Bertrand Schefer Disparitions éditions P.O.L où Bertrand Schefer tente de dire comment est composé son livre "Disparitions" et où il question notamment de l'Avventura de Michelangelo Antonioni et de Blow-up, de Lewis Baltz et de Francesca Woodman, des frères Lumière et Méliès, de "Yann Andrea Steiner" et de Marguerite Duras, du carrefour de Shibuya et de "Sans soleil" de Chris Marker, de cinéma, de photographie et de littérature,à l'occasion de sa parution aux éditions P.O.L, à Paris le 6 février 2020
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Le soir tombe. Le bureau est dans l'obscurité. L'air du soir gonfle légèrement les rideaux de la fenêtre ouverte.
Giovanni, affalé, dort sur le divan.
On entend les bruits caractéristiques du soir : une radio laissée allumée, une voiture qui passe à toute allure.
Giovanni s'éveille brusquement et ne reconnaît pas tout de suite les lieux. La surprise d'avoir cédé au sommeil accroît son trouble.
La pièce est dans la pénombre.
Giovanni se lève, presque inquiet, il a l'impression d'être abandonné de tous dans une maison inconnue.
Les autres pièces sont silencieuses, obscures.
Giovanni va au téléphone et compose un numéro. Il attend que l'on réponde, mais le téléphone sonne dans le vide. Il raccroche.
Il va alors vers la fenêtre et regarde dehors. Les fenêtres sont dans l'obscurité, les bureaux des gratte-ciel sont vides.
Giovanni s'avance sur le balcon. Une voix sur le balcon voisin demande :
LUCIA. - Tiens, tu es là ?
Il existe une théorie selon laquelle l'homme vit dans un état d'équilibre instable, qui avec les ans se stabilise toujours plus, jusqu'à ce qu'il rejoigne l'équilibre, c'est-à-dire la mort.
Depuis quelques temps je m'observe. Je regarde les choses qui m'appartiennent, parmi lesquelles je vis. Mes vêtements, une table, des chaussures. Comme si j'étais déjà mort. Je me souviens.
J'ai visité l'usine avec le mur d'enceinte vert. Devant ce mur, j'ai attendu qu'il se passe quelque chose. Il arrive toujours quelque chose. Aujourd'hui non, rien. Et puis j'ai compris que l'événement de cette journée, c'était moi, debout à attendre là devant le mur.
Après dix ans de mariage, Giovanni et Lidia n'ont aucune raison d'être particulièrement insatisfaits. Leur vie, semble-t-il, ne pose pas de problèmes. Giovanni est un écrivain reconnu et aisé, Lidia est une femme sans ambitions fantasques ; tendre et affectueuse, c'est la meilleure des épouses. Personne, en voyant ce couple, ne peut imaginer qu'il n'est pas heureux. Giovanni et Lidia eux-mêmes l'ignorent. Leur vie se déroule dans le calme des habitudes acquises, dans le respect réciproque, la solidité d'un lien qui ressemble fort à l'amour lumineux des premières années.
GIOVANNI. - De qui est cette lettre ?
Un silence. Puis regardant fixement Giovanni, Lidia dit :
LIDIA. - De toi.
Giovanni se tait et la regarde, anéanti par cette vérité qu'elle vient de mettre à nu: l'amour n'existe plus.
Lidia se laisse regarder. Elle est si profondément ébranlée qu'elle a l'air beaucoup plus vieille. Brusquement Giovanni l'attire à lui et essaie désespérément de l'embrasser.
S'agit-il d'une déformation professionnelle ou d'un besoin instinctif de me sentir dans un rapport physique avec l'endroit ou je me trouve ? Je crois davantage à cette seconde hypothèse. En effet, je ne réussis pas à filmer si je ne reste pas au moins une demi-heure seul sur le lieu du tournage, pour le comprendre et individualiser chaque prise de vue.
Le meilleur film est peut-être celui qui naît d'idées multiples, pas d'une seule.
Les littéraires disent que la littérature est finie, les cinéastes que le cinéma est fini, les peintres que la peinture est finie. Moi, je n'y crois pas.
Vitti d’arte Vitti d’amore