Citations sur Butcher's crossing (48)
Les bruits du saloon étaient comme assourdis par des couches de poussière et de chaleur.
Chaque jour, Schneider prélevait le foie d'un des bisons tués. Au repas du soir, comme pour un rituel, l'organe était divisé en portions à peu près égales et distribué. Andrews apprit que la consommation du foie cru n'avait rien d'affecté de la part de ses trois aînés. Miller lui expliqua que sans cela, ils s'exposaient au "mal des bisons", c'est à dire à l'apparition sur la peau de grandes plaies ulcéreuses, souvent accompagnée de fièvre et de faiblesse généralisée. Fort de cette mise en garde, Andrews s'obligea à en manger un peu tous les soirs. Il n'appréciait ni la texture fluide ni le goût tiède vaguement faisandé, mais avec la fatigue cela importait peu.
Il prit une profonde inspiration, l’odeur âcre du pétrole mêlé à la sueur et à l’alcool emplit ses poumons ; cela le fit tousser. Il s’approcha du bar, qui lui arrivait à peine à la taille. Le barman, petit homme chauve aux grandes moustaches et au teint bilieux, le dévisagea sans mot dire.
« Une bière », dit Andrews.
Le barman prit une lourde chope sous le bar. Il ouvrit le robinet d’un des fûts posés sur de larges caisses en bois et fit couler la mousse blanche le long du verre.
« Ça fera vingt-cinq cents », dit-il en plaçant la chope devant Andrews.
Ce dernier y trempa les lèvres ; la bière insipide lui parut plus chaude que la salle. Il posa une pièce sur le comptoir.
Il fit demi-tour. Butcher’s Crossing s’étendait à ses pieds, petite et irréelle. Il reprit lentement la route, traînant ses souliers dans la poussière, les yeux rivés sur les petits nuages de poussière que soulevaient ses pas.
Là, d’une manière qu’il ne ressentait pas dans la chapelle du roi, sur les bancs de l’université ou dans les rues de Cambridge, il était une part intégrante de Dieu, libre et sans limites. Entre les arbres, au-delà du paysage vallonné, il entrevoyait l’horizon lointain à l’ouest ; et pendant un instant, ce qu’il contemplait était aussi beau que sa propre nature inexplorée.
Il tenta de formuler ce qu'il avait à dire à Mc Donald. C'était un sentiment, une envie irrépressible, qu'il lui fallait exprimer. Mais ses mots ne seraient que le reflet de la nature sauvage à laquelle il aspirait : une liberté, une bonté, un optimisme et une vigueur qu'il détectait dans sa vie quotidienne sans pour autant se sentir pleinement libre, bon, optimiste ou vigoureux. Il aspirait à retrouver la source et l'essence du monde, un monde qui par peur semblait se détourner de sa source alors même que l'herbe de la prairie autour de lui plongeait ses racines fibreuses dans l'humidité sombre et riche, dans la nature sauvage, se régénérant ainsi année après année.
Il comprit que ce qui l’avait rendu malade, c’était le choc de voir le bison, si fier et noble quelques moments auparavant, désormais nu et impuissant, morceau de viande inerte qui se balançait, grotesque et moqueur, devant ses yeux, dépouillé de son identité, ou plutôt de l’identité qu’Andrews lui avait prêtée. Cette identité avait été tuée ; et Andrews avait senti dans ce meurtre la destruction de quelque chose en lui, auquel il ne parvenait pas à faire face.
Miller tirait, rechargeait, tirait et rechargeait, encore et encore. La fumée âcre s'épaissit autour d'eux. Prix d'une quinte de toux, la respiration lourde, Andrews se plaqua au sol, où l'air était plus respirable. Lorsqu'il releva la tête, des cadavres de bisons s'amoncelaient devant lui. La harde - à peine diminuée - tournait en rond mécaniquement, sur une sorte de rythme hébété, comme mue par les explosions régulières des fusils (...)
Andrews commençait à percevoir un rythme dans le manège meurtrier. D'abord dun mouvement lent et délibéré - muscles du bras tendus, tête stabilisée -, Miller appuyait sur la détente; il éjectait ensuite rapidement la cartouche encore fumante et rechargeait; s'il avait touché la bête proprement, il cherchait du regard un bison particulièrement agité. Au bout de quelques secondes, l'animal blessé titubait avant de s'écraser au sol; Miller tirait à nouveau. La manoeuvre ressemblait à une danse, un menuet tonitruant né de la sauvagerie environnante.
Les bisons meurent jamais de vieillesse. Soit c'est l'homme qui les tue, soit c'est le loup qui s'en charge.
Une explosion de couleurs parait le flanc de la montagne. Le vert foncé des branches de pin s'éclaircissait aux extrémités, où apparaissaient de nouvelles pousses. Des bourgeons blancs et écarlates commençaient à éclore sur les buissons de baies sauvages, et le vert pâle des trembles délicats chatoyait au-dessus de l'écorce blanc argenté de leurs troncs. Partout au sol l'herbe jeune reflétait les rayons du soleil jusque dans les recoins ombragés sous les pins immenses, dont les troncs sombres brillaient faiblement, comme si la lumière provenait de leur cœur caché. Il pensa qu'en tendant l'oreille il pourrait entendre le bruit de la pousse.