AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Charybde2


Source souterraine de tout ce que le XXe siècle a produit de dystopies englobantes, une oeuvre de 1920, radicale et surprenante, célèbre mais paradoxalement encore trop méconnue.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/18/note-de-lecture-nous-evgueni-zamiatine/

Ingénieur en construction navale, révolutionnaire bolchevique convaincu et écrivain reconnu dès sa première nouvelle, « Seul » (peinture saisissante de l'univers de fantasmes et d'impossibles que développe en esprit un étudiant depuis la prison où il croupit, en rançon de ses engagements politiques anti-tsaristes), publiée en 1908 (il a alors vingt-quatre ans), Evgueni Zamiatine connaît avant 1917 l'exil forcé en Finlande et en Carélie, puis la prudente mise à distance du régime tsariste vindicatif, en Angleterre. Rentré à Saint-Pétersbourg après la première révolution, celle de février 1917, il devient vite une figure marquante de la nouvelle scène littéraire qui se développe alors dans la capitale de Russie.

Il quitte pourtant le parti bolchevique au cours de l'année 1917, trouvant notamment que trop d'écrivains s'y soumettent trop volontiers aux consignes, explicites comme implicites, du pouvoir politique révolutionnaire désormais en place. Continuant à publier de nombreuses nouvelles (qui seront plus tard rassemblées dans le recueil « La Caverne » – « Le Pêcheur D hommes », recueil qui paraîtra presque simultanément, regroupant plutôt des textes satiriques liés à sa vie en Angleterre juste avant la Révolution), il conçoit et écrit le roman « Nous » en 1920-1921.

Présenté comme le carnet de bord de D-503, un mathématicien devenu ingénieur en propulsion spatiale, vivant au sein d'une société « idéale », communautaire à l'extrême, scientifiquement standardisée et totalement surveillée au nom d'une transparence réputée logique et nécessaire, carnet de bord qui se met à refléter en direct, pour la lectrice ou le lecteur, les incidents et les (d'abord) menues illégalités conduisant de proche en proche au doute systémique vis-à-vis du bien-fondé de cette société (tout en la décrivant soigneusement et en en vantant longtemps les mérites et les avantages purement rationnels), « Nous » est d'emblée interdit de publication par la censure soviétique, qui y voit – fort logiquement, en quelque sorte – l'aboutissement de la posture dubitative et de la revendication de liberté de parole entretenues depuis 1917 par Evgueni Zamiatine dans tous ses textes et essais critiques. En 1923, l'auteur parvient à faire sortir son manuscrit d'Union Soviétique. Il paraît en anglais en 1924, à New York, puis en russe, à Prague en 1927, ce qui entraîne cette fois des menaces directes du pouvoir vis-à-vis de l'auteur, le conduisant finalement à l'exil définitif en 1931, après que son vieil ami Maxime Gorki ait réussi à convaincre Joseph Staline de le laisser partir.

La première traduction française, celle de Benjamin Cauvet-Duhamel, est effectuée à partir du texte anglais de Gregoryi Zilboorg. Publiée chez Gallimard en 1929, elle restera très longtemps la seule disponible chez nous (dans l'historique collection L'Imaginaire à partir de 1979), avant qu'Actes Sud ne confie à Hélène Henry la mission d'une nouvelle traduction, issue cette fois du texte russe d'origine, pour publication dans la collection Exofictions en 2017. C'est de cette deuxième version dont il est question dans la présente note de lecture. Mentionnons aussi, pour être complet, qu'en mars 2024, une nouvelle traduction, celle de Véronique Patte, vient remplacer à son tour la vénérable ancêtre qui figurait alors encore au catalogue de L'Imaginaire de Gallimard.

« Nous » est souvent considérée – à bon droit me semble-t-il – comme la mère de toutes les dystopies. Non pas les dystopies au sens quelque peu dévoyé qui prévaut aujourd'hui, de simples sociétés dysfonctionnelles, ou en dérive laissant se manifester avec éclat les pires tendances de nos mondes tout à fait contemporains, mais bien au sens originel ou presque, celui d'anti-utopies, englobantes comme les grandes constructions historiques des successeurs de Thomas More, et s'appuyant comme beaucoup d'entre elles, paradoxalement, sur une même rationalité exacerbée, pour le meilleur et, ici, pour le pire.

George Orwell, dans sa critique de « Nous » (rédigée à partir de l'édition française, l'édition américaine d'origine étant alors presque introuvable, d'après lui), parue dans le magazine Tribune en 1946 (et donc trois ans avant la parution de son propre « 1984 »), à lire ici en anglais, supposait qu'Aldous Huxley avait dû s'inspirer de son prédécesseur russe pour « le Meilleur des mondes » (1932). le créateur de la drogue récréative comme moyen privilégié d'ajustement social de masse (le soma) – et de l'ingénierie génétique appliquée à l'organisation hiérarchique de la société – s'en défendit tardivement, dans une lettre de 1962, indiquant qu'il n'avait pas lu l'ouvrage à l'époque, et que son propre travail se proposait avant tout de contrecarrer l'utopisme scientifique socialisant d'un H.G. Wells. L'auteur de « La ferme des animaux », s'il ne reconnaissait pas un grand mérite littéraire à « Nous » – ce en quoi on pourrait toutefois le trouver bien sévère -, en soulignait l'inventivité, par exemple, des maisons de verre (« avant que la télévision ne soit inventée », ce dont lui-même dans « 1984 » saura faire bon usage pour sa propre société de surveillance) ainsi que la pertinence politique bien supérieure à celle d'Huxley – en même temps que, toujours d'après l'auteur britannique, une vraie intuition de l'irrationalité nichée au coeur des totalitarismes « scientifiques ».

La grande Ursula K. le Guin rappelait, dans « le langage de la nuit », qu'elle avait bien en tête « Nous », au côté de nombre d'autres textes, au moment où elle rédigeait « Les dépossédés », tandis que le sage et brillant Kurt Vonnegut confessait en riant et en substance « qu'il avait démarqué Huxley qui lui-même avait démarqué Zamiatine » lorsqu'il écrivait son « Pianiste déchaîné » de 1952 : l'influence souterraine, avouée ou moins avouée, de « Nous » sur l'écriture dystopique du XXe siècle, est indéniable – moins sans doute, contrairement aux apparences, pour sa vision directement politique et satirique que pour celle, plus fondamentale, d'une interrogation philosophique radicale sur une fausse prétention à la scientificité et à la rationalité, qui ne voudrait laisser aucune place à la dissonance, à l'hérésie, à l'imperfection et au de guinguois.

Les deux illustrations de cette note proviennent de l'adaptation cinématographique « Wir » (1981), réalisée par Vojtěch Jasný (1925-2019), lui-même exilé de Tchécoslovaquie en 1968 après son rejet véhément des normes esthétiques héritées de stalinisme – et de la répression du Printemps de Prague.
Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          131



Ont apprécié cette critique (12)voir plus




{* *}