Un manga « pour hommes » ?
Je vous préviens d'avance, cet article va être un peu plus long que d'habitude car il y a vraiment beaucoup de points très importants à aborder, qui finalement sont tous plus ou moins liés à une notion principale qui est le regard porté sur les rapports hommes/femmes et l'amour, sachant que le fait que le mangaka soit un homme, qui écrit un seinen dans un magazine visant un public masculin (Morning, le magazine de prépublication de Billy Bat et Space Brothers notamment) et que je sois moi aussi un homme a une importance.
Non pas que les oeuvres destinées à un public masculin ne peuvent pas plaire aux femmes ou vice-versa, ou que les cerveaux des hommes et des femmes fonctionnent différemment, mais le fait est que l'on donne dans nos sociétés une éducations et des rôles sociaux différents aux hommes et aux femmes, et que cela a une influence sur nos représentations et nos rapports aux mondes.
Et si je prends le temps de préciser tout ceci, c'est parce qu'il y a un certain nombre de représentations qui peuvent être jugées problématiques en fonction du point de vue, et que l'on ne peut pas écarter cela quand bien même on apprécie le titre. Cela a notamment à voir avec la façon de traiter de la thématique du harcèlement sexuel, en particulier dans le premier chapitre. de même, le manga est raconté exclusivement (en tout cas dans ce volume) du point de vue du personnage féminin, choix cohérent par rapport à l'histoire, mais qui est à souligner puisque l'auteur homme se place d'un point de vue qu'il n'a, en principe, jamais vécu.
Ainsi, même si je pense que dans l'idée, n'importe qui devrait pouvoir se sentir investi dans n'importe quelle histoire, il est évident que tout ce contexte a une importance. Si dans le cas d'un manga pour enfants, on trouve logique que des adultes puissent ne pas adhérer à cause du public visé qui influe sur le ton, je pense qu'un manga plutôt masculin peut effectivement ne pas être du coup d'un public féminin compte tenu du point de vue éminemment masculin mis en scène.
Cependant, je ne souhaite pas dire par ce biais que Love Fragrance ne se destine qu'aux hommes. J'ai tellement aimé ce titre que j'aimerai qu'un maximum de gens sautent le pas. Et je pense que le fait de se centrer sur un personnage féminin peut parler aussi aux femmes. Et plus globalement, un bon titre est un bon titre.
On va essayer de faire le point sur tout ça !
La question du harcèlement sexuel
Comme j'en ai parlé précédemment, le premier chapitre mis en ligne gratuitement par Kana pour se faire une idée de la série a fait parler sur les réseaux, et pour cause. Comme l'indique le résumé, la sudation importante d'Asako fait qu'elle est remarquée par son collègue Kotaro, qui va la sentir sans lui demander son avis, dans l'intérêt de la société dans laquelle ils travaillent, puisque cela peut l'aider à trouver l'inspiration pour de nouvelles fragrances. Cependant, cet aspect se rapproche fortement d'une forme de harcèlement sexuel, et l'auteur traite d'ailleurs de la question… À sa façon.
D'emblée, l'aspect un peu étrange de cette relation est l'occasion d'un traitement plutôt comique de la situation, visant je pense à désamorcer l'aspect potentiellement malsain. Autre élément pour désamorcer ceci, le fait de créer une petite péripétie avec un « véritable » harceleur qui va renifler les femmes dans le métro et les tripote au passage. L'homme en question va s'en prendre à Asako, et heureusement pour elle, Kotaro sera présent pour la défendre. Je pense vraiment que le mangaka a mis en scène cette confrontation afin de créer une forme de recul vis-à-vis de ce que fait Kotaro pour nous dire que non, ce n'est pas un harceleur.
Il n'empêche que pour avoir parlé de ceci sur les réseaux et lu quelques réactions à ce premier chapitre, pour une partie du lectorat, on reste dans quelque chose de malsain. Et en l'occurrence, je comprends tout à fait ce point de vue, et je pense que malgré les précautions prises par le mangaka, il est vrai que le comportement étrange de Kotaro au début de l'histoire est plus que limite, et que ce soit le traitement comique ou la péripétie dans le métro, ces éléments peuvent ne pas passer. de plus, il y a un passage en particulier où il va commencer à caresser la cuisse d'Asako sans y penser, comme guidé par une pulsion, qui va quand même perturber la jeune femme (chose tout à fait normale), qui va finalement rapidement être évacuée.
C'est pour cela que je préfère insister sur ce point, car cela peut être un vrai frein et ne doit pas être passé sous silence. Cette notion peut d'ailleurs être étendue à quasiment tout en terme de fiction. Nous avons tous des points de vue, des sensibilités et des vécus différents qui font que nos rapports à telle ou telle chose sont différents. Ici, la question du harcèlement peut être perçue très différemment selon le fait qu'on soit un homme ou une femme, d'où mes précisions concernant le genre du mangaka, ainsi que le mien, qui influence forcément.
Quoi qu'il en soit, on comprend à la lecture que le mangaka souhaite mettre en avant le fait que Kotaro n'est pas, malgré son comportement étrange, un homme malsain, et à la fin du premier chapitre on comprend que lui et Asako éprouvent des sentiments sincères l'un envers l'autre. Par ailleurs, ce premier chapitre se conclut avec le premier rapport sexuel entre les deux membres du couple, Asako précisant à cette occasion qu'elle est vierge.
Une représentation adulte de l'amour et de la sexualité
Ainsi, une fois ce premier chapitre terminé, les deux personnages ont donc sauté le pas du premier rapport sexuel, et vont rapidement décider d'être un véritable couple. Cependant, Asako ne souhaite pas que cette relation soit officialisée dans le cadre du travail car elle a peut des retombées que cela pourrait avoir (Kotaro est quelqu'un de plutôt important, en tant que créateur de fragrances à succès).
Les premiers moments d'une vie de couple amoureux sont ainsi représentés ici, de l'échange des coordonnées aux premières invitations à sortir, en passant par la crainte du faux pas, l'appréhension d'un rendez-vous et l'envie de faire plaisir, chaque élément sonne particulièrement juste selon moi. le fait de partager les pensées d'Asako est particulièrement réussi selon moi, ses craintes et appréhensions sonnant totalement juste, que ce soit comment s'habiller pour un rendez-vous, la crainte de faire de la peine par rapport à ses réactions, ou la jalousie en voyant son amoureux parler avec une collègue…
Pour dire les choses simplement, je me suis très facilement attaché à ce couple, partageant d'emblée l'euphorie de ces débuts amoureux que les lecteurs et lectrices adultes ont, pour la plupart, déjà vécu au moins une fois. Tout ceci contribue à créer une ambiance vraiment touchante et romantique qui fonctionne parfaitement et qui, d'un point de vue strictement personnel, m'a beaucoup ému de par les souvenirs que cela évoque.
Mais si ce n'était que ça, on resterait finalement dans quelque chose d'assez classique, vu dans de nombreux titres déjà, quand bien même on est ici face à un travail d'écriture et esthétique de très haut niveau selon moi. Mais surtout, une des grosses valeurs ajoutées selon moi est le traitement vraiment adulte d'un élément fondamental dans une relation amoureuse, pourtant laissé de côté quasi-systématiquement : la question de la sexualité.
Car oui, en principe, les débuts d'une vie de couple signifient aussi débuts des relations sexuelles, avec une fréquence bien souvent élevée (ce n'est pas le cas pour tout le monde, mais quand même, c'est quelque chose que l'on constate de façon assez générale). Ainsi,
Kintetsu Yamada ne va pas mettre cet aspect de côté, et je lui en suis reconnaissant car cela concours grandement à l'authenticité de l'histoire. Kotaro et Asako s'aiment, et donc, ils font l'amour régulièrement.
Nous avons donc droit à plusieurs séquences représentant le sexe à la fois de façon suffisamment explicite pour que l'on ait bien conscience que cela fait partie intégrante de la relation, apportant une vraie assise émotionnelle à la relation, mais avec suffisamment de pudeur pour ne pas en faire trop. le plus simple étant de montrer quelques images pour vous faire une idée. Notons quand même que les tétons d'Asako ne sont jamais dessinés, cette partie de l'anatomie ayant une dimension érotique bien plus prononcée au Japon, y compris chez les hommes. Cette « auto-censure » est fréquente en manga, et dans le cadre d'un récit de ce genre, je trouve cela un peu dommage, mais cela ne gène en rien, et surtout, n'empêche pas la représentation de la sexualité du couple d'être de toute beauté.
J'insiste beaucoup sur ce point car je vois tellement peu de romances grand public représenter le sexe tel qu'il est, sans trop en faire ni en étant trop pudibond que j'en suis vraiment ravi. de même, les deux amoureux s'embrassent (et Kotaro continue de la sentir, évidemment), et c'est vraiment agréable de voir une vraie représentation des gestes amoureux qu'on a dans la vraie vie ! Pour moi, c'est vraiment un des énormes points forts de ce premier tome, et j'espère que le mangaka continuera dans cette voie par la suite.
L'aspect olfactif pour mettre en avant le « caring »
À ce stade de l'article, il pourrait sembler que le côté olfactif et le rapport aux odeurs n'est qu'un prétexte pour lancer l'intrigue, tant je l'ai peu mis en avant. Mais en réalité, le mangaka utilise ceci de façon plutôt maline dans ce premier volume, permettant de mettre en avant une notion qui m'est chère, d'autant plus quand il est question de relation de couple : le « caring ».
Je ne sais pas si on a un mot en français pour cette notion, mais cela vient du verbe « to care » qui signifie « prendre soin de ». L'idée ici est que Kotaro arrive à sentir absolument toutes les nuances dans les odeurs de Asako, car sa transpiration sent différemment en fonction des circonstances. Ceci ne me semble pas totalement aberrant étant donné qu'on a tous constaté une odeur différente chez nous en fonction des circonstances, en particulier quand on est stressé.
Et cette attention qu'a Kotaro à l'état émotionnel de son amoureuse, qu'il arrive à constater en fonction de son odeur, renvoie clairement à cette notion de caring. Pour expliciter un peu la chose, durant une séquence, Asako est inquiète après avoir vu une collègue discuter avec Kotaro, mais elle ne veut pas lui en parler pour ne pas l'inquiéter. Or, il va sentir à son odeur qu'elle ne se sent pas bien, alors qu'elle lui dit être contente. Et encore une fois, j'y vois une forte authenticité dans la représentation de l'attention que les membres d'un couple sain portent l'un à l'autre. Car si on ne sent pas à l'odeur de notre partenaire ce qu'il en est, je pense qu'on a tous vécu ce genre de moment où notre partenaire nous assure que tout va bien, mais où on « sent » que quelque chose ne va pas.
Ainsi, le rapport aux odeurs est vraiment un élément de l'histoire qui permet de mettre en exergue des choses totalement authentiques dans un couple, et renforce vraiment l'écriture globale du titre.
En conclusion
Vous l'aurez sans doute compris rien qu'au fait que j'ai pris beaucoup de temps pour développer les différents éléments de ce premier tome, Love Fragrance a été pour moi un énorme coup de coeur. On pourrait résumer cela par le fait qu'on est face à une comédie romantique au traitement vraiment adulte de la vie de couple. Que ce soit dans les problématiques quotidiennes évoquées (que j'ai passé en grande partie sous silence, mais il se passe beaucoup de choses, dont certaines en fin de tome qui apporteront de nouvelles péripéties), mais surtout dans le rapport vraiment adulte et plein d'authenticité au sexe, un sujet fondamental dans un couple et bien trop souvent mis de côté dans le manga.
Cependant, je tenais à mettre en avant la question du harcèlement et le fait que cela pouvait être potentiellement problématique en fonction des personnes. Sur ce point, je pense que le mieux reste de lire le premier chapitre (je remets le lien ici) afin de voir si la représentation de ceci correspond ou non à votre sensibilité.
Passé cet aspect, nous sommes clairement face à une comédie romantique qui se démarque et qui a vraiment ce quelque chose en plus que je cherchais depuis quelques temps, et qui est finalement à l'image de la collection Life. Un travail adulte sur un sujet qui ne peut que parler à un lectorat adulte, proposant un fort degré d'authenticité, rendant cette histoire d'amour vraiment prenante, touchante et émouvante.
Lien :
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