(Extrait du poème "Tel l'ivrogne embarqué de force sur le coche d'eau")
[...] Tu as dormi au soleil
Plus longtemps que le sphinx, mais n'es pas plus avancé pour autant.
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LE PEINTRE
Assis entre la mer et les immeubles
Il se plaisait à peindre le portrait de la mer,
Mais comme les enfants imaginent qu’une prière
N’est que silence, il s’attendait a ce que son sujet
Surgisse sur la sable, et, saisissant son pinceau,
Se colle en autoportrait sur sa toile.
Il n’y a pas eu de trace de peinture sur la toile
Jusqu’au moment où les habitants des immeubles
L’ont encouragé : « Tentez de vous servir du pinceau
Comme d’un moyen vers une fin. Désignez, pour le portrait,
Un sujet moins furieux, moins ample, un sujet
Plus à l’écoute de vos humeurs changeantes, où peut-être d’une prière. »
Comment leur expliquer qu’il priait déjà
Pour que la nature plus que l’art naisse sur sa toile ?
Il choisit son épouse comme nouveau sujet
L’amplifiant, à l’image de bâtiments en ruines
Comme si s’oubliant le portrait
S’était exprimé de lui-même sans pinceau.
Encouragé il a trempé son pinceau
Dans la mer, murmurant une prière lui montant du fond du cœur :
« Mon âme, la prochaine fois que je peindrai un portrait
Que tu viennes dévaster la toile. »
Les nouvelles se sont répandues comme de la poudre, enflammant les bâtiments :
Cet artiste avait retrouvé son sujet auprès de la mer.
Imaginez un peintre crucifié par son sujet !
Trop épuisé pour lever son pinceau,
Son attitude attire des artistes penchés aux fenêtres des immeubles
Avec des rires cruels : « Nous n’avons plus aucune chance
Maintenant de nous étaler sur la toile
Ni d’engager la mer à s’asseoir pour qu’on fasse son portrait. »
On l’a décrit comme un autoportrait,
Et à la fin toute trace de sujet
Commença à s’évanouir, laissant la toile
Parfaitement blanche. L’artiste posa son pinceau.
Et soudain un hurlement en forme de prière
Monta des immeubles grouillant de monde.
Ils l’ont jeté, le portrait, de la plus haute des tours ;
Et la mer a dévoré la toile et la brosse
Le sujet ayant pris la décision de demeurer prière.
Traduction en français du poème original en anglais, “The Painter” (1956),
par Elizabeth Brunazzi (2012), relue par Matthieu Baumier
(John Ashbery, l'un des plus grands poètes américains du 20e siècle, est décédé à l'âge de 90 ans à Hudson, dans l'Etat de New York (nord-est des Etats-Unis), a annoncé dimanche sa famille aux médias. Auteur de poésies avant-gardistes et expérimentales, son oeuvre était parfois controversée car certains trouvaient ses poèmes peu accessibles.
«On me dit qu'ils ne le sont pas», déclarait John Ahsbery en 2005 dans une interview avec la radio publique américaine NPR. «Ce dont parlent mes poèmes, c'est de notre intimité, et de la difficulté de nous penser nous-mêmes». Mais «je crois qu'ils sont accessibles si on désire y accéder», ajoutait-il.
Né le 28 juillet 1927 à Rochester, dans l'Etat de New York, John Ashbery avait étudié à l'université de Columbia. Il aimait mêler dans ses oeuvres la langue de tous les jours et des considérations élevées.
Son recueil «Self-Portait in a Convex Mirror» («Autoportrait dans un miroir convexe») lui avait valu de devenir le seul écrivain américain à obtenir trois récompenses importantes la même année pour la même oeuvre, le prix Pulitzer, le National Book Award et un National Book Critics Circle Award.En 2012, John Ashbery avait reçu des mains du président Barack Obama une haute distinction américaine, la National Humanities Medal.
Le Huffington Post le 3 septembre 2017)
Quand on a été heureux à Paris, on ne peut plus l'être ailleurs - même pas à Paris.
(cité par Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l'apocalypse)
C'est par hasard que James Schuyler et moi avons commencé à écrire Un nid de nigauds en juillet 1952. On nous reconduisait à New York après un week-end à East Hampton. Poussé par l'ennui, Jimmy a proposé : « Et si nous écrivions un roman ? » Et comment ça ? ai-je demandé. « C'est facile, tu écris la première ligne » a-t-il répondu. C'était assez typique de lui : avoir une idée brillante, puis contraindre quelqu'un d'autre à la réaliser. Pour ne pas me laisser manœuvrer, j'ai fourni une phrase de trois mots : « Alice était fatiguée. » Et nous étions lancés dans une aventure qui nous occuperait les mois et les années à venir. – John Ashbery
Le retour de la lumière
Même aussi tard, cela arrive :
le retour de l’amour, le retour de la lumière.
À l’éveil les chandelles semblent s’être allumées d’elles-mêmes,
les étoiles s’assemblent, les rêves se fendent aux oreilles,
d’où s’élèvent des bouquets d’air chaud.
Même aussi tard, les os du corps brillent
et la poussière du lendemain reprend son souffle.
Mark Strand
Feuilles
Amants qui prennent plaisir
Dans la compagnie des arbres,
Qui vous détende après bien des baisers
Dans les bras l’un de l’autre,
Observez les feuilles.
Leur manière de frémir
Au moindre souffle d’air,
Leur manière de trembler,
De s’agiter presque individuellement; celle-là
Commence à remuer quand les autres
Attendent encore immobiles,
Indénombrables, injustifiables —
Qu’est-ce que je raconte?
Une feuille sur un million plus effarée,
Plus joyeuse,
Que toutes les autres?
Là-haut dans la profondeur
Si nuancée du grand chêne,
Mes paupières cillent de sommeil
Avec elle, une seule feuille troublée
d’ombre, de lumière.
Charles Simic
Mer vineuse
Car il n’y a nulle part
mais un rêve
nulle mer
sinon en l’emmêlement
de nos consciences :
sombre mer vineuse
de l’histoire
où tous nous tournons
tournons, tanguons
et disparaissons.
John Montagne
Prophétie
À la fin de l’année les étoiles disparaissent
l’air retient son souffle la Sibylle chante
elle chante d’abord l’obscurité qu’elle peu voir
et elle continue de chanter jusqu’à ce temps
qu’elle ne peut voir sans temps ni obscurité
nul n’entend tandis qu’elle chante encore
les jours blancs donnés l’un après
l’autre devenus couleurs autour de nous
avant qu’elle n’ait pu le voir un éclair venu
du plus profond où tout commence
fait s’embraser les mots auxquels nul n’a cru
William S. Merwin
- proche, comme tout ce qui est perdu Tess Gallagher
Que sommes nous maintenant, nous qui étions deux paupières élevant en alternance
Le monde diurne puis nocturne par-delà ses fantasmes de vie éternelle ? Un œil observait l’autre dans sa quête infinie d’un chemin qui ramenât à un langage similaire au lavage des rêves de notre passé, ce gage sans plus aucun lien que toute mort réclame à tort.
Je ne pouvais me résoudre à ce que l’étoile diurne succède à l’étoile nocturne avant qu’une autre vie ne jaillisse par-dessus les décombres magnifiques des souvenirs ensevelis au fond de moi.
à présent l’amour est mon orbite meurtrie par la joie, telle un archet que la courbe d’un poignet fait aller le long de deux cordes sur un violoncelle tandis que,
plus haut, la main attentive soumet l’une des notes comme la douleur-en-transit soumet le langage à des fins incompréhensibles.
C’est alors seulement qu’elle peut dissimuler sa vibration
dans l’expérience d’un nouvel amour qui engloutit l’ombre.
Une telle union nous subjugue, non par son harmonie, mais à travers une prolongation du souvenir telle que nous sommes incapables d’exprimer les sensations qu’elle procure, mais devons les extérioriser comme des corps, comme si l’aspiration de l’âme à ressentir pénétrait en nous, comme elle pénètre, oui, comme elle pénètre.
Et voici que l’ombre fait un pas à notre place.
Et je parle à l’intérieur de l’ombre en l’appelant
par son nom dans l’amour, par son corps le plus tendre : Morenito, Morenito (*).
Et elle marche à notre place, s’allonge à notre place,
et fait briller notre corps un et lumineux, celui qui glisse
sur la terre comme un disque noir portant le monde sur ses épaules,
et dont les pieds épousent l’empreinte des nôtres.
Raisins bleus / Tess Gallagher
En train de manger des raisins bleus
près de la fenêtre
et de contempler
la vallée recouverte par la neige.
L'espace d'un instant, le monde profond
qui renvoie le regard. Puis un geai bleu
fait s'ébrouer la neige d'une branche.
Il n'y a ni monde, ni rencontre. Seulement
des frissons, et cette sensation sucrée
sur la langue.