À vrai dire, je ne suis plus aussi naïf ni aussi imprudent qu’à mes débuts. Depuis cette première et fracassante déconvenue, depuis que je sais que les hommes portent des enveloppes colorées, qu’ils glanent chaque jour leurs organes dieu sait où, pour tromper dieu sait qui sur leur forme réelle ; depuis que j’ai vu ces enveloppes et ces organes arrachés et jetés sur le sofa, que j’ai vu le gaillard, nu et farineux, se faufiler dans une grande cage blanche, tant et si bien que je ne savais plus où était couché le bougre, sur le sofa ou dans le lit, et que j’étais à deux doigts d’admettre une quasi-scissiparité de l’individu pendant les heures de la nuit, entre minuit et six heures du matin – depuis, donc, je suis devenu prudent et ne prends plus n’importe quelle grimace ou n’importe quelle ébauche d’affublement pour argent comptant.
Il semblerait que les hommes se volent les uns aux autres des organes de la plus grande valeur et que, grâce à cela, ils communiquent entre eux. Ainsi, à ma plus grande surprise, j’ai vu, aujourd’hui même, un de ceux qui montrent leurs jambes fourrer sa main dans la poche d’un autre, et cela en pleine rue. Il en sortit quelque chose et s’enfuit sur-le-champ. L’autre, qui tâtait anxieusement sa partie entamée, comprit bientôt ce qui s’était passé et se mit à pousser des hurlements effroyables. Des hommes accoururent et demandèrent des explications. Tout le monde se démenait et les membres se déboîtèrent. Il leur fallut un temps fou, avant de savoir où ils en étaient, en raison de cette navrante incapacité à se comprendre qui les caractérise. Brusquement ils partirent en courant dans la même direction. Celui dont on avait forcé la poche resta en arrière, blême et tremblant. Visiblement, on lui avait dérobé là un de ses plus précieux organes, un de ceux sans lesquels il ne pouvait plus vivre : le cœur, ou bien l’âme.
On a dit de la mélancolie qu'elle apportait les pensées comme le vent d'ouest apporte la pluie : tous deux sont fécondants. Mais elle est aussi la terre sombre sur laquelle croît si bien la fleur multicolore de l'hallucination.
Le merveilleux peuple allemand, grâce à la très solide structure monarchique de ses fibres nerveuses, fut longtemps épargné par cette terrible maladie, jusqu'à ce que des influences romanes venues principalement de France y fissent aussi une brèche et que cet esprit, le plus innocent qui soit au monde, se mît enfin à réfléchir également sur lui-même. La pensée est toujours une mauvaise chose - nul besoin pour en convaincre d'exposer à nouveau en détail les désolantes destructions survenues entre-temps dans le domaine des sentiments en Allemagne.
Peut-on tolérer cela plus longtemps ? Devons-nous permettre que chacun, se présentant avec la part de grandeur qui lui est échue, la petite portion de ferment spirituel que renferme sa tête et son petit poids de cervelle, empoisonne les masses et leur enseigne la désobéissance à l’État ? (Psychopathia Criminalis)
Mais il y avait en ce temps-là un nombre extraordinaire d'agitateurs. Il suffit de penser à un personnage comme Nikolaus Storch et de considérer sa destinée pour comprendre quel danger représente un individu aussi audacieux vagabondant hors des murs de l'asile. Passant d'un lieu à l'autre, il laissait ici et là des traces de sa criminelle activité intellectuelle et répandait partout la semence d'une impudente pensée séditieuse, appliquée à son émancipation.