Fabien Tarlet

- Évidemment ! dit celui-ci, visiblement outré - il n'aurait sans doute pas été davantage estomaqué si on lui avait demandé de considérer sérieusement la possibilité que la Terre soit plate. Vous n'allez quand même pas essayer de nous faire gober que ce... ce truc a assassiné volontairement quelqu'un, quand même ?

- Nous avons les données issues de sa mémoire, intervint froidement Hertzog. Plus un témoin. Ça ne sortira pas, bien sûr - c'était dans un secteur à nous, dieu merci, la presse du reste du C.A.13 n'en entendra jamais parler. Mais imaginons que ça se reproduise...

- Ça ne peut pas se reproduire, répliqua Door, catégorique. Ça ne s'est d'ailleurs sans doute même pas produit tout court. On peut éditer des données informatiques, on peut faire raconter n'importe quoi à un témoin - ça, au moins, c'est avéré. Mais un droïde tueur ? Non, aucun sens, on ne les a pas conçus pour ça, on les a même conçus pour être absolument certains qu'ils ne puissent jamais faire ça. C'est la base.

- Nous avons vérifié les données, rétorqua Hertzog. Elles sont fiables.

N’importe quel étudiant de douze ans était capable de donner à peu près correctement la date de ce que la diplomatie terrienne appelait encore officiellement « le Premier Conflit Inter-Espèces Post-Contact » – façon fort pompeuse de qualifier la toute première guerre menée par la Terre contre une race extraterrestre – qui avait eu lieu non loin de cette fameuse planète. Mais dans les conversations quotidiennes, on lui préférait toutefois le terme plus cru – et plus parlant – de « Grosse Branlée ». Les Squamates, qui étaient ressortis vainqueurs de ce très bref affrontement avec la flotte spatiale terrestre, parlaient, eux, avec un sens de l’humour assez rare au sein de leur espèce, de « Guerre de Sept Minutes » ou, de manière plus cinglante encore, de « 172-0 »

- Cette génération, comme toutes celles qui l'ont précédée, est composée de robots, répliqua Door sur un ton parfaitement égal. Des machines, ajouta-t-il, comme si le terme « robots » était suffisamment complexe pour nécessiter un synonyme. La fonction de ces machines est simple : accomplir ce qu'on leur demande de faire, et strictement rien d'autre. Travailler, tenir compagnie à des personnes âgées, promener le chien, détruire quelques centaines de millions d'emplois... Servir leurs concepteurs et les gens de leur classe sociale, en résumé. Cette génération saura également très bien faire la conversation quand on l'aura un peu recadrée, à en croire les... les « avancées » dont se gargarise quotidiennement votre équipe. Bref, elle coche toutes les cases de tout ce qu'on a toujours cherché à obtenir de n'importe quel esclave domestique : c'est comme un être humain, sauf que ça ne souffre pas, que ça ne se plaint pas, que ça n'a aucun droit et que ça n'a pas besoin d'être payé, nourri ou récompensé d'aucune façon. C'est sa nature, c'est son unique but.

« Mais de là à parler de réfléchir ? Évidemment que ça n'est pas ce qu'on lui demande. Le marketing vend un concept, rien d'autre. Lui aussi a une fonction. Nous fabriquons des droïdes qui ont l'air de penser parce que cela les ferait apparemment ressembler davantage à des humains - ce qui n'est pas mon opinion, mais ça n'a pas d'importance. Dans les faits, il s'agit d'une autonomie restreinte et solidement encadrée dans le choix de leur expression. De la mise en scène, une forme extrêmement avancée de génération procédurale - appelez ça comme vous voulez, mais certainement pas du libre-arbitre. Les zooïdes faisaient « ouaf » ou « miaou », cette génération fera des phrases plus complexes et moins prévisibles, mais dans l'absolu, cela reste exactement la même idée. Nous vendons toujours des jouets, voilà tout. Ou des outils. Question de sémantique.

— Vous êtes surpris de la façon dont je m’exprime, dit-il sur un ton qui montrait que sa phrase n’était aucunement une question, et en perforant Boldon d’un regard qui mit ce dernier immédiatement mal à l’aise.
Perspicace, en plus, le bougre. Je ferais bien de m’en souvenir.
— J’avoue, répondit le marshal avec un sourire gêné. Je craignais de ne rencontrer que des citoyens s’exprimant uniquement en chakta, et de devoir recourir à un interprète local. Je suis assez soulagé que ce ne soit pas le cas.
— Pour ma part, rétorqua calmement l’ancien, je suis heureux que vous ne soyez pas arrivé avec les bras chargés de verroteries. Puisque la question vous intéresse, sachez que j’ai étudié dans une école américaine – comme beaucoup de membres de la nation indienne. Je suis même passé par l’université de Columbia, dans le Tennessee. Un des nombreux « cadeaux » de votre bien-aimé gouvernement, à qui personne n’a besoin d’apprendre comment détruire une culture (il secoua la tête). Je comprends votre étonnement. Les citoyens de Pine Ridge n’ont jamais fait preuve de beaucoup de discrétion dans leur façon de nous considérer comme des animaux sauvages et passablement attardés. Jusqu’à cet hiver, j’y envoyais parfois certains de mes hommes pour commercer, histoire de bien leur faire comprendre comment nous voient les blancs. Mais j’ai préféré mettre fin à ce genre d’expéditions en voyant avec quelle facilité la situation menaçait de dégénérer. Il n’est jamais très difficile de deviner quand votre ville fait face à une période houleuse, car nous sommes systématiquement les premiers à en faire les frais. Ce qui nous amène à votre présence ici, Mr. Boldon.

Comme on l’a vu, l’état-major terrien n’avait jamais énormément progressé en termes d’imagination au fil des derniers siècles. Donner des noms d’oiseaux aux appareils volants étant une constante à peu près depuis les débuts de l’aéronautique, on en arrivait à ce moment gênant où on avait épuisé le contenu d’à peu près toutes les banques de données ornithologiques depuis belle lurette. On s’était donc mis en tête d’aller taper dans les noms d’oiseaux légendaires et/ou mythologiques. Ceux-ci n’étant pas, eux non plus, illimités, un choix avait déjà été arrêté pour la prochaine génération de chasseurs : on se contenterait de les appeler Maurice, et puis merde.

Il était facile de deviner le conflit qui déchirait à présent Patterson. L'héritier déglutit. Il était en train de parvenir à une décision et, sans surprise, elle ne lui convenait pas.
– Vous ne leur livrerez pas Miss Mary ? demanda-t-il simplement sans oser tourner son regard en direction du marshal.
– Je ne sais pas, avoua Boldon. Après votre départ, je vais disposer de deux minutes pour faire une série de choix qui iront de l'immonde à l'inacceptable. Et pour ma part, il ne me sera pas proposé de sauver cent innocents. Tout ce que je peux décider, c'est combien de personnes mourront ce soir, et si je suis appelé à en faire partie.

– Marshal, aboya Arch entre deux jurons. Je vous remercie d'être venu nous chercher ici. Très courageux, hein, tout ça. Mais honnêtement, c'est quoi la suite du plan ?
– Honnêtement ?
– Honnêtement.
La question était pertinente, aussi valait-elle bien une réponse honnête.
– On meurt.
Le vieil homme se contenta de hausser les épaules.
– Qui n'en est pas là ? répliqua-t-il avec philosophie.

L’absence de murs au sein du cuirassé apparaissait de plus en plus, rétrospectivement, comme une fausse bonne idée – mais c’était précisément l’une des caractéristiques des idées merdiques que d’avoir l’air excellentes jusqu’au moment précis où les faits venaient vous donner tort.

Nina ouvrit les yeux sur une toile bleue sans aucune limite. Le ciel immaculé n’offrait pas le moindre relief blanc ; à peine y distinguait-on l’ombre lointaine des volatiles qui se faisaient entendre si bruyamment et le soleil y trônait avec une prétention aveuglante.

Le colonel s’était attendu à hériter d’une situation absolument pitoyable.

C’était pire.