Ce livre prenant est catégorisé comme « dystopie féministe », c'est-à-dire un récit dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur.
Ce qui est inquiétant, c'est que cette société décrite dans «
Les heures rouges » n'est pas si imaginaire que cela, elle est très proche de ce que devient la société américaine ou de ce que sont encore certaines autres sociétés patriarcales où la place des femmes et leur droit à disposer de leur corps est un combat de tous les jours.
Ce roman est bâti sur le combat plus ou moins militant de quatre femmes, cinq si l'on compte celui de Eivor
Minervudottir, l'exploratrice féroïenne du XIXème siècle dont une des quatre femmes, la biographe, écrit la vie voire six avec Lola, la femme battue.
Il se déroule en Orégon, à Newville, près de Salem dans une Amérique en régression sur le droit des femmes. le choix des noms est très ironique : Newville évoque quelque chose de nouveau, l'espoir, le futur, la modernité or la population est refermée sur elle-même, pleine de préjugés et bruissant de rumeurs, prompte à juger sur les apparences et désireuse d'exclure ses membres qui sortent du moule.
La biographe, Ro (Roberta), également enseignante, dont le diminutif rappelle l'arrêt Roe vs Wade, rendu par la Cour Suprême américaine en 1973 qui a reconnu l'avortement comme un droit constitutionnel, ne veut pas vivre en couple et veut un bébé toute seule avant que l'application d'une nouvelle loi interdisant aux personnes seules d'avoir un enfant ne l'en empêche ; elle doit se battre contre son corps, son horloge biologique, le poids de la société et en même temps faire passer un message à ses jeunes élèves sur la liberté de penser et de choisir.
L'épouse, Susan, est une sorte d'Emma Bovary moderne, qui s'ennuie dans sa vie d'épouse ayant abandonné des études de droit qui aurait pu la mener à une brillante carrière d'avocate, qui a eu deux enfants qu'elle aime mais dont la présence l'étouffe parfois, avec un mari qui ne participe en rien à la vie de la maison ; elle songe à partir, à se suicider, à tromper son mari avec un de ses collègues, copie conforme de son mari mais en pire avec un petit pois à la place du cerveau.
La fille, Mattie, brillante élève de 15 ans, qui rêve d'une carrière de mathématicienne, voit ses rêves compromis par une grossesse suite à son premier rapport sexuel avec un élève superficiel, égocentrique qui s'intéresse immédiatement à une autre fille dès qu'il a eu ce qu'il voulait ; Mattie veut avorter mais la loi le lui interdit. Elle va se battre et risquer sa vie et la prison pour avorter.
La guérisseuse, Gin, vit dans les bois et les femmes du village viennent la consulter en cachette pour ses talents ; elle est accusée à tort d'aide à l'avortement et est jugée pour ce motif mais plus largement et insidieusement pour sorcellerie, les habitants l'accusant de tous les phénomènes naturels qu'ils ne comprennent pas (multiplication d'algues, échouage de cachalots, raréfaction des poissons). Elle a abandonné son enfant à la naissance. La localisation de Newville, non loin de Salem, est savoureuse.
Lola, la femme du proviseur, n'est pas une des 4 personnages femmes principaux mais elle est la femme battue, qui, par son silence, mène Gin, qui a voulu l'aider à soigner ses blessures, devant les juges. Elle est la victime d'un homme violent mais c'est elle qui a honte.
Eivor, l'exploratrice qui ne pourra pas publier les résultats de ses recherches sur le Grand Nord, bien qu'elle les ait payées de sa santé, uniquement parce qu'elle était une femme et qui a dû se résoudre à les faire publier par un homme sous son nom à lui.
Toutes ces femmes sont liées entre elles ; elles se jalousent quelquefois, se trahissent mais s'entraident, quelquefois à leur corps défendant, dans cette société qui les brime. C'est certainement une leçon à retenir de ce roman : les femmes sont plus fortes lorsqu'elles s'entraident au-delà de ce qui peut les séparer. le fait d'appeler les personnages de femmes par leur fonction et non par leur nom (il faut les chercher et les déduire au fur et à mesure de la lecture) permet d'élargir les problèmes évoqués à toutes les femmes.
Toutes ces femmes se battent pour leur liberté de choix que ce soit leur style de vie, être épouse ou pas, être mère ou pas, être mère célibataire, ne pas accepter les coups d'un mari… Ces personnages de femme nous parlent forcément et nous nous sentons touchées d'autant que le style est fluide, au plus près des sentiments qui agitent toutes ces femmes.
Les hommes sont presque tous dépeints comme des égoïstes, des lâches.
J'avoue n'avoir pas bien compris pourquoi des extraits de la biographie sur Eivor venaient s'intercaler entre les personnages, pourquoi ces extraits portaient les ratures de la biographe à la recherche de l'idée et du mot exacts ; ces interruptions m'ont parfois dérangée dans la fluidité de la lecture.
Mis à part ce petit bémol, ce roman m'a accrochée, m'a fait m'interroger et surtout m'a inquiétée car ce qui est décrit, la régression dans le domaine de la liberté des femmes est loin d'être purement imaginaire ; des médecins ont payé de leur vie aux Etats-Unis le fait d'avoir aidé des femmes à avorter, ce droit est régulièrement remis en cause ; quand on sait que ce qui se déroule aux Etats-Unis, le bon comme le mauvais, finit par arriver chez nous, nous devons rester vigilantes et faire que le combat de
Simone Veil, des femmes des années 60, de nos mères pour nous ouvrir de nouveaux chemins ne soient pas à recommencer.
Je remercie Babelio et les Presses de la Cité de m'avoir permise de découvrir ce roman en avant-première et de passer un très agréable moment littéraire