Certaines vies possèdent tous les ingrédients du romanesque, il suffit alors d'un regard, d'une écriture, pour en faire de formidables récits.
Quand l'histoire commence, Fawzia a 12 ans et s'apprête à partir en internat au collège situé à 30 kilomètres de son village natal de Tunisie. Un monde ! D'autant que ses deux soeurs ainées ont été empêchées de poursuivre leurs études par une mère toute-puissante qui ne tergiverse ni avec les traditions ni avec la morale. Mais cette fois, le père de famille ne la laissera pas faire. Les temps ont changé et la modernité s'est invitée au village. Puisqu'il en est ainsi, Fawzia partira, armée d'un puissant sortilège de protection, « le blindage » :
«
Par le fil je t'ai cousue ! Ton sang je t'ai fait avaler ! Nul ne pourra plus t'ouvrir ! Ni l'homme ni le fer ! Tu es un mur contre un fil ! Un mur contre un fil ! Sang de ton genou, ferme ton petit trou ». le tour est joué, l'honneur de la famille sauf, Fawzia peut poursuivre ses études, certaine désormais de conserver sa virginité…
Ce récit m'a passionnée et instruite tout à la fois. Immergée aux côtés de Fawzia dans ce village de paysans aux traditions ancestrales, j'ai découvert l'histoire d'un pays qui connut bien des changements en à peine 7 années. de la décolonisation aux réformes radicales de Bourguiba, de l'arrivée de l'automobile dans les rues du village, à celle de la télévision dans les foyers, c'est toute une culture qui est bousculée pour faire place à la modernité.
Les femmes jusqu'à là circonscrites dans leurs foyers, réfugiées derrière de hauts murs, interdites sur la place du village vont bientôt pouvoir timidement sortir, les petites filles aller à l'école. Une émancipation aussi fragile que laborieuse.
La petite communauté est finement décrite, chacun vacant à ses occupations, remplissant un rôle bien déterminé et habilement analysé par l'auteure. C'est toute une galerie de personnages qui cohabitent étroitement dans une paix toujours menacée par les cancans, les cris, les larmes, les rixes, les querelles parfois ancestrales.
L'amour, qui ne se dit ni se montre, palpite sous le joug des interdits ; la pudeur dissimule parfois des actions inavouables ; la loi se confronte aux traditions profondément enracinées.
Et cette mère, quel incroyable personnage, à la fois ogresse, et gardienne de l'honneur de la famille, capable de vendre l'une de ses filles, de mettre le couteau sous la gorge de sa cadette tandis qu'elle passe tous leurs excès aux mâles de la famille…
L'auteure plonge dans son enfance, à la recherche de ses racines et de cette culture familiale qui a construit son identité complexe, longtemps effacée pour mieux s'émanciper.
Un très beau livre porté par une belle écriture, pour rappeler à quel point la liberté est fragile et ne doit jamais être prise pour acquise.