat, celui du mois dernier, il n' y pensait pratiquement plus même si, pendant cette demi-heure de trajet à pied, la scène lui revint effectivement en mémoire; peut-être parce que cette réunion en était la conséquence.
Mais à présent, quand il se souvenait de cette soirée chez Lucie, ce n' était pas comme s' il s' agissait de quelque chose qu' il avait fait, mais plutôt d' une scène dans un film particulièrement macabre. Il s ' en souvenait comme d' un événement auquel on a assisté, pas un événement auquel on a participé. C' était comme si, dans sa mémoire, il se tenait à quelques dizaines de centimètres derrière l' agresseur, observant sans participer.
Cependant, comme certaines scènes de films particulièrement violents, le souvenir restait gravé en lui.
L'essentiel de la préparation de ses romans se déroulait à la bibliothèque ou au téléphone, en compagnie de spécialistes. Il avait compris très tôt qu'il pouvait téléphoner à pratiquement n'importe qui, dans le monde entier, de la délégation israélienne auprès des Nations-Unies jusqu'au siège social de Budget Auto Rental, dire " Je suis écrivain, je travaille sur un roman, et je me demande si vous pouviez me renseigner sur... " pour que les gens interrompent immédiatement ce qu'ils faisaient, répondent aux questions, fassent des recherches, lui consacrent autant de temps qu'il le voulait, puis lui souhaite bonne chance à la fin de la conversation. C'était une des grandes ressources secrètes de l'auteur de fiction, ce plaisir que prend le reste du monde à participer à l'élaboration de la fiction.
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S' il n' y avait pas eu le problème de l' argent, cette nouvelle carrière lui aurait plu. L' autre différence, qu' il avait récemment découverte, entre écrire des romans et écrire des articles, était le fait que, lorsqu' on écrivait pour les revues, on savait qu' il s' agissait de mots promis à l' oubli, jetables, à jamais disparus dans un mois, alors que, lorsqu' on écrivait un roman, on avait toujours la sensation, au plus profond de soi, qu' il s' agissait peut-être de prose immortelle ; parfois paralysant. La certitude absolue que ce qu' il écrivait restait moins longtemps en rayon que le yaourt était un grand soulagement.
Qu'est-ce qui est pire ? Se souvenir ou ne pas se souvenir ?