(Une des critiques littéraires de 1890)
(...) J'ai dit que la scène entre Roubaud et Séverine ne tardait pas à tourner au tragique, lorsqu'il découvre que, avant d'être sa femme, elle a été la maîtresse du président Grandmorin, et que c'est lui, riche à millions, qui paie ces prodiges de bon marché, ces merveilles obtenues presque pour rien. (…)
Connaissant les procédés favoris de M.
Zola, je me disais : en face de beau portrait nous allons avoir le revers de la médaille.
Cette fois, la réalité a dépassé de beaucoup mes défiances.
Ce président de haut parage, s'il y avait une justice, irait s'asseoir sur le banc d'infamie au lieu de trôner sur le siège de Monsieur le Premier. Cet homme vénérable, qui, dans les discours de rentrée, couvre de fleurs de rhétorique tous les lieux communs de vertu et de morale, est adonné aux vices les plus abjects. Sa spécialité est de débaucher les petites filles. Séverine a été une de ses victimes, et elle finit par tout avouer à Roubaud, qui exige qu'elle entre dans tous les détails les plus hideux.
Alors la Bête humaine se déchaîne et fait rage (…) La Bête humaine ne se contente pas de rugir, elle mord.
Dire que la malheureuse Séverine est renversée, broyée, piétinée. Elle devient une matière à coups de pied, à coups poing. Ces poignets formidables tombent, se relèvent pour s'abattre encore, avec la régularité du marteau sur l'enclume. Les os craquent, les chairs vives, les caillots de sang, les mèches de cheveux vont se coller à la cloison.
Ce n'est pas là ce qui m'étonne. Dans la cage du tigre ou dans une rencontre avec la panthère noire de Java, Séverine en verrait bien d'autres, et nous ne devons pas oublier que nous sommes ici en pleine bestialité.
Mais voici ce qui me semble moins explicable. Après une pareille scène, on s'attend à voir Séverine passée à l'état de bouillie ; nullement.
Un chien mouillé qui se secoue, rien de plus. Elle a même gardé intacts ses instincts de réflexion. — « qu'avait-il donc en lui ? Ce qui l'épouvantait, c'était de sentir l'animal, soupçonné par elle depuis trois ans à des grognements sourds, aujourd'hui déchaîné, enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher un malheur ? »
(…)
« Roubaud : — Tiens ! Tu vas écrire.
Séverine : — à qui donc ?
Roubaud : — à lui… (Grandmorin) — Partez ce soir par l'expresse de six heure trente, et ne vous montrez qu'à Rouen. »
Elle se récrie, elle résiste. Il ajoute : « Ce que je vais faire, tu le feras bien… Et, entends-tu, je veux que tu le fasses avec moi. Et écris ! »
(…)
Roubaud : — « C'est bon, tu es gentille » dit-il quand il eut la lettre. »
Et voilà ces deux êtres, dont l'un vient de meurtrir et de broyer l'autre, redevenus les meilleurs amis du monde. Notez que Séverine aime pas son mari, qu'elle ne l'a jamais aimé, ainsi que la suite va nous le prouver (…)
Nous ne sommes encore qu'à la page 31 (ouf !), nous voilà versant dans le roman judiciaire. (…)
Sans sortir de la Bête humaine, il me semble que les petites vilenies du président Grandmorin sont largement compensées par le tas de canailleries populacières que nous avons à subir le long de ces 400 pages.
Admirez la collection :
- Voici Misard, qui empoisonne sa femme à petites doses ;
- Flore, qui, par jalousie amoureuse, fait sauter tout un train qu'elle jonche de cadavres ;
-
Jacques LAntier, qui, désolé et exaspéré de n'avoir pu tuer Flore, finit par assassiner Séverine, devenue sa maîtresse ;
- Cabuche, condamné, pour meurtre, à 5 ans de travaux forcés ;
- Roubaud, qui n'a pu apaiser sa fureur bestiale d'époux trahi qu'en organisant l'assassinat nocturne du président Grandmorin, et qui, satisfait ou plutôt abruti, trouve bon que
Jacques Lantier soit l'amant adoré de Séverine ;
et, dans tout ce genre d'employés du chemin de fer, pas un élan de tendresse ou de pitié ! On dirait que leur coeur est fait du même métal que leur gagne-pain.
(Critique d'Armand de Pontmartin)