D’abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s’était terminée à la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il fut question d’un accident arrivé le matin au Havre, et que le télégraphe avait transmis : une machine, la Lison, qui, le jeudi et le samedi, faisait le service de l’express de six heures trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait en gare ; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son chauffeur, Pecqueux, l’homme de la mère Victoire. Debout devant la portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter encore ; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une grande liberté d’esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut un choc, le train recula de quelques mètres : c’était la machine qui refoulait les premiers wagons sur celui qu’on venait d’ajouter, le 293, pour avoir un coupé réservé. Et le fils Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualité de conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l’avait empêchée d’être heurtée par la portière grande ouverte, en l’écartant d’un geste prompt ; puis, s’excusant, souriant, très aimable, il lui expliqua que le coupé était pour un des administrateurs de la Compagnie, qui venait d’en faire la demande, une demi-heure avant le départ du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il la quitta enchanté, car il s’était dit souvent qu’elle ferait une maîtresse bien agréable.
Et elle disait cela, non pour le convaincre, mais uniquement pour l'avertir qu'elle devait être innocente aux yeux des autres.
(Excipit)
Qu'importaient les victimes que la machine écrasait en chemin ! N'allait-elle pas quand même à l'avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu'on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.
Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé. Il était nuit déjà, lorsqu'on embarqua les soldats comme des moutons, dans des wagons à bestiaux.
C'était fini de vivre, il n'y avait plus devant lui que cette nuit profonde, d'un désespoir sans bornes, où il fuyait.
Il regarda, ne retrouva autour de lui que la solitude sourde et muette.
[...] Misard, en effet, venait de retomber à son flegme, d'une douceur sournoise d'être fragile qui craint les chocs.
Plus rien ne bougeait, la neige filait son linceul.
Posséder, tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine ?
Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables, d'une telle douceur, qu'ils se seraient laissé surprendre par le soleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles de machine, ne les avaient séparés.