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Critique de Airsatz


Écrit durant l'entre-deux-guerres, Ivresse de la métamorphose fait partie des quelques romans inachevés de Stefan Zweig. Publié post-mortem et reconstitué à partir de divers manuscrits, il détonne de façon radicale des autres oeuvres de l'auteur autrichien, qui nimbe ici son récit plus que jamais du contexte historique, politique et social dans lequel il a lieu. le roman présente le destin tragique de Christine Hoflehner, modeste employée des postes qui verra son parcours chamboulé le jour où sa tante et son oncle l'inviteront à passer une semaine au sein de la haute société. Une façon intéressante pour Zweig de dépeindre les inégalités qui régissaient l'Europe avant que l'Allemagne nazie ne vienne commettre le plus grand crime que l'humanité ait connu, mais aussi de se détacher de son style habituel et de sa fougue si particulière.

Car la principale curiosité de ce roman se situe dans son absence d'exaltation : les phrases paraissent écrites avec empressement et la fébrilité, pourtant si inhérente à l'auteur qu'elle en est devenue sa marque de fabrique au fil des oeuvres, manque ici à l'appel. En dépeignant l'ascension de la jeune Christine, qui goûte pour la première fois aux douceurs de la richesse durant son séjour en Suisse, puis sa descente aux enfers lorsque celle-ci est forcée de retrouver son quotidien miséreux, Zweig se livre, comme à son habitude, à une analyse profonde des sentiments humains, qui avait déjà marqué les esprits dans le Joueur d'échecs, La Confusion des sentiments ou Vingt-quatre heures de la vie d'une femme. Pourtant, malgré quelques métaphores délicieuses laissant place à une poésie envoûtante et en dépit de ce titre qui promettait une ivresse dans la lecture, force est de constater que la passion que l'on connaît à Zweig s'est ici muée en désespoir.

En effet, les personnages, dénués de ressources, ne permettent pas à leurs émotions de naître, leurs corps et leurs coeurs étant étouffés par l'atmosphère de détresse qui règne en Autriche au milieu des années vingt. La misère, les privations et la dureté de la routine ouvrière les empêchent de s'adonner entièrement à l'indolence des passions ou aux plaisirs charnels. Lorsque Christine rencontre Ferdinand, un mutilé de guerre révolté contre l'entité hypocrite que forme l'Etat, la jeune femme ne peut donner vie à l'amour qui l'anime, tant la peur et les contraintes de sa situation paralysent son être. Aucune place n'est donc laissée à l'effervescence amoureuse et à la folie dévorante que l'on a pu croiser dans Amok ou Lettre d'une inconnue : ici, les battements de coeur peinent à exister sous les maux de la société et les lignes de l'auteur elles-mêmes semblent manquer d'air et de liberté pour s'évader de la réalité oppressante dans laquelle elles sont couchées sur papier.

Une oeuvre déstabilisante donc, pour qui connaît bien Zweig, tant le tourment et les effluves environnantes ne manquent pas de rattraper les personnages et l'auteur lui-même, sans qu'une once d'espérance ne puisse poindre à l'horizon. Ce sombre ouvrage, duquel le lecteur ressort sans joie, trouve tout de même un intérêt certain en regard du propre destin de l'auteur, qui a mis fin à ses jours durant la Seconde Guerre mondiale, hanté et accablé par la lente agonie de l'humanité. On ressent alors dans Ivresse de la métamorphose toute cette aversion que Zweig éprouve à l'égard de son époque, un temps de pauvreté et l'aube d'une guerre qui lui procurent un vif sentiment de dépression et le pousseront à commettre l'irréparable le 22 février 1942, accompagné de son épouse Lotte. En plus de marquer le début d'une période obscure, cette oeuvre résonne surtout comme la fin d'un auteur de génie éminemment sensible, qui n'aura pas su résister moralement à la montée du courant de haine le plus destructeur de l'Histoire.
Lien : https://airsatz.wordpress.co..
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