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Citations sur Chinoises (143)

Le ciel et la terre semblaient s’être mélangés. Le soleil n’était pas encore
levé, mais sa lumière se déversait déjà au loin sur cette toile immense,
effleurant les pierres sur les collines et faisant étinceler l’or de la terre d’un
jaune gris. Je n’avais jamais contemplé plus belle aurore. Je me suis dit que
le tourisme pourrait peut-être aider cette région à sortir de sa pauvreté. Le
splendide lever de soleil sur ce plateau de lœss devrait enchanter ceux qui
escaladaient le mont Tai ou se ruaient au bord de la mer. Quand j’ai évoqué
cette idée par la suite, un jeune garçon l’a repoussée comme procédant de
l’ignorance : Colline Hurlante n’avait pas assez d’eau pour pourvoir aux
besoins quotidiens les plus élémentaires des villageois, comment ferait-on
pour satisfaire une foule de visiteurs ?
Les vapeurs étouffantes du feu de la jeune fille m’ont tirée de ma rêverie.
La bouse de vache qu’elle utilisait comme combustible exhalait une odeur
âcre. Le feu avait été allumé entre des grandes pierres, sur lesquelles la
jeune fille avait disposé un pot et une pierre plate. Elle a confectionné un
gruau de farine dans le pot, et grillé un grossier pain plat sur la pierre. Elle
s’appelait Niu’er (fille). Elle m’a expliqué que la bouse était leur seul
moyen de chauffage pendant l’hiver. A l’occasion, lors d’un deuil ou un
mariage, ou quand de la famille ou des amis leur rendaient visite, ils
faisaient la cuisine sur des feux de bouses comme expression solennelle de
leur amitié. Le combustible habituel se composait de racines de l’herbe
cogon (une plante de sol aride qui a de grandes racines et de rares feuilles
qui restent vivaces peu de temps), avec lesquelles ils chauffaient une toute
petite quantité d’eau pour le gruau. On ne cuisait le pain plat, le mo, qu’une
fois par an, sur les pierres brûlantes de la colline, l’été. On le conservait
sous terre et il était si sec et si dur qu’il se gardait presque un an. On m’a
fait l’honneur de me servir du mo. Seuls les hommes qui travaillaient aux
champs avaient le droit d’en manger. Les femmes et les enfants se
nourrissaient de gruau de blé clair – des années de survie les avaient
accoutumés à la faim. Le plus grand honneur et festin de la vie d’une
femme consistait en un bol d’œufs mélangés à de l’eau quand elle mettait
au monde un fils. A un autre moment de mon séjour, je m’en suis souvenue
quand j’ai entendu une femme se disputant avec une autre : « Et combien de
bols d’œufs et d’eau peux-tu te vanter d’avoir mangé ? » disait-elle.
Après ce petit-déjeuner exceptionnel de gruau et de mo le premier jour,
notre groupe s’est mis au travail. J’ai expliqué aux responsables du village
que je voulais faire un reportage sur les femmes de Colline Hurlante. Ces
hommes, qui ne savaient même pas écrire leur nom mais se considéraient
comme cultivés, ont secoué la tête, stupéfaits : « Que peut-il y avoir à dire
sur les femmes ? »
Je leur ai tenu tête, et ils ont fini par céder. Pour eux, je n’étais qu’une
femme comme une autre, qui ne comprenait rien mais imitait les hommes
en essayant de les impressionner par son originalité. Leur réticence ne me
gênait pas. Mon expérience de journaliste, après toutes ces années, m’avait
enseigné que l’accès aux sources était plus important que l’opinion que les
autres pouvaient avoir de moi.
Colline Hurlante est située dans une ceinture de terre où le désert empiète
sur le plateau de lœss. Tout au long de l’année, le vent souffle
inlassablement, depuis des milliers d’années. Il est souvent difficile de voir
plus loin qu’à quelques pas dans ces tempêtes de sable, et les villageois qui
peinent sur la colline sont obligés de crier pour se parler. C’est pour cela
que les gens de Colline Hurlante sont célèbres pour leurs voix fortes et
sonores ; personne n’a pu me confirmer si c’était de là que venait le nom du
village, mais selon moi c’est une explication plausible. C’est un lieu
totalement coupé du monde moderne ; entre dix et vingt familles avec
seulement quatre patronymes vivent dans des habitations troglodytes
exiguës au plafond bas. Les femmes n’ont qu’une valeur utilitaire ; en tant
qu’instruments de reproduction, elles sont une monnaie d’échange très
précieuse pour les villageois. Les hommes n’hésitent pas à échanger deux
ou trois fillettes contre une femme d’un autre village. Donner en mariage
une femme de la famille à un autre village et acquérir une épouse en
échange est la pratique la plus courante, et en conséquence la majorité des
épouses de Colline Hurlante viennent de l’extérieur du village. Une fois
mères, elles sont forcées de céder leurs propres filles à leur tour. Les
femmes n’ont aucun droit de propriété ou d’héritage.
La pratique sociale inhabituelle qui consiste à partager une épouse entre
plusieurs hommes existe aussi. Dans la majorité des cas, des frères issus de
familles extrêmement pauvres, sans filles à échanger, achètent une épouse
commune pour assurer leur descendance. Le jour, elle prépare la nourriture
et s’occupe des travaux ménagers, et la nuit, ils jouissent de son corps tour à
tour. Si la femme a un enfant, elle ne sait pas toujours elle-même qui en est
le père. Pour l’enfant, les frères sont Grand Papa, Deuxième Papa,
Troisième, Quatrième Papa et ainsi de suite. Les villageois ne considèrent
pas cette pratique comme illégale, parce que c’est une coutume établie par
leurs ancêtres, ce qui la rend à leurs yeux plus puissante que la loi. Les
enfants qui ont plusieurs pères ne sont pas en butte aux moqueries, car ils
sont sous la protection de plusieurs hommes. Nul ne ressent de compassion
pour les épouses ainsi partagées ; pour eux, l’existence des femmes se
justifie par leur utilité.
La pratique sociale inhabituelle qui consiste à partager une épouse entre
plusieurs hommes existe aussi. Dans la majorité des cas, des frères issus de
familles extrêmement pauvres, sans filles à échanger, achètent une épouse
commune pour assurer leur descendance. Le jour, elle prépare la nourriture
et s’occupe des travaux ménagers, et la nuit, ils jouissent de son corps tour à
tour. Si la femme a un enfant, elle ne sait pas toujours elle-même qui en est
le père. Pour l’enfant, les frères sont Grand Papa, Deuxième Papa,
Troisième, Quatrième Papa et ainsi de suite. Les villageois ne considèrent
pas cette pratique comme illégale, parce que c’est une coutume établie par
leurs ancêtres, ce qui la rend à leurs yeux plus puissante que la loi. Les
enfants qui ont plusieurs pères ne sont pas en butte aux moqueries, car ils
sont sous la protection de plusieurs hommes. Nul ne ressent de compassion
pour les épouses ainsi partagées ; pour eux, l’existence des femmes se
justifie par leur utilité.
Quel que soit le village dont sont originaires les femmes, elles adoptent les
coutumes transmises de génération en génération à Colline Hurlante. Elles
mènent une vie extrêmement dure. Dans l’unique pièce de leur maison
troglodyte, dont la moitié est occupée par un kang, elles ne disposent que de
quelques dalles de pierre, de nattes de paille et de bols d’argile grossiers ;
une cruche en terre cuite est un article de luxe réservé aux familles
« riches ». Des jouets d’enfants ou des articles réservés à l’usage exclusif
des femmes sont impensables dans leur société. Comme les épouses sont
achetées avec le sang de la parenté, elles sont en butte au ressentiment des
membres de la famille qui ont perdu des filles ou des sœurs, et doivent
peiner jour et nuit pour assurer la nourriture, la boisson et les autres besoins
quotidiens de toute la maisonnée.
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Une enquête menée en 1995 a révélé que, dans les zones prospères du
pays, les quatre professions qui avaient l’espérance de vie la plus courte
étaient les ouvriers d’usines chimiques, les chauffeurs routiers longue
distance, les policiers et les journalistes. Les ouvriers et les camionneurs
sont victimes d’une insuffisance de règles de sécurité adaptées à leur
condition. Le sort des policiers chinois doit être un des plus durs du monde :
avec un système judiciaire défectueux, dans une société où le pouvoir
politique règne en maître absolu, les criminels qui ont des appuis influents
se font une gloire de s’en tirer souvent indemnes, et certains se vengent par
la suite sur les fonctionnaires impliqués. Les policiers sont pris entre ce
qu’ils savent être le droit chemin et les ordres qu’ils reçoivent ; frustration,
insécurité et mauvaise conscience expliquent le nombre de morts précoces.
Mais pourquoi les journalistes, qui ont, de plus d’une façon, une vie
privilégiée, partagent-ils le même sort ?
Les journalistes en Chine ont été témoins de nombre d’événements
choquants, bouleversants. Toutefois, dans une société où les principes du
Parti gouvernaient l’information, il leur était très difficile de montrer le vrai
visage de ce dont ils avaient été témoins. Ils ont souvent été contraints de
dire et d’écrire des choses avec lesquelles ils n’étaient pas d’accord.
Quand j’ai interviewé des femmes mariées contre leur gré pour des motifs
politiques, quand j’ai vu les femmes lutter contre la pauvreté et des
conditions de vie si pénibles qu’elles n’avaient pas même un bol de soupe
ou un œuf à manger après un accouchement, ou entendu sur les répondeurs
de mon émission ces femmes qui n’osaient dire à personne que leurs maris
les battaient, j’ai souvent été dans l’impossibilité de les aider à cause du
code de la radiodiffusion. Je ne pouvais que me désoler pour elles en privé.
Quand la Chine a commencé à s’ouvrir, ce fut comme si un enfant affamé
dévorait tout ce qui lui tombait sous la main sans faire de distinction. Plus
tard, alors que le monde découvrait une Chine rose de bonheur dans ses
nouveaux atours, qui ne hurlait plus de faim, la communauté des
journalistes a assisté, muette, aux convulsions de ce corps ravagé par les
douleurs de l’indigestion. Mais c’était un corps dont le cerveau était stérile
car le cerveau de la Chine n’avait pas encore développé les cellules
nécessaires pour absorber la vérité et la liberté. Le divorce entre ce qu’ils
savaient et ce qu’il leur était permis de dire mettait à rude épreuve la santé
mentale et physique des journalistes.
C’est à cause de cette situation de divorce que j’ai décidé d’abandonner
ma carrière de journaliste.
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— Vous avez vu les gros titres : « Une femme d’affaires coriace rejette un
mariage de raison pour renouer avec son ancien béguin » ou quelque chose
dans ce genre ? Dieu sait ce que les gens peuvent bien penser de moi depuis
que les journaux en ont fait leurs choux gras. Les médias m’ont transformée
en monstre : tentative de meurtre, adultère, voilà l’image qu’ils donnent de
moi. Cela m’a isolée des autres femmes, et mes amis et ma famille me
tiennent aussi à distance. Mais la notoriété m’a valu quelques bénéfices
inattendus.
Zhou Ting a éclaté d’un rire amer.
— Vous voulez dire que votre travail en profite ?
— Oui. Tous ces potins sur moi font que les gens suivent mes options de
vente parce qu’ils sont curieux.
Elle a écarté les doigts, exhibant les bagues qui ornaient ses mains.
— Ainsi votre vie personnelle a contribué à vos succès professionnels, ai-
je commenté d’un ton rêveur, me désolant à l’idée que c’était ainsi que le
succès venait aux femmes.
— On peut dire ça. Mais les gens ne savent pas le prix que j’ai dû payer
pour en arriver là.
— Certains prétendent que les femmes doivent toujours sacrifier leurs
émotions à la réussite.
— En Chine, c’est presque toujours le cas, a déclaré Zhou Ting, en
choisissant précautionneusement ses mots.
— Si une femme vous demandait le secret de votre réussite, que lui
répondriez-vous ?
— Tout d’abord, mettre de côté votre sensibilité féminine et laisser les
médias s’ébahir sur votre différence. Deuxièmement, mettre votre cœur en
lambeaux et créer une bonne histoire pour la presse. Puis utiliser vos
cicatrices comme un argument commercial : les étaler ; raconter au public
vos souffrances. Pendant que les gens s’extasient sur les épreuves que vous
avez traversées, disposer vos produits sur les comptoirs et empocher
l’argent.
— Oh, Zhou Ting ! Est-ce vraiment ainsi que ça se passe ?
— Oui. Du moins, à ce que j’en comprends, a-t-elle dit avec sérieux.
— Comment faites-vous alors pour supporter la vie ?
Une fois de plus, le courage des femmes m’émerveillait.
— Vous avez un cal sur la main ? Ou des cicatrices sur le corps ? Touchez-
les : vous sentez quelque chose ?
Zhou Ting parlait avec douceur, mais ses paroles m’accablaient. Elle s’est
levée pour partir.
— Je suis navrée, il est six heures et je dois me rendre dans plusieurs
grands magasins pour vérifier leurs stocks d’approvisionnement. Merci de
cette rencontre.
— Merci à vous. J’espère que l’amour adoucira les cals sur votre cœur.
Zhou Ting avait retrouvé son calme. D’une voix dure, elle a conclu :
— Non, merci à vous, mais mieux vaut être insensible que de souffrir.
Le soleil se couchait quand j’ai quitté le restaurant. J’ai pensé à la
fraîcheur de l’aube et combien le soleil devait être las au bout d’une journée
de travail. Le soleil dispense sa chaleur ; les femmes aiment : ils font la
même expérience. Bien des gens croient que les Chinoises qui réussissent
ne s’intéressent qu’à l’argent ; peu mesurent les souffrances qu’elles
doivent traverser pour arriver là où elles sont.
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local avait publié un papier intitulé « La revanche d’une femme ». On m’y
caricaturait comme une femme violente dont le mari avait demandé le
divorce. L’article a été repris par d’autres journaux et à chaque nouvelle
parution, le portrait avait été retouché ; j’ai fini par devenir une folle
ricanant dans une mare de sang !
J’avais honte de mes collègues journalistes qui avaient déformé l’histoire
de Zhou Ting à ce point.
— Comment avez-vous réagi ?
— Ce n’était qu’une chose de plus à affronter alors. Mon couple était
détruit, et je vivais avec ma mère à l’époque.
— Qu’est-il advenu de votre ancien appartement ?
Je connaissais la réponse ; dans les unités de travail régies par l’Etat,
presque tout ce qui était alloué à une famille l’était au nom de l’homme.
— L’unité de travail a dit que l’appartement était au nom de mon mari et
qu’il lui appartenait.
— Où est-ce que l’unité de travail pensait que vous alliez vivre ?
Les femmes divorcées étaient traitées comme des quantités négligeables.
— Ils m’ont dit qu’il fallait que je trouve un endroit où loger en attendant
la prochaine fournée d’attribution de logements.
Je savais qu’en termes administratifs, la « prochaine fournée » pouvait
prendre des années à se matérialiser.
— Et combien de temps vous a-t-il fallu attendre avant qu’on vous attribue
un nouveau logement ?
Zhou Ting a lancé avec une rage moqueuse :
— J’attends toujours neuf ans plus tard.
— Ils n’ont absolument rien fait pour vous ?
— Presque rien. Je suis allée voir la présidente du syndicat, une femme
d’environ cinquante ans, pour lui demander de l’aide. Elle m’a dit d’une
voix gentille : « C’est facile pour une femme. Il vous suffit de trouver un
autre homme avec un appartement et vous aurez tout ce qu’il vous faut. »
Je n’arrivais pas à comprendre la vision du monde du cadre du Parti qui
avait pu dire ce genre de chose.
— La présidente du syndicat a dit ça ?
— C’est ce qu’elle m’a dit, mot pour mot.
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« A l’hôpital, le médecin a extrait vingt-deux éclats de bambou de mon
corps. L’infirmière était si scandalisée par ce qui m’était arrivé qu’elle a
envoyé une lettre au journal municipal. Deux jours plus tard, une
photographie de moi couverte de pansements est parue dans le journal,
accompagnée d’un article sur le respect dû aux femmes. De nombreuses
personnes, surtout des femmes bien sûr, sont venues me rendre visite à
l’hôpital, avec des cadeaux de nourriture. Je n’ai lu cet article que des
semaines plus tard. J’y étais à tort décrite comme une épouse maltraitée
depuis longtemps. Je ne savais pas si on avait exagéré mon état parce qu’on
m’avait prise en pitié, ou si on avait voulu se venger au nom de toutes les
femmes maltraitées en mettant mon mari au banc des accusés.
— Vous avez demandé une rectification ?
— Non, j’étais désemparée, je ne savais pas que faire. C’était la première
fois de ma vie que je me trouvais dans le journal. D’ailleurs, au fond de
moi, j’éprouvais de la reconnaissance pour cet article. Si on s’était contenté
de penser que mon mari « mettait de l’ordre dans sa maison », comment les
choses pourraient-elles jamais s’améliorer pour les femmes ?
Un homme qui bat sa femme ou maltraite ses enfants, pour de nombreux
Chinois, « met de l’ordre dans sa maison ». Les paysannes âgées, surtout,
tolèrent ces pratiques. Ayant vécu sous la maxime chinoise, « une épouse
amère endure jusqu’à ce qu’elle devienne belle-mère », elles sont d’avis
que toutes les femmes devraient subir le même sort. C’est pour cette raison
que les gens qui avaient vu son mari battre Zhou Ting ne s’étaient pas
interposés pour lui porter secours.
Zhou Ting a poussé un soupir.
— Parfois, je pense que je ne m’en suis pas si mal tirée. Dans l’ancien
temps, il ne faisait pas bon être une femme. Je ne serais pas allée à l’école,
et je n’aurais eu pour toute nourriture que le riz que me laissait mon mari.
— Vous vous consolez facilement, ai-je dit en pensant à part moi que bien
des Chinoises se consolaient avec ce genre de réflexions.
— Mon mari dit que trop de savoir m’a gâtée.
— Il n’a pas trouvé ça tout seul. C’est Confucius qui dit que le manque de
talent chez une femme est une vertu. J’ai marqué une pause, puis lui ai
demandé : Par la suite, vous n’êtes pas apparue dans les journaux pour
tentative de meurtre ?
— Oui, je crois. Les journaux m’ont fait passer pour la méchante de
l’histoire et m’ont enseigné la puissance des médias. Depuis, personne ne
me croit quand je raconte ce qui s’est réellement passé. Ils pensent tous que
ce qui est imprimé dans le journal c’est la vérité.
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La mode en Chine a toujours été de nature politique. Dans les années
1950, c’était la mode d’adopter le style de vie de l’urss communiste. On
scandait des slogans politiques tels que « rattraper l’Amérique et dépasser
l’Angleterre en vingt ans ! » et on suivait à la lettre les dernières directives
du président Mao. Pendant la Révolution culturelle, la mode était de se
rendre à la campagne pour y être « rééduqué ». L’humanité et la sagesse
étaient bannies dans des lieux où l’on ignorait qu’il y avait au monde des
femmes qui pouvaient dire « non » et des hommes lire les journaux.
Dans les années quatre-vingt, après l’ouverture du pays à l’économie de
marché, c’est devenu la mode d’entrer dans les affaires. En peu de temps, le
titre de « directeur commercial » est apparu sur toutes les cartes de visite ;
on disait : « Sur un milliard de gens, quatre-vingt-dix millions sont dans les
affaires, et les dix millions restants attendent de pouvoir y entrer. »
Les Chinois n’ont jamais suivi une tendance par choix – ils y ont toujours
été contraints par la politique. Dans mes entretiens avec les Chinoises en
particulier, j’ai découvert que bien des femmes prétendument « à la mode »
ont été obligées d’endosser ce rôle, puis qu’elles ont été persécutées pour la
mode qu’elles avaient incarnée. Les Chinois disent que les femmes fortes
sont à la mode ces temps-ci, mais les femmes pensent que « derrière chaque
femme qui réussit, il y a un homme qui la fait souffrir ».
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De 1966 à 1976, les plus noires années de la Révolution culturelle, il n’y
avait presque rien dans la coupe ni la couleur qui distinguait les vêtements
des femmes de ceux des hommes. Les objets spécifiquement féminins
étaient rares. Le maquillage, les beaux vêtements et les bijoux n’existaient
que dans des romans interdits. Mais les Chinois de cette époque avaient
beau être révolutionnaires, ils ne pouvaient tous résister à l’appel de la
nature. Une personne pouvait être « révolutionnaire » sous bien des aspects,
il suffisait qu’elle succombe aux désirs sexuels « capitalistes » pour être
traînée sur le devant de la scène publique et mise au banc des prévenus. De
désespoir, certains attentaient à leur vie. D’autres se faisaient passer pour
des modèles de vertu mais abusaient de ceux, hommes et femmes, que l’on
réformait, faisant de leur soumission sexuelle « un test de loyauté ». La
majorité des gens qui ont traversé cette époque ont souffert d’interdits
sexuels, surtout les femmes. Les maris, en pleine maturité, étaient
emprisonnés ou envoyés dans des centres de rééducation, parfois pendant
vingt ans, et leurs femmes étaient contraintes de subir un état de veuvage de
leur vivant.
Maintenant que l’on essaie de mesurer les torts que la Révolution
culturelle a causés à la société chinoise, les dommages faits à l’instinct
sexuel sont un facteur à prendre en compte. Les Chinois disent que « dans
chaque famille, il y a un livre qu’il vaut mieux ne pas lire à haute voix ». Il
y a beaucoup de familles chinoises qui n’ont pas encore regardé en face ce
qui leur est arrivé pendant la Révolution culturelle. Ce sont les larmes qui
ont soudé ensemble les chapitres de ces livres de famille, et il est encore
trop tôt pour les ouvrir. Les générations futures ou ceux qui n’ont pas connu
ces histoires n’y verront que des titres brouillés. Quand les gens sont
témoins de la joie de familles ou d’amis qui se retrouvent après des années
de séparation, bien rares sont ceux qui osent se demander comment ils ont
réussi à s’accommoder de leurs désirs et de leurs souffrances pendant toutes
ces années-là.
Ce sont souvent les enfants, et plus particulièrement les filles, qui ont subi
les conséquences de la frustration des désirs sexuels. Pour une jeune fille,
grandir pendant la Révolution culturelle signifiait être confrontée à
l’ignorance, la folie et la perversion. On interdisait aux écoles et aux
familles de leur donner l’éducation sexuelle la plus élémentaire. De
nombreuses mères et enseignantes étaient elles-mêmes ignorantes en ces
domaines. Quand leurs corps se développaient, les filles devenaient la proie
d’attouchements ou de viols, des filles telles que Hongxue, dont la seule
expérience de plaisir sensuel venait d’une mouche ; Hua’er, qui fut
« violée » par la révolution ; l’auditrice anonyme mariée par le Parti ; ou
Shilin, qui ne saura jamais qu’elle a grandi. Les auteurs de ces crimes
étaient leurs professeurs, leurs maris, et même leurs pères et leurs frères, qui
avaient perdu le contrôle de leurs instincts bestiaux et se sont comportés de
la façon la plus égoïste et la plus ignoble qui soit. Les espérances de ces
filles ont été réduites à néant, et leur aptitude à faire l’expérience du plaisir
de l’amour, endommagée à vie. Si nous étions prêts à écouter leurs
cauchemars, il y faudrait dix à vingt ans, et leurs histoires se ressemblent
toutes.
Il est trop tard maintenant pour rendre la jeunesse et le bonheur à Hua’er et
aux femmes qui ont enduré la Révolution culturelle. Elles tirent les grandes
ombres noires de leurs souvenirs derrière elles.
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Puis j’ai appelé le commissaire Mei. Je lui ai dit que Hua’er était japonaise
et je lui ai demandé si on pouvait la transférer dans une de ces prisons pour
étrangers où les conditions de détention étaient meilleures.
Il a hésité avant de répondre : « Xinran, en ce qui concerne le fait que
Hua’er soit japonaise, le silence est d’or. Pour le moment, elle est accusée
de délinquance sexuelle et de cohabitation illégale ; elle devrait sortir
bientôt. Si on apprend qu’elle est étrangère, on pourrait l’accuser d’avoir
des motivations politiques et cela pourrait aggraver son cas. »
Tous ceux qui ont traversé la Révolution culturelle se souviennent que les
femmes qui ont commis le « crime » d’avoir des vêtements ou un style de
vie non chinois ont été publiquement humiliées. On a tondu leurs cheveux
dans des coupes saugrenues selon la fantaisie des gardes rouges ; leurs
visages ont été barbouillés de rouge à lèvres ; les chaussures à hauts talons
liées ensemble sur une ficelle et enroulées autour de leurs corps ; des
morceaux de toutes sortes de « marchandises étrangères » ont été pendus à
leurs vêtements. On obligeait les femmes à raconter encore et encore
comment elles en étaient venues à posséder ces produits étrangers. J’avais
sept ans quand j’ai vu pour la première fois ce qu’on faisait subir à ces
femmes, qu’on promenait dans les rues sous les moqueries du peuple ; je
me souviens d’avoir pensé que s’il y avait une autre vie, je ne voulais pas
renaître femme.
La plupart de ces femmes étaient rentrées avec leurs maris dans leur mère
patrie pour consacrer leurs vies à la révolution et à la construction d’une
Chine nouvelle. A leur retour au pays, elles ont dû faire tout le travail
domestique sans l’aide des appareils les plus rudimentaires, mais le plus
difficile pour elles a été de renoncer au confort de la liberté de vivre et de
penser qu’elles avaient connu à l’étranger. Le moindre mot, la moindre
action étaient jugés sur un arrière-fond politique ; il leur a fallu partager les
persécutions contre leurs maris traités d’« espions » et subir « révolution »
après « révolution » pour avoir possédé des produits venant de l’étranger.
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Hua’er a repris le fil de son histoire :
— Un jour, contrairement à son habitude, ma mère est rentrée très tard.
Seule ma sœur était encore debout. Somnolant à demi, j’ai entendu ma mère
lui dire : « Ils ont emprisonné papa. Où, je ne sais pas. A partir de
maintenant, je dois assister à des cours spéciaux tous les jours, et je risque
de rentrer très tard. J’emmènerai Shi avec moi, mais tu vas devoir t’occuper
de Shan et de Hua. Shu, tu es grande maintenant, fais-moi confiance : papa
et moi, nous ne sommes pas mauvais. Tu dois croire en nous, quoi qu’il
arrive. Nous sommes venus ici en Chine parce que nous voulions faire
connaître aux gens la culture japonaise et les aider à apprendre le japonais,
pas pour faire du mal… Aide-moi à m’occuper de ton frère et de ta sœur.
Ramasse des plantes sauvages sur le chemin quand tu rentres de l’école et
ajoute-les à la nourriture quand tu fais la cuisine. Persuade ton frère et ta
sœur de manger plus ; vous grandissez tous, il faut que vous mangiez à
votre faim. Fais bien attention à mettre le couvercle sur le poêle avant de
vous coucher pour ne pas être intoxiqués par les émanations de charbon.
Ferme les fenêtres et les portes soigneusement avant de partir et surtout
n’ouvre à personne. Si les gardes rouges viennent fouiller la maison, fais
sortir ton frère et ta sœur pour qu’ils n’aient pas peur. A partir de
maintenant, va te coucher en même temps que les petits. Ne m’attends pas.
Si tu as besoin de quelque chose, laisse-moi un mot, et je te laisserai la
réponse le lendemain matin avant de partir. Continue d’étudier le japonais
et la culture japonaise. Un jour, ça te sera utile. Etudie en secret, mais n’aie
pas peur. Les choses finiront par s’arranger. »
« Le visage de ma sœur était calme, mais les larmes dégoulinaient
silencieusement le long de ses joues en traçant deux sillons. Je me suis
pelotonnée sous l’édredon et j’ai pleuré sans bruit. Je ne voulais pas que ma
mère me voie.
Au souvenir des pleurs que poussait mon frère en réclamant notre mère, je
n’ai pu retenir mes propres larmes en entendant la scène décrite par Hua’er.
Elle était triste, mais elle ne pleurait pas.
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Pendant la Révolution culturelle, il suffisait d’appartenir à une famille
riche, d’avoir reçu une éducation supérieure, d’être un expert ou un savant,
d’entretenir des liens avec l’étranger ou d’avoir travaillé pour le
gouvernement de 1949 pour être taxé de contre-révolutionnaire. Il y avait
tellement de criminels politiques que les prisons ne suffisaient pas à les
contenir tous. Alors on envoyait les intellectuels dans des zones rurales
éloignées pour travailler aux champs. Le soir, ils devaient « confesser leurs
crimes » à des gardes rouges ou écouter les leçons de paysans qui n’avaient
jamais vu de voiture de leur vie ni entendu parler de l’électricité. Mes
parents ont connu bien des travaux forcés et des rééducations de ce genre.
Les paysans enseignaient aux intellectuels les chansons qu’ils chantaient
lors des semailles et comment tuer les porcs. Les intellectuels qui avaient
grandi dans des environnements raffinés, entourés de livres, frémissaient à
la vue du sang, et les paysans s’étonnaient de leur manque de savoir-faire et
d’habileté manuelle.
Une femme, professeur d’université, que j’ai interrogée un jour m’a
raconté que le paysan chargé de la surveiller, en voyant les jeunes plants de
blé qu’elle avait déterrés par erreur, lui avait demandé d’un ton apitoyé :
« Vous ne savez même pas faire la différence entre une mauvaise herbe et
un plant de blé. Qu’avez-vous donc appris à vos élèves ? Comment
pouviez-vous vous faire respecter ? » Les paysans de la zone montagneuse
où elle avait été envoyée s’étaient montrés extrêmement bons avec elle, et
partager leur vie pauvre lui avait été d’un grand enseignement. Selon elle, la
nature humaine était fondamentalement simple et fruste, et ce n’était que
lorsque les gens en savaient un peu plus sur les rouages de la société qu’ils
commençaient à se mêler des histoires des autres et à créer des problèmes.
Il y avait une part de vérité dans ce qu’elle disait, mais elle avait eu de la
chance de vivre la Révolution culturelle dans d’aussi bonnes conditions.
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