Le Labyrinthe du monde, tome 2 : Archives du Nord

... agir et penser comme tout le monde n'est jamais une recommandation ; ce n'est toujours pas une excuse. A chaque époque il y a des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c'est à dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas.

Mon grand-père sent bien que cette mise à profit de l'ouvrier agricole par le fermier, du fermier par le propriétaire, des patients animaux et de la terre plus patiente encore par tout le monde, ne constitue pas le Paradis.

Mais déjà, et un peu partout, l'homme.(...)L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus en avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible faculté de choix.

Dans son langage dru de femme bien née d'ancien régime, Reine dirait que la truie n'anoblit pas le cochon.

Le converti est toujours le renégat de quelque chose [p.33]

A certaines époques, assure-t-on, Siva danse sur le monde, abolissant les formes. Ce qui danse aujourd'hui sur le monde est la sottise, la violence, et l'avidité de l'homme.

Les bandes dessinées et les manuels de sciences populaires nous montrent cet Adam sans gloire sous l'aspect d'une brute poilue brandissant un casse-tête : nous sommes loin de la légende judéo-chrétienne pour laquelle l'homme originel erre en paix sous les ombrages d'un beau jardin, et plus loin encore, s'il se peut, de l'Adam de Michel-Ange s'éveillant dans sa perfection au contact du doigt de Dieu.

Pierre Bieswal et Jean Cleenewerck semblent tout excusés, puisque, à l'époque, n'importe quel magistrat eût pensé et agi comme eux. Mais agir et penser comme tout le monde n'est jamais une recommandation ; ce n'est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c'est à dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Montaigne aurait voulu offrir aux sorcières des potions d'ellébore, et non des chemises de poix et des flambées de paille ; Agrippa de Nettesheim, suspect lui-même pour avoir exploré le monde magique de son regard d'humaniste qui cherche partout des lois, se liguait avec un curé de campagne pour défendre une vieille femme accusée de sorcellerie par ses voisins et réclamée par un inquisiteur. Théophraste Renaudot, quelque dix ans avant la sentence signée par mes ascendants, avait constaté que la prétendue possession démoniaque des nonnes de Loudun n'était que momeries hystériques, et un des évêques mêlé à cette affaire en pensait autant.

Plus je vieillis moi-même, plus je constate que l’enfance et la vieillesse, non seulement se rejoignent, mais encore sont les deux états les plus profonds qu’il nous soit donné de vivre. L’essence d’un être se révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions de la vie. Le visage lisse de Michel enfant et le visage buriné du vieux Michel se ressemblent, ce qui n’était pas toujours le cas pour les visages intermédiaires de la jeunesse et de l’âge mûr. Les yeux de l’enfant et ceux du vieillard regardent avec la tranquille candeur ce qui n’est pas encore entré dans le bal masqué ou en est déjà sorti. Et tout l’intervalle semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer.

Comme les nuages dans le ciel vide, nous nous formons et nous dissipons sur ce fond d'oubli.