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4.31/5 (sur 145 notes)

Nationalité : France
Biographie :

Léane Alestra a créé le podcast et média Mécréantes, qui interroge en profondeur nos représentations autour du genre et cumule des centaines de milliers d’écoutes. Actuellement en études de genre, elle a participé au livre collectif remarqué Nos amours radicales (Les Insolentes, 2021). Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? est son premier essai.

Instagram : https://www.instagram.com/mecreantes/?hl=fr

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Marie Vareille, l'auteure dont les oeuvres ont conquis des dizaines de milliers de lecteurs, nous livre dans son dernier roman "La Dernière allumette", publié chez Charleston et Audiolib et lu par Renaud Bertin et Caroline Tillette, une réflexion poignante sur les sévices infligés aux enfants par les adultes. Dans ce roman, elle explore le cri silencieux des enfants maltraités à travers l'histoire d'Abigaël, une femme en retraite spirituelle dans un couvent, et de son frère Gabriel, un artiste à succès. Alternant entre passé et présent, le récit révèle les traumatismes de leur enfance marquée par la violence conjugale de leur père. En révélant dans cet épisode ses intentions derrière son oeuvre, Marie Vareille nous invite à une réflexion profonde sur la nécessité de briser le silence autour de la violence domestique et de soutenir ceux qui en sont affectés. Concept éditorial: Hachette Digital en collaboration avec Lauren Malka Voix et interview: Laetitia Joubert et Shannon Humbert Écriture: Lauren Malka Montage, musique originale: Maképrod Conception graphique: Lola Taunay Photo auteur: Léane Alestra Extrait musical : I wish I knew how It would feel to be free, Nina Simone, album Right Here, Right Now!, 1963
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Citations et extraits (72) Voir plus Ajouter une citation
Dans mon cas, l’objet d’étude de ce livre m’a permis de mieux comprendre
les rapports humains. Observer et étudier les masculinités depuis une
perspective queer m’a beaucoup appris sur le monde, sur les autres, mais
aussi sur moi. En miroir de ce que j’apprenais, cela m’a obligée à lâcher
prise et à me méfier de ce que je crois connaître de moi-même. J’ai compris
que la transparence de soi est un leurre. Ce fut salvateur de percevoir
combien nos relations humaines sont bien plus fluides, souples et troubles
qu’elles n’y paraissent. J’ai ainsi admis que je n’aurais jamais d’identité
bien délimitée, fixe et nette : je serai toujours surprise à moi-même, parce
que je suis plus vaste que je l’imagine. Par ricochets, cela m’a fait prendre
conscience du pouvoir que nous avons sur ce qui nous entoure. Comme
moi, ce qui m’entoure est une matière molle, en perpétuelle mutation et en
mouvement. Le garder en tête permet de ne pas se fermer à des possibles
qui ne correspondent pas aux scripts narratifs sur lesquels nous nous
sommes construits. Comme le rappelle la théologienne queer argentine
Marcella Althaus-Reid : c’est précisément car nous sommes changeant·es
que nous ne nous possédons jamais nous-mêmes et, par extension, que nous
ne possédons pas non plus les autres .
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Pour les jeunes garçons, l’attrait que représente la compagnie des mâles,
mêlé à la crainte de développer une intimité trop intense envers leurs
confrères, est à l’origine d’une forte tension. Ce mélange d’attraction et de
répulsion crée un dilemme qui, faute d’être résolu, les incite à demeurer sur
le qui-vive entre pairs. C’est ce que souligne Daisy Letourneur : « Il y a
évidemment une tension sous-jacente dans cette impitoyable fête à la
saucisse. Fréquenter les hommes, admirer les hommes, glorifier leur corps
musclé dans l’effort sportif est tout à fait acceptable et normal. Vouloir le
toucher est prohibé. Il faut absolument dresser un mur entre nous et la suite
logique de nos affections. Parce que, pour faire court, l’homosexuel est le
pénétré, donc le féminin, donc l’inférieur . »
Alors que l’homme est glorifié et les femmes, ramenées à des sujets de
seconde zone, on interdit pourtant aux hommes de s’aimer frontalement ou
charnellement entre eux. Cette incohérence majeure et persistante s’inscrit
au cœur même de nos conceptions modernes. Or, pour l’enfouir et la nier,
notre société a tout intérêt à simplifier les choses en catégorisant les
hommes en deux groupes artificiels : les bons soldats hétérosexuels et les
homosexuels, tous deux nés comme cela. Cette dichotomie est bien
pratique, car elle sert à réguler les liens entre hommes, à masquer cette
tension et ce trouble. Il suffit de penser aux rugbymen et footballeurs
s’écriant : « On n’est pas des pédés » quarante fois avant chaque match
pour constater que ce besoin frénétique d’affirmer haut et fort son
hétérosexualité est un cri expiatoire nécessaire.
De cette tension résultent des comportements tous plus surprenants les
uns que les autres, comme la pratique du gay chicken. Cette tendance
américaine, apparue il y a quelques années, consiste à publier sur les
réseaux sociaux des vidéos dans lesquelles des hommes se touchent,
s’embrassent, tout en essayant de rester stoïques pour prouver leur parfaite
hétérosexualité… En Russie, il existe même un programme de téléréalité où
les hommes doivent démontrer qu’ils sont hétéros en trouvant le gay caché
parmi eux… Dans cette émission intitulée « Я не гей », qui pourrait être
traduit par : « Je ne suis pas gay », huit candidats s’affrontent pour
convaincre le public qu’ils sont parfaitement hétéros. L’objectif est ainsi de
trouver « l’ennemi » parmi eux, de débusquer l’imposteur avec à la clé deux
millions de roubles (environ 25 000 euros). Pourtant, le magazine Têtu
relève à juste titre « qu’il s’agit probablement du contenu le plus
homoérokitch du pays ! ». En effet, pour prouver leur hétérosexualité, les
candidats se voient mis à l’épreuve et testés. Ainsi, on retrouve
paradoxalement au programme de cette émission homophobe pole dance,
lapdance en slip à paillettes et tee-shirts humides laissant entrevoir des
pectoraux saillants… Et gare à celui qui laissera transparaître une infime
émotion face à ce spectacle haut en couleur. Cette émission semble fasciner
le public russe puisque le premier épisode diffusé sur YouTube a dépassé le
million de vues en moins de trois jours. On rirait presque de l’absurdité de
ce scénario si la situation des jeunes Russes LGBT+ n’était pas
dramatique…
Ainsi, on ne peut nier que l’homophobie prépondérante dans les milieux
masculins hégémoniques traduit un malaise sous-jacent. Nous l’avons
répété, le maintien même du boys club dépend de cette présomption
d’hétérosexualité et il est impensable pour un homme de questionner avec
légèreté la nature des liens qui le lient à la gent masculine. Car transgresser
les règles du boys club, à commencer par celle d’être hétéro, c’est prendre
le risque d’en être exclu, marginalisé, et de se voir déchu d’une partie de ses
privilèges masculins. Or, c’est justement cette peur du rejet et de la violence
des autres hommes qui donne son pouvoir aux bandes masculines et dicte la
bonne conduite de ses membres. Ainsi, dans un premier temps, il s’agit
pour tous les hommes de mettre à distance, d’éventuels désirs homosexuels.
Pour nombre d’entre eux, ces fantasmes sont si enfouis, si inavouables,
qu’ils semblent n’avoir jamais existé. Plus surprenant encore, nombreux
sont les hommes qui entretiennent des liaisons sexuelles, voire romantiques,
avec des hommes, tout en étant intimement convaincus d’être hétéros. Pour
le sociologue américain Tony Silva, « le comportement, l’attraction et
l’identité sexuelle ne sont pas toujours alignés ». Autrement dit, la façon
dont ces hommes se perçoivent est en décalage avec leurs actes et leurs
désirs. Dans son livre Still Straight : Sexual Flexibility among White Men in
Rural America, il s’est entretenu avec une soixantaine d’hommes blancs
vivant dans des communautés rurales aux États-Unis. Tous les hommes
qu’il a questionnés s’identifient comme hétérosexuels, mais indiquent avoir
régulièrement des contacts sexuels avec d’autres hommes, la majorité du
temps en secret. Ces hommes sont intimement convaincus d’êtres hétéros,
peu importent les rapports sexuels et affectifs qu’ils nourrissent avec
d’autres hommes. Mais comment est-ce possible ? Pour la philosophe
Judith Butler, ce phénomène s’explique par le fait d’encrypter son soi
homosexuel. Il s’agit de nier, cacher, enfouir, enterrer et, si besoin, d’expier
les désirs sortant du schéma hétéro. Pour réussir à enfouir ces désirs, il est
nécessaire de ne laisser aucune place au doute, en suivant anxieusement le
script du parfait petit hétéro. Dès l’enfance, cette panoplie du label
« homme hétéro » implique des jouets, des loisirs, une façon de s’habiller,
de marcher, de parler, de se coiffer. Le code de l’homme est réglementé
dans les moindres détails, même (surtout) dans la vie sexuelle intime. La
leçon est d’ailleurs bien retenue par les concernés… En 2022, les deux tiers
des hommes hétéros refusaient catégoriquement que leur partenaire
féminine les pénètre avec un objet , précisément car cela ne colle pas aux
schémas qu’ils ont appris. Ainsi, même lorsque certains entretiennent des
relations romantiques et sexuelles avec des hommes, la remise en question
de leur identité ne suit pas toujours. Dans l’étude de cas mené par Tony
Silvia sur les hommes du milieu rural aux États-Unis, leur point de vue
pourrait se résumer ainsi : « Comment je pourrais être un peu gay alors que
je conduis un tracteur ??? » Ces liaisons restent ainsi secrètes afin de ne pas
ébranler l’identité des sujets, lesquels vont continuer à performer une
masculinité hégémonique pour n’éveiller aucun soupçon dans leur
entourage. Comme le souligne Eva Illouz dans La Fin de l’amour. Enquête
sur un désarroi contemporain, jusqu’à peu « les normes de la conduite
sexuelle étaient considérées comme des codes moraux, les hommes
devaient donner l’impression de respecter ce code, ce qui signifie qu’un
grand nombre de comportements sexuels étaient cachés ou devaient être
intégrés à la perspective du mariage (ou son apparence) . » Or, c’est
précisément parce que chaque homme s’approche plus ou moins de cette
norme mais qu’aucun n’y correspond jamais totalement que ces derniers
craignent autant la remise en cause de leur virilité et de leur légitimité.
Cependant, ces mécanismes ne sont pas toujours conscients chez le sujet.
Pour Tony Silvia, il y a un écart entre les comportements, les relations que
l’on entretient et l’identité sexuelle à laquelle ces hommes s’identifient.
Lors de mes entretiens j’ai par exemple rencontré Simon, un rugbyman, qui
a fini par prendre conscience qu’il était bi seulement à la fac. Pourtant, il
vivait des expériences sexuelles et romantiques depuis l’adolescence avec
des hommes, mais il a très longtemps considéré que c’était là des jeux entre
ados. En raison de sa carrure de rugbyman d’1,90 mètre, il avait du mal à se
concevoir autrement qu’hétéro, notamment parce qu’il était perçu comme
tel en société. Si lui se sait aujourd’hui non hétéro, ce n’est pas le cas de ses
anciens partenaires. Ces derniers, principalement des amis plus ou moins
proches, eux aussi rugbymen, n’évoquent jamais ces relations qui
constituent un puissant tabou.
Observant ce décalage entre l’identité sexuelle/romantique et les
préférences sexuelles, certains coachs et sexologues comme Joe Kort y ont
vu une source de business possible. En effet, leur travail consiste à rassurer
les femmes découvrant que leurs compagnons entretiennent des relations
extra-conjugales avec d’autres hommes. L’objectif de ces coachs est de leur
assurer que leur partenaire est parfaitement hétéro. Sur le site internet de
Joe Kort, on peut par exemple lire ce slogan à destination des compagnes :
« CE N’EST PAS UN TRUC DE GAY, C’EST UN TRUC DE MEC ! Ces
questions et un million d’autres sont probablement en train de vous trotter
dans la tête. Mais devinez quoi ? Vous n’êtes pas seules. De nombreux
types d’hommes s’engagent dans des relations homosexuelles pour diverses
raisons. Veuillez acheter ce guide pour les femmes préoccupées par leur
homme pour en savoir plus . » Parmi les raisons évoquées par le sexologue,
ces hommes seraient en réalité en colère contre leur père pas assez
disponible pour eux, ou trop dépendant au sexe pour se contenter de
rapports hétéros…
Ce flou contradictoire entre ce qui est considéré comme gay ou hétéro,
l’universitaire et féministe américaine Eve Kosofsky Sedgiwck l’explore
brillamment dans ses essais . La découverte de sa pensée fait d’ailleurs
l’effet d’une révélation, et nous permet d’enfiler des lunettes qu’on ne
voudra plus jamais retirer. Sedgiwck montre avec finesse les ficelles d’un
théâtre hétérosexuel anxieusement codifié, dans lequel l’homme vit avec
l’angoisse permanente que quiconque remette en cause son hétérosexualité.
Cette peur viscérale, elle l’appelle la « panique homosexuelle ». Il s’agit du
besoin constant pour les homm
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Dans la mesure où il paraît impossible de s’attaquer au mal du millénaire
que représente la dictature impérialiste du père, la plupart des individus
avalent. La tâche semble être si tentaculaire, si vaste, que ce sentiment de
dépassement nous pousse à la paralysie. Pourtant, même en adoptant un
point de vue cynique, il est évident au regard de la situation climatique et
socio-économique que nous n’avons plus le choix d’y faire face. Continuer
de se laisser bercer par ces mythes, c’est rester dans un déni qui nous
précipite toutes et tous vers le gouffre. Les pères et les princes-amauroses
ne sont et ne seront jamais rassasiés. Ils nous dévoreront jusqu’au dernier si
nous ne cessons pas immédiatement de les nourrir. Chaque jour, ils aspirent
à voler plus de minutes de notre temps et réclament plus de terres. Leur
ego-trip n’a aucune limite car ce qu’ils recherchent, c’est précisément
obtenir un statut divin. En d’autres termes, accéder à l’impunité totale :
celle de créer des lois qui ne s’appliquent pas à eux et d’épuiser sans
vergogne les ressources disponibles, tout en privant les autres du minimum
nécessaire à leur survie. Nous les avons laissés prendre trop de place, plus
de poids que ce monde ne peut supporter. Ils pèsent trop lourd, y compris en
nous. Leurs voix ont influencé le cadre de nos choix, de nos aspirations,
désirs, croyances, certitudes, et même de nos amours.
Si nous ne sommes pas capables de comprendre collectivement la
dialectique de la loi du père, nous finirons inlassablement par le remplacer
par un autre. Créer un modèle social ne reposant pas sur la domination et la
verticalité est une nécessité, sans quoi, au moment où les conséquences des
crises se feront puissamment ressentir, nous risquons de tomber dans une
ère fasciste. Ces crises que nous traversons sont un dé à quatre faces
comportant les crises climatiques, les crises sociales, les crises économiques
et les crises politiques, incluant en leur sein les conflits d’identité . Or,
l’histoire nous a maintes fois démontré qu’en période de crise, lorsque nos
repères sont ébranlés et notre sécurité, menacée, les figures se prétendant
chefs guerriers – qui de fait sont autoritaires et tyranniques – saisissent
l’opportunité de transformer nos peurs en un marchepied les conduisant au
pouvoir. Ces derniers profitent du chaos pour obtenir l’adhésion et
l’obtiennent généralement en échange d’une promesse : celle d’être les
hommes qui feront « tout rentrer dans l’ordre ». Un ordre patriarcal,
évidemment. Si nous ne gardons pas cela à l’esprit, la réponse à ces
multiples crises sera l’autoritarisme dans sa version la plus brutale. Alors,
comment sortir enfin de leurs paradigmes ?
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Cela ne vous a pas échappé, je suis née, j’ai grandi et j’habite en France.
Dans ce pays, nous avons des goûts particuliers qui font notre singularité à
l’étranger, parfois pour le meilleur… mais également pour le pire. C’est le
cas de notre penchant pour les escargots, de notre habitude de faire la bise
pour se saluer, mais aussi de notre culte pour les langues mortes telles que
le grec ancien, le latin et… de la psychanalyse. Si depuis une trentaine
d’années cette doctrine est tombée en désuétude à l’international , dans
l’Hexagone il est toujours ardu d’émettre des réserves concernant les
lectures conservatrices de Freud sans être taxé (je caricature à peine)
d’hystérique. En effet, certains psychanalystes balaient encore d’un revers
de main les critiques envers cette doctrine, arguant même que contester son
efficacité serait un mécanisme de défense du sujet qu’il conviendrait de
soigner… Si l’on peut saluer l’audace de cette pirouette rhétorique, elle
n’en reste pas moins dogmatique, pour ne pas dire fallacieuse. Aussi, si
l’objet de ce livre n’est pas de revenir sur chacun des dogmes que certains
psychanalystes ont érigés en vérités universelles, il m’apparaît nécessaire de
nous attarder sur sa pièce maîtresse et originelle, celle du « complexe
d’Œdipe ».
D’après le psychothérapeute Dominique Bourdin, Sigmund Freud évoque
pour la première fois le complexe d’Œdipe dans une lettre adressée à son
ami Wilhelm Fliess en 1897. À partir de son vécu personnel et de l’analyse
qu’il en fait, Freud est persuadé d’avoir découvert une vérité quasi
universelle. Il écrit ainsi à Fliess : « J’ai trouvé en moi comme partout
ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon
père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants . »
Se pensant libéré par son auto-analyse, Freud remet à plat nombre de ses
certitudes, à commencer par une théorie de Fliess qui lui semblait
jusqu’alors complètement fausse, celle qu’il existait une bisexualité
originelle de nature biologique chez les jeunes enfants. Son ami Fliess y vit
alors une tentative de Freud de voler son idée. Comme le raconte Mikkel
Borch-Jacobsen dans son article « La vérité sur le cas de Mlle Anna O. »,
« il développa des sentiments de persécution paranoïaque à son égard, que
Freud, en privé, attribua tristement à une homosexualité refoulée ».
Cette auto-découverte a amené Freud à retourner sa veste et à changer
totalement de paradigme, y compris concernant son histoire intime. En
effet, avant d’imaginer le complexe d’Œdipe, Freud accusait son propre
père d’inceste. Cependant, la parole se libère dans son cabinet, sûrement un
peu trop pour le monde bourgeois de l’époque. Nombre de jeunes filles
issues de familles bourgeoises expliquent à Freud subir elles aussi des
violences infantiles et l’inceste. Acculé par ses prises de parole
embarrassantes pour les classes dominantes de l’époque, le père de la
psychanalyse change son fusil d’épaule en théorisant le complexe d’Œdipe
et l’idée dangereuse de séduction infantile qui en découle. Dans cette
logique, les enfants victimes d’inceste ne sont plus tout à fait des victimes,
mais des tentateurs mettant à l’épreuve les adultes… Freud va même plus
loin : il interprète son ancienne faculté à croire les victimes arrivant dans
son bureau comme étant le symptôme d’un mécanisme de défense de sa
part. Selon lui, si jusqu’alors il croyait ses patientes, ce n’était pas parce
qu’elles disaient la vérité, mais simplement car il voyait son propre reflet
dans leurs témoignages. Il voulait ainsi les croire pour cacher la jalousie
qu’il ressentait à l’égard de son propre père. Ainsi, sa complaisance avec
ses patientes traduisait en réalité sa volonté de se venger et de tuer le père…
Freud va alors en conclure que les souvenirs de violences que lui racontent
ses patientes sont des fantasmes car la réalité serait tout autre : elles
chercheraient en vérité à séduire leur paternel…
Là s’est déjà noué le problème majeur de la psychanalyse : prendre pour
point de départ le vécu d’un seul homme et faire de son auto-analyse une
vérité générale. Vous me direz alors à raison que c’était en 1897, qu’un
précurseur commet toujours des erreurs, et nous sommes bien d’accord. Le
problème fut en revanche de graver cette parole (très située) dans le marbre,
et d’en faire la première pierre immuable de l’édifice psychanalytique.
Encore aujourd’hui, parmi l’appareil réactionnaire contestant les
mouvements féministes de libération de la parole sur les violences
sexuelles, nous trouvons en tête de gondole plusieurs psychanalystes. C’est
le cas de Sabine Prokhoris, autrice du livre Le Mirage MeToo , et dont la
thèse principale consiste à affirmer que #MeToo a rendu la parole des
victimes de violences sexistes et sexuelles sacrée et que nous avons ainsi
basculé dans une ère « victimologique ». Dans son livre, elle conteste
également le concept d’amnésie traumatique en évoquant une « intensité
pulsionnelle de la sexualité infantile » qu’il faudrait selon elle prendre en
compte… Pour rappel, on estime qu’en moyenne en France, trois enfants
par classe sont victimes d’inceste et que 32 % des Français connaissent au
moins une victime d’inceste dans leur entourage . Tenir un tel discours est
d’une violence terrible pour les victimes, puisque cela revient à leur
incomber la faute des violences qu’elles ont vécues.
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Tout commence à l’ère paléolithique. Contrairement à certaines idées
reçues dépeignant l’homme de Cro-Magnon comme une brute violente et
tyrannique, cette époque était en réalité traversée par des modèles de société
très variés, dont la plupart étaient plutôt égalitaires. En effet, d’après les
travaux de Jean-Paul Demoule, les squelettes retrouvés par les archéologues
portent peu de traces de violence ou de conflits, et les blessures attestées
semblent plutôt provenir de la chasse et non de rixes . Ces sociétés auraient
été plutôt basées sur l’entraide, la collaboration, mais surtout, il est peu
probable qu’elles aient été organisées autour d’une division du travail
sexuée. En d’autres termes, les femelles n’étaient pas des êtres frêles dont la
fonction était de balayer la grotte quand les mâles partaient à la chasse.
Elles avaient d’ailleurs la même carrure que les tireurs de javelot
professionnel d’aujourd’hui . L’organisation ne reposait pas sur la loi du
plus fort, mais sur un partage des ressources, dans une société où l’on
travaillait alors trois ou quatre heures par jour. On partait chasser ou cueillir,
on peignait dans les grottes tout en s’occupant du feu, de la taille des outils
et des peaux de bête. Les tâches n’étaient pas attribuées en fonction des
organes génitaux des individus, mais davantage en fonction de leurs
aptitudes et compétences. Pour la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, la
séparation de ce qu’on a appelé le masculin et le féminin est arrivée bien
plus tard dans l’histoire : l’âge où émerge la domination dite masculine
commence à la période du Néolithique.
Dans son livre Les Grandes Oubliées, Titiou Lecoq explique : « Avec le
Néolithique, on voit apparaître des inégalités très fortes. […] La
température se réchauffe et le climat que l’on connaît aujourd’hui se met en
place, ce qui va entraîner une adaptation vers des sociétés plus sédentaires
et hiérarchisées. Cela se fait bien sûr sur un temps très long avec des
avancées, des reculs, des résistances aussi à ces nouveaux modes de vie,
mais cela aboutit à ce que l’on appelle la “révolution néolithique” et son
trio : sédentarité, agriculture, élevage . » On sait que c’est à cette époque
que naît la démarcation sociale entre riches et pauvres, notamment grâce à
la découverte de vestiges tels que des tombeaux, mais c’est aussi
l’apparition du culte du chef. Comment se fait-il que la sédentarisation des
populations et l’agriculture aient augmenté les inégalités ? Tout simplement
parce qu’auparavant, on vivait en écosystème avec la nature, on prenait ce
dont on avait besoin pour vivre et pour assurer les besoins du groupe. Il n’y
avait pas de volonté de s’accroître et de s’enrichir. Avec l’apparition de
l’agriculture et de l’élevage, l’homme n’est plus seulement un individu au
sein d’un écosystème : il devient un maître.
Au sein des populations qui choisissent un mode de vie sédentaire, on
constate une hausse de la natalité et les femmes tombent enceintes
pratiquement tous les ans. Dans le même temps, ces peuples se mettent à
cultiver le blé, le seigle, l’orge, l’avoine : des céréales que l’on sait
dorénavant stocker . De fil en aiguille, deux ou trois millénaires après le
début de la révolution néolithique, certains ont plus de terres et accumulent
les richesses tandis que d’autres travaillent pour ceux qui en ont. Il s’agit
donc des débuts de l’appropriation de la nature, poussant des hommes à
s’attribuer et à délimiter leur territoire et à le protéger. Dans certaines
sphères du globe apparaît alors la question de la propriété privée, puisque
certains individus revendiquent une parcelle de terre comme la leur. Cela
entraîne d’autres questions comme celles de l’héritage et de la succession.
C’est cette volonté d’accroître ses possessions, de les protéger et de les
transmettre à des héritiers légitimes qui conduit à la domination des femmes
et à l’avènement de la matrice hétérosexuelle. C’est le début de l’ère des
pères. Le contrôle du corps des femmes est dès lors un enjeu de pouvoir, les
pères ayant besoin de fils à leur service, d’une part pour travailler à leurs
côtés afin d’entretenir les terres dont ils sont propriétaires, et d’autre part
pour engendrer une succession légitime permettant de conserver les terres
du patrimoine. En même temps que la propriété privée s’accroît, les femmes
deviennent à leur tour la propriété des hommes, leur devant fidélité et
enfants. Enfin, plutôt à un seul homme, cela étant le seul moyen d’attester
de la continuité biologique du géniteur et donc de la filiation permettant la
transmission des terres. La classe des femmes devient exploitée, convoitée,
labourée et parfois braconnée pour agrandir l’empire d’un maître.
Pour souder les hommes entre eux afin de protéger leurs terres et les
possessions du clan, apparaît alors le début du culte guerrier, celui du chef
et du père symbolique. De nouvelles techniques de métallurgie sont
inventées, les instruments se multiplient et les statuettes de personnes
enceintes, dites les Vénus , laissent progressivement place à celles de
guerriers armés : voici venu le temps de la guerre et de l’accroissement par
la possession, et le début de l’exploitation du corps des femmes .
Cependant, le mode de vie des agriculteurs étant particulièrement
chronophage et difficile, bien plus que celui des chasseurs-cueilleurs, il a
fallu, lorsque que les bras des fils ne suffisaient plus, trouver des solutions
pour continuer à entretenir et protéger les terres . Pour engraisser et
protéger le père, on décide alors d’enlever des personnes contre leur gré
pour exploiter leur force de travail, et ainsi commence l’exploitation des
hommes par les hommes .
Si les sociétés patriarcales ne sont pas et n’ont pas été les seuls modèles
de société existant, l’ADN expansionniste du patriarcat les a rendues de fait
dominantes, en avalant et invisibilisant siècle après siècle les autres modes
d’organisation sociale. L’exploitation des femmes n’était d’ailleurs pas
prégnante chez certains peuples nomades comme les Scythes, originaires
d’Asie centrale et qui ont vécu entre le IX et le II siècle avant notre ère.
Dans la mesure où les tribus se déplaçaient sans cesse et devaient trouver
des pâturages libres pour nourrir les chevaux et chasser, il était nécessaire
que chacun de leurs membres, peu importe son sexe, puisse se défendre et
trouver de la nourriture. Tous membres apprenaient donc à chasser, à
reconnaître les plantes consommables, à tirer à l’arc, à monter à cheval et à
se battre. Lorsque les Grecs sédentarisés rencontrent les Scythes au
VII siècle avant notre ère, ils sont profondément choqués par le mode de vie
sans division sexuelle du travail et égalitaire de ce peuple nomade. Ces
femmes guerrières vivant sur un pied d’égalité avec les hommes inspireront
aux Grecs de l’Antiquité un mythe misogyne créé par leurs soins : celui de
l’Amazone . Les femmes scythes deviennent ainsi dans l’imaginaire une
tribu de femmes misandres et déchaînées, qui asservissaient et torturaient
les hommes en reniant les bébés assignés garçons. Si en réalité ces femmes
coexistaient simplement avec les hommes, les Grecs en ont pourtant déduit
qu’une femme non asservie aux hommes se comportait forcément en
dominante, c’est-à-dire comme eux. Il est amusant et quelque peu étonnant
de voir combien l’égalité peut être vécue comme une violence pour les
hommes et ce, encore aujourd’hui .
Par ailleurs, il est nécessaire de comprendre que si aujourd’hui toutes les
sociétés nous semblent patriarcales, c’est parce que les autres modèles ont
été progressivement assimilés, incorporés, absorbés et homogénéisés par la
colonisation patriarcale des pays européens . Ce fut le cas notamment du
continent américain avec l’arrivée des conquistadors espagnols. Le
professeur de littérature anglaise Jonathan Goldberg écrit : « Je considère
comme moment originel dans l’histoire de la création de l’Amérique ce qui
est arrivé deux jours avant que Balboa (conquistador espagnol) ne pose ses
yeux sur l’océan Pacifique. Dans un village panaméen, après avoir tué le
chef des Indiennes quarequa et six cents de ses guerriers, Balboa a donné à
manger à ses chiens quarante autres Indiens accusés de pratiques
sodomites . » Le modèle patriarcal occidental est donc le résultat d’une
destruction massive des autres sociétés et non une organisation qui a existé
de tout temps et en tous lieux.
Pour en revenir aux caractéristiques des sociétés patriarcales, un de leur
trait principal est leur économie. Une société patriarcale met nécessairement
en place un monopole monétaire couplé d’une privation des terres avec
système de dettes et d’intérêts permettant de concentrer l’argent et les
moyens de subsistance dans les seules mains des maîtres. Ainsi,
traditionnellement, les femmes, les pauvres et les étrangers étaient
tributaires de cette économie pour assurer leur survie : il fallait vendre sa
force de travail aux maîtres, lesquels concentraient le pouvoir et l’autorité.
Ce mode d’organisation sociale a traversé les siècles et l’organisation
capitaliste en est la résultante contemporaine. Par exemple, au Moyen Âge,
les serfs désignaient les paysans sous l’autorité du seigneur ; ils et elles ne
pouvaient se marier sans l’autorisation de leur maître ni transmettre leurs
biens à leur descendance, ni encore quitter la seigneurie. Une manière pour
les seigneurs de s’assurer de la continuité de leur pouvoir. Aujourd’hui, le
rapport entre ouvriers et patrons reste dans la continuité logique de ce
système, bien que le statut social des employé·es ait indéniablement évolué.
Voici, dans les grandes lignes, comment sont nées les sociétés
patriarcales, toutes fondées sur une idéologie guerrière, sur cette idée de
culte du père, celui dont on va protéger le pouvoir et faire grandir les terres.
De cette logique d’accroissement d’un territoire a
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L’histoire de la condamnation de l’homosexualité en Europe occidentale
est celle d’un basculement et d’un renversement idéologiques liés à
l’arrivée de nouvelles théologies. Car si jadis, l’amour homo n’était pas
toujours platonique et pouvait se vivre au grand jour, l’influence de saint
Augustin ne tarda pas à gâcher la fête… Au IV siècle, ce théologien majeur
du christianisme imagine la doctrine du péché originel, associant le désir
sexuel à la honte, prétendant que la libido est la marque du diable . À la
même époque, les mariages homosexuels sont officiellement interdits par le
Code de Théodose, un recueil de décisions impériales romain promulgué
par l’empereur romain Théodose II, et l’interdiction officielle entre en
vigueur le 1 janvier 439.
Après le décès traumatisant de son « meilleur ami », un ami très, très,
proche , le philosophe Augustin, qui deviendra saint Augustin, se convertit
à la tradition chrétienne : « Je sentis que mon âme et la sienne n’étaient
qu’une seule âme en deux corps et la vie me devint donc intolérable, parce
que je ne voulais pas vivre réduit à la moitié d’un tout ; et pourtant, j’avais
peur de mourir de crainte que l’être que j’avais tant aimé ne meure
complètement . » Il consacrera ensuite son existence à tenter d’éradiquer les
pulsions sexuelles « du diable » touchant l’humanité, au lieu de raconter
simplement son chagrin à une oreille attentive et de nous laisser en paix…
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Pour comprendre ce basculement dont Augustin est à l’origine, il faut
saisir le contexte historique et sa dimension misogyne. Sous l’Antiquité
romaine, les philosophes justifient la suprématie des hommes par l’idée
qu’ils sont plus forts et plus résistants que les femmes. On n’a pas de
difficulté à imaginer qu’ils sont évidemment tous, sans exception, des iron
men indéfectibles… Car l’identité masculine hégémonique repose sur la
maîtrise de soi, de ses affects, et le rejet absolu de toute trace de
vulnérabilité. À cela on oppose des corps « féminins » qui, en raison de
leurs menstruations et du lait coulant de leurs seins, ne sauraient se contenir.
Mais Augustin se retrouve face à une contradiction : si les hommes se
contrôlent, il y a pourtant quelque chose sur lequel ils n’ont pas une totale
prise… Il existe une manifestation physique qui trahit leur vulnérabilité…
Ce talon d’Achille, c’est l’érection. D’où viennent nos désirs ? Pour quelle
raison je n’en suis pas complètement maître ? Pourquoi suis-je attiré par un
corps ? Comment expliquer que je ne puisse maîtriser mes érections quand
je suis entouré d’hommes aux thermes ?
Ces questionnements ne cesseront de hanter le philosophe . Pour y
répondre, Augustin va théoriser le péché originel, en remontant pour cela
aux prémices de l’humanité. Et, spoiler alert : son analyse, qui influence
encore nos sociétés, a désigné ces dames grandes coupables. Pour saint
Augustin, si les hommes ne contrôlent pas leurs érections, c’est la faute
d’Ève. Ce serait elle qui, en croquant le fruit défendu avant de le faire
goûter à son compagnon Adam, aurait cédé à la tentation du serpent . En
trahissant Dieu, la femme originelle a ainsi condamné l’homme à porter la
trace du péché dans sa chair. Le caractère involontaire de l’érection resterait
un héritage honteux, le marqueur physique de la faiblesse d’Adam et la
trace de son péché. En écoutant l’avis de sa compagne au détriment des
instructions du Père tout-puissant, il aurait conduit ses descendants
masculins à subir la sanction du patriarche suprême. Les hommes sont dès
lors punis, pour avoir privilégié le féminin à l’ordre patriarcal. Quant aux
femmes, la faute originelle les condamne à accoucher dans la douleur et à
aimer leur mari quoi qu’il leur en coûte…
Nos appétits érotiques deviennent ainsi la marque du mal, établissant la
fin de l’innocence divine offerte par le paradis déchu. Nos désirs demeurent
pour Augustin la preuve que nous appartenons à une espèce traversée par ce
qu’il nomme en latin la massa peccati , une « masse de péchés ». Nous
devons donc nous purifier et éviter d’aggraver notre cas en bannissant tout
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geste de luxure. Les considération de saint Augustin seront reprises par les
théologiens des générations suivantes, notamment pour dresser la liste des
péchés capitaux. Dans l’énumération des actes pouvant nous envoyer
directement en enfer, ils ajouteront alors la luxuria, à savoir le plaisir sexuel
recherché pour lui-même…
Saint Augustin ne va pas se contenter de désigner les femmes comme
étant à l’origine du péché, il va aussi lutter pour convaincre ses semblables
que les hommes homosexuels sont des êtres contre nature. Pour ce faire, il
va sélectionner dans le monde animal des exemples d’espèces qui sont
selon lui strictement hétéros et décréter que c’est naturel puisque c’est
comme cela chez les animaux . Comme quoi, instrumentaliser la nature ne
date pas d’hier… Une entreprise osée puisque, comme le rappelle
l’historien John Boswell, à cette époque, les comportements homosexuels
chez les animaux étaient déjà cartographiés par les naturalistes comme les
comportements saphiques des pigeons qui étaient bien connus.
Malheureusement, dix-sept siècles plus tard, ce type de propos perdure,
et contient toute l’ambivalence des discours homophobes. Ainsi, d’un côté,
les LGBT+ seraient des êtres contre nature, mais, dans le même temps, ils
seraient des êtres mal éduqués et bestiaux, qui cèdent à leur instinct comme
des animaux. Paradoxal, n’est-ce pas ? Pour les homophobes, il suffirait
d’ailleurs de quelques films LGBT+ à l’écran pour risquer de
« contaminer » tous les hétéros. Preuve en est que l’hétérosexualité qu’ils
clament comme étant « naturelle » leur semble pourtant bien fragile…

Les idées de saint Augustin, considéré encore aujourd’hui comme un des
plus grands intellectuels occidentaux, laisseront un impact profond dans les
mentalités. Après sa mort, les relations entre hommes continueront à être
glorifiées, mais devront désormais se passer de tout caractère charnel. La
luxure restant l’apanage des tentatrices, ces créatures descendant d’Ève, le
célibat et la fraternité entre hommes sont présentés comme autant de
moyens légitimes d’échapper aux séductrices. Ainsi, ce qui est considéré
comme contre nature pour un homme n’est pas de relationner avec un autre
homme, mais bien de le séduire, car l’entreprise de séduction serait une tare
féminine. Bref, à défaut de pouvoir opérer une croix totale sur les créatures
à vagin en raison d’une légère nécessité reproductive, il sied de rappeler aux
hommes de bien s’en méfier. La tentation sexuelle renvoyant dorénavant à
une caractéristique féminine, l’homme qui en charme un autre bascule,
comme par contagion, du côté féminin. En poursuivant ses désirs sensuels,
l’homme se comporte comme Ève et va ainsi contre sa nature. Il renie
l’amour chaste offert par le Christ, et devient un être contre nature, car il
porte en lui le péché d’Ève et des femmes, et non plus celui d’Adam !
La passion entre hommes reste la plus légitime, car elle est, au moins en
apparence, délestée d’érotisme. Ce n’est donc pas l’amour homo qui est
réprouvé par l’Église, mais bien les actes sexuels sodomites, soit tout ce qui
n’a pas de visée procréative. Adopter des comportements féminins
lorsqu’on est un homme est ainsi perçu comme une trahison de la classe
sociale masculine. Par ailleurs, l’Église fondant son pouvoir sur une
politique nataliste dans l’optique d’accroître son nombre de fidèles, il
convient de proscrire tout mode de vie s’écartant de cet objectif nataliste.
Les individus doivent engendrer un maximum d’enfants et n’avoir pas
d’autres occupations en dehors de leur foi… Aussi, il est important de
comprendre que le terme « sodomia » ne fait son apparition dans le
vocabulaire de l’Église catholique qu’à partir du XI siècle et désigne tout
rapport sexuel n’ayant pas de but procréatif . Actuellement, il existe
d’ailleurs une confusion générale autour du péché de Sodome. Dans
l’imaginaire collectif, Sodome et Gomorrhe seraient l’acte originel du
péché de chair, or le péché de Sodome, que l’on retrouve dans l’Ancien
Testament, ne renvoyait pas du tout à la condamnation de l’homosexualité,
mais à celle du manque d’hospitalité envers les étrangers, et condamnait
toute forme d’agression sexuelle . Dans les textes originaux, le crime de
Sodome était celui de ne pas soutenir la main du malheureux et de
l’indigent . Jusqu’à la fin de la seconde moitié du XV siècle, le flou
juridique causé par le manque de définitions pour qualifier les
comportements sodomites laissa aux individus une certaine liberté dans la
mesure où ils sauvaient les apparences. Tant que deux hommes très proches
donnent le change, que leur lien paraît platonique, pieux, et que les devoirs
conjugaux sont assurés, pourquoi s’inquiéter ? On peut citer par exemple
Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, rois de France et d’Angleterre,
un couple tellement inséparable qu’ils partageaient la même nourriture, le
même plat, et couchèrent des années durant dans le même lit sans que cela
semble émouvoir grand monde . Aussi, afin de survivre à travers les âges,
les modèles de relations passionnelles homosexuelles n’ont cessé d’être
remodelés. Et si cela doit impliquer une impasse sur les pratiques
charnelles, pour vivre un attachement toléré par la morale hétérosexiste,
pourquoi pas ?
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Dans son livre Un souvenir d’enfance, paru en 1905, Freud énonce l’idée
que l’amour que le nourrisson porte à sa mère est comparable à la nature
d’une relation amoureuse puisque celle-ci « comble non seulement tous les
désirs psychiques mais aussi tous les besoins corporels ». Pour lui, le
premier objet d’amour chez l’enfant, peu importe son genre, serait la figure
maternelle. Puis vers l’âge de 3 ans, se déclenche chez le petit garçon le
complexe d’Œdipe qui se résout vers 7 ans, à l’âge de raison. Or, comme le
rappelle la sexologue et autrice Amélie Sauvé, nous savons aujourd’hui
qu’entre 18 mois et 3 ans, l’enfant prend conscience de son genre. Par ce
qu’il observe autour de lui, il déduit qu’il existe deux genres, un masculin et
l’autre féminin. Avant 3 ans, l’enfant est capable d’identifier les éléments
extérieurs différenciant l’un et l’autre. L’enfant comprend que le masculin
et le féminin se différencient par une manière de s’habiller, par l’apparence,
les comportements et attitudes… Amélie Sauvé rappelle que l’enfant de
moins de trois ans « a aussi conscience qu’il appartient à l’un ou l’autre de
ces genres et rejettera tout ce qui est associé au genre opposé, car il est
convaincu que le fait d’être un garçon ou une fille dépend uniquement des
signes qu’il perçoit dans son environnement ». Puis, entre 3 et 5 ans, âge
du prétendu complexe d’Œdipe, c’est l’étape dite de la stabilité de genre.
D’après les sociologues, c’est à cet âge que les enfants vont performer à
outrance l’expression du genre qui leur a été assigné à la naissance, afin de
prouver au monde extérieur qu’ils appartiennent à la catégorie de genre
attendue d’eux. Évidemment, certains enfants se conforment plus ou moins
facilement. Parfois, l’observation seule suffit, parfois, l’enfant change en
raison de moqueries d’autres enfants ou de réflexions d’adultes. D’autres
enfants encore, une minorité, ne s’y conforment jamais, préférant
l’éventualité de subir la potentielle pression et la violence sociale à celle de
se ranger.
Au regard des connaissances que nous possédons aujourd’hui sur le
genre, je pense qu’il existe une autre manière de comprendre ce qu’il se
passe en termes de dynamiques dans la petite enfance. Dans un premier
temps, l’enfant aime et s’attache à celui qui s’occupe de lui et comble ses
besoins affectifs et psychiques, or, le plus souvent, et en raison des
répartitions genrées au sein de notre société, c’est la mère qui s’occupe du
nourrisson dans le cadre d’un modèle familial hétérosexuel. Lorsque
l’enfant assigné garçon prend conscience de son genre, celui-ci va donc
performer l’image qu’il se fait de la masculinité et imiter les représentations
qui sont autour de lui. Il peut alors ressentir de la jalousie envers son père,
non pas parce qu’il est secrètement amoureux de sa mère mais bien parce
que la figure du père est l’archétype de la masculinité. Dans un mélange
d’admiration et de volonté d’être validé par la figure d’autorité masculine
qui se présente à lui, l’enfant assigné garçon va alors convoiter les attributs
du pouvoir masculin. Il comprend alors, par les représentations qu’il
observe autour de lui, que la conjugalité hétéro fais partie des
représentations de cette masculinité qu’il convoite. Ainsi, la jalousie du fils
envers son père peut se porter sur la mère, non pas parce que celui-ci est
déjà un Casanova dans l’âme, mais bien parce que les représentations qui
l’entourent expriment l’idée qu’être un homme, un vrai, implique d’avoir
une compagne. L’enfant assigné garçon se construisant en se distanciant de
tout ce qui est féminin et donc inférieur, il peut trouver en sa mère une
figure de trophée viril qu’il sait inaccessible. Ce n’est pas sa mère qu’il
désire et qu’il peut convoiter en tant que telle, mais les attributs du pouvoir
masculin auquel on lui demande d’adhérer. D’ailleurs, le petit garçon est
loin de vouer un amour total à la figure maternelle. Comme le notait déjà le
philosophe, économiste et politicien anglais Stuart Mill : « Les gens ne
savent pas comme les garçons se rendent vite compte de leur statut de
supériorité. Comme ce sentiment grandit et prend force en même temps
qu’eux. Comme tous les écoliers se le transmettent. Comme le fils se croit
vite supérieur à sa mère tout en montrant peut-être une certaine indulgence
à son égard mais aucun respect réel . » Ainsi, dès l’enfance, l’enfant
assigné garçon est déjà partagé entre sa volonté de se distancier de la gent
féminine et l’injonction paradoxale à l’hétérosexualité qui l’accompagne.
Quant aux filles, elles comprennent très vite que la validation de leur
identité de genre passe par le regard masculin et notamment par leur
apparence. La petite fille intègre tôt qu’on attend d’elle qu’elle soit belle,
sage et docile dans l’espoir de trouver plus tard son prince charmant. Poussé
à imiter sa mère tout en se comparant à elle, l’enfant assigné fille se
détournera lui aussi de la figure maternelle pour davantage s’intéresser à la
reconnaissance masculine. En définitive, si l’enfant aime indéniablement sa
mère, il comprend très tôt que l’amour le plus valorisé n’est pas l’amour
maternel. Puisque cet amour est réputé inconditionnel, dans une société où
l’on place le mérite comme valeur suprême, l’intérêt de l’enfant pour sa
mère décline, puisqu’il la pense acquise. Ainsi, qu’il soit assigné fille ou
garçon à la naissance, l’enfant désire avant tout la reconnaissance
paternelle, puisqu’elle est foncièrement plus gratifiante en société
patriarcale. La psychanalyse commet donc selon moi une erreur
fondamentale : celle de plaquer un désir sur des enfants qui sont en réalité
en quête de reconnaissance et construisent leur identité en fonction de ce
qu’ils imaginent être attendu d’eux.
Pour Judith Butler, ce conditionnement dans l’enfance se construisant sur
des normes genrées très distinctes a pour conséquence d’annihiler une
partie de notre identité. Afin d’obtenir de la reconnaissance sociale, nous
allons donc encrypter une partie de nous-même, celle qui ne correspond pas
aux normes de genres attendues de nous . Tout comme nous sommes
nombreuses et nombreux à avoir enfoui notre créativité infantile, qui
s’exprimait par la peinture ou le chant, nous encryptons notre part non
hétéronormative en nous. Au fil du temps, nous oublions donc une partie de
ce que nous sommes pour coller au moule social. Pour la philosophe, cette
entreprise n’est pas sans conséquences puisque l’enfant conditionné à
l’hétérosexualité va enterrer au fond de lui sa part non hétérosexuelle au
point de développer plus tard une forme de mélancolie. Pour en revenir à
Freud et au complexe d’Œdipe, il est intéressant de comprendre que le
psychanalyste a choisi d’isoler ce mythe plutôt accessoire dans la
mythologie grecque pour établir sa théorie, alors qu’une immense partie de
cette mythologie, notamment dans l’Iliade et l’Odyssée, ne parle que de
quête des héros cherchant à obtenir une reconnaissance paternelle. Je pense
à Télémaque, fils d’Ulysse, partant à la recherche du père disparu et
fantasmé. Ou encore à Hippolyte, fils de Thésée, cherchant à être reconnu et
aimé, mais qui sera désavoué par ce dernier. C’est aussi Polyphème, le fils
cyclope de Poséidon qui l’appelle à la rescousse pour se venger d’Ulysse
parce que ce dernier a crevé son seul œil. C’est enfin tout ce petit monde
qui craint autant qu’il vénère le père suprême, Zeus. Si je pense qu’il est
vain d’interpréter des textes antiques en les analysant avec nos yeux
modernes, nous pourrions rétorquer aux partisans du complexe d’Œdipe un
tout autre complexe : celui du complexe d’Hippolyte, pour désigner les
conséquences de l’éducation genrée sur les petits garçons, poussés à se
construire en idéalisant la figure d’un père fantasmé et idéalisé qui revêt
tous les attributs de la masculinité hégémonique. Ces derniers fondent leur
identité dès la petite enfance en se séparant du féminin pour se construire
comme des fils en quête d’un héritage paternel qu’ils considèrent comme
légitime. Pour parvenir à obtenir la reconnaissance paternelle et les attributs
du pouvoir détenus par ce dernier, l’enfant doit marcher dans ses pas et lui
obéir, sans quoi il sera déshérité voire éliminé.
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Dans le contexte du pensionnat, les jeunes hommes sont privés d’amour
familial et les règles de vie sont très strictes. Aussi, d’après les historiennes,
les lettres que s’envoyaient les jeunes hommes « soulignent d’une voix
quasi unanime les privations affectives et physiques de cette adolescence
vécue au pensionnat ». Elles continuent : « Ces écrits, où perce un
sentiment de fierté d’avoir passé “l’épreuve”, s’épanchent aussi longuement
sur les amitiés de collège, sur les relations profondes, intenses et parfois très
durables qui s’y sont nouées . » La camaraderie permettait donc d’adoucir
les règles disciplinaires de l’établissement, mais aussi de supporter le vide
affectif causé par la séparation familiale. Les historiennes relatent
également la pratique commune des « chatteries », que l’on appelle aussi
parfois « chattage », attestée dans les pensionnats tout au long du XIX et du
XX siècle. Le terme désigne une relation unissant un petit élève avec un
autre d’une grande classe. L’aîné, qui initiait la relation en introduisant son
cadet à l’univers collégien, lui accordait sa protection, mais aussi des
services affectifs et parfois sexuels. Les deux historiennes écrivent :
« Quand la liaison prend une tournure plus affirmée, les amis s’échangent
furtivement regards espiègles et mots doux, ou, même, tendres baisers et
caresses. […] Ces liens d’amitié, pas toujours dénués de sensualité,
permettent à certains d’explorer leur homosexualité naissante. Chez
d’autres garçons, qui entretiennent des rapports distants et plutôt rares avec
leurs familles et avec les femmes, ils répondent aussi vraisemblablement à
un besoin affectif. Ils ne sont pas propres, du reste, au milieu collégien,
comme l’a montré Steven Maynard dans son analyse des amours
masculines juvéniles dans les milieux ouvriers ontariens au tournant du
siècle . »
Si, au sein des collèges, le code viril faisait des exclus, notamment chez
les élèves paraissant efféminés aux yeux de leurs camarades, cela ne les
empêchait guerre de développer des relations passionnelles entre jeunes
garçons. En témoignent ces lettres mises en évidence par les historiennes :
« Le jeune Groulx écrit par exemple, en 1898 : “Quand je t’ai connu pour la
première fois, il y avait déjà longtemps que je cherchais un ami, mais un
ami selon Dieu. Tout jeune, hélas ! Mon âme était allée se brûler à des
affections légères et puériles et plus heureuse que le papillon folâtre, si elle
y a laissé de ses lambeaux, elle n’y a point laissé ses ailes […]. On m’avait
déjà parlé de toi, et l’on avait dit beaucoup de bien. Sans m’en apercevoir,
sans que j’en connaisse les premières causes, je sentais de jour en jour,
comme des impulsions secrètes qui me poussaient vers toi. […] Sur ton
front pur, perçaient comme des étoiles brillantes les feux et les éclats d’une
jeunesse toute pure. […] Daniel, depuis le soir que je t’ai rencontré, je n’ai
pu arracher de mon âme un quelque chose de toi qui y était entré .” »
Avant de partir pour le noviciat des pères du Saint-Sacrement à Montréal
en 1908, Auguste Pelletier témoigne de son affection à son ami Camille
Mercier, resté à Sainte-Anne : « Les beaux jours que nous avons passés
ensemble étaient un gage du bonheur qui nous était réservé à tous deux. Et
voilà que toutes mes espérances, tous mes beaux rêves sont anéantis. Si tu
savais combien j’ai le cœur brisé . » Hector de Saint-Denys Garneau, élève
de Belles-Lettres au collège Sainte-Marie, écrit quant à lui à son ami André
Laurendeau, en 1930 : « Mon âme qui est presque toute mon cœur aime la
tienne et ton cœur d’une façon un peu étrange […] qui ressemble
singulièrement à l’amour, qui en est peut-être après tout » et un autre dit de
son camarade qu’il est « l’élu entre mille ».
Jusqu’au début du XX siècle, ces relations bénéficiaient d’une relative
tolérance, et pour cause, au XIX siècle émerge un nouveau modèle
amoureux, le « grand amour », lequel valorise la moralité de l’amour
passionné en opposition aux désirs érotiques. D’après l’historien américain
spécialiste des questions LGBT+, Jonathan Ned Katz, les personnes de
même sexe pouvaient ainsi laisser libre cours à l’érotisme de leurs amitiés
romantiques tant qu’elles ne « tombaient pas » dans les travers de la
sodomie ou du saphisme. La distinction n’était pas établie entre
homosexualité et hétérosexualité, mais entre le vrai et le faux amour. Sauf
que le véritable amour devait se conclure par un mariage… À partir des
années 1920, les amitiés dites « particulières » sont de moins en moins tolérées et le discours se durcit. Pour les historiennes Christine Hudon et
Louise Bienvenue, « ces complicités, jusqu’alors perçues comme des
relations trop exclusives porteuses de jalousies, comme des invitations au
plaisir, des manifestations d’“impuretés” ou, tout au plus, des “vices
honteux”, sont désormais qualifiées d’anormales et de pathologiques dans
certains articles et brochures qui leur sont consacrés. Un article […]
s’inquiète par exemple de ces “erreurs fort préjudiciables à l’éclosion
normale” des facultés. Les “amitiés amoureuses” constituent des
“sympathies anormales qui sont une déviation de l’instinct sexuel”. Rien ne
sert de les ignorer. L’éducateur doit plutôt canaliser les ardeurs des
adolescents, former leurs volontés et leur offrir une direction spirituelle
attentive et enthousiaste ». Une nouvelle façon d’appréhender les rapports
entre les écoliers que l’on doit à la psychanalyse …
Pour les deux historiennes, l’effacement des figures féminines dans la vie
et dans l’enseignement de ces jeunes hommes couplé à un idéal viril de plus
en plus homophobe furent source de tensions très fortes dans les collèges
classiques. En d’autres termes, l’éducation au sein de ces collèges a créé
l’admiration absolue des hommes pour les hommes, tout en les empêchant
ensuite de s’aimer… Pour les chercheuses, cette tension ne se retrouve pas
dans les établissements scolaires féminins. En effet, dans les couvents et les
collèges féminins, l’apprentissage culturel se fait avec des auteurs, des
penseurs et des prédicateurs masculins. Les filles sont donc poussées à
admirer et à aimer les hommes. À l’issue de leur enseignement, elles voient
dans la promesse d’un mariage hétéro un ascenseur social et non un
renoncement. A contrario, les jeunes hommes ont été bercés par des récits
sur des hommes héroïques, privés de toute représentation féminine. Élevés
dans le mépris des femmes, ils conçoivent le mariage hétérosexuel qui les
attend avec fatalisme et mélancolie.
Mais qu’en est-il actuellement ? Grâce à nos écoles mixtes et à une plus
grande tolérance de l’homosexualité, les choses ont-elles changé ? Oui et
non. Oui, car nous grandissons ensemble et nous ne mystifions plus l’autre
genre comme ce fut le cas autrefois. Les enfants se côtoient et se
connaissent davantage quel que soit leur genre. De plus, la mixité est
aujourd’hui la norme pour les nouvelles générations. En même temps, les
amitiés particulières entre hommes qu’on appelle à présent « bromance »
sont toujours omniprésentes. À l’école, les élèves continuent d’apprendre
une histoire centrée sur les grands hommes et leurs exploits. Les petites filles continuent quant à elles à intégrer qu’elles sont inférieures à leurs
camarades masculins, à grand renfort de règles, y compris grammaticales, à
commencer par la plus célèbre d’entre elles : « Le masculin l’emporte sur le
féminin. » Quant aux représentations LGBT+ à l’école, le président français
Emmanuel Macron s’est dit défavorable à leur simple évocation avant le
lycée, alors même que les représentations hétéros dans les manuels scolaires
sont monnaie courante. De l’autre côté de l’Atlantique, la loi « Don’t say
gay » a été signée en mars 2022 : elle interdit aux enseignant·es de
maternelle et du primaire floridien de parler de « l’orientation sexuelle ou
de l’identité de genre » avec leurs élèves. Bref, vous l’aurez compris, la fin
de l’hétéronormativité, soit le fait d’éduquer les enfants comme des hétéros
par défaut, n’est pas pour tout de suite.
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Puisque les hommes sont aliénés au père et cherchent sa reconnaissance,
il n’y a rien de surprenant à ce qu’ils n’adhèrent pas aux discours contestant
les lois patriarcales. Rien d’étonnant que les féministes dérangent autant de
monde, et en particulier les hommes appartenant à la masculinité
hégémonique, lesquels ne peuvent se délester de l’approbation du père et
luttent activement pour maintenir son héritage avec l’espoir de l’obtenir un
jour : se considérant comme les fils légitimes et élus du père, ils entendent
bien jouer des coudes afin de maintenir le statu quo. Le torse bombé de
fierté de se sentir parmi les préférés, ils en oublient qu’ils sont aussi des
pions, des objets remplaçables et sacrifiables au service du pouvoir, et donc
tout autant les serfs du père. Tout d’abord, car tant de compétition entraîne
une perte de confiance en soi et la crainte paralysante qu’on peut toujours
être remplacé, supplanté par un autre individu qui viendra voler notre place
durement acquise ; ce n’est rien d’autre que la névrose du parvenu , tout
comme il arrive au provincial de devenir plus parisien que le Parisien et de
se mettre à mépriser sa région natale pour renforcer sa légitimité, d’autres
apprennent méticuleusement chaque règle du jeu patriarcal en espérant
côtoyer la crème du boys club et y rester.
Certains d’entre eux, effectivement, deviendront un jour des chefs, oui,
mais à quel prix ? Je crois qu’arriver en haut de l’échelle patriarcale ne se
fait pas sans conséquences pour l’individu qui y parvient. Pour cela, il est
nécessaire de s’inscrire dans l’héritage de la domination et d’en adopter les
codes, au risque que la figure du pouvoir transforme la perception que le
sujet a de lui-même. Le pouvoir ne s’obtient pas sans un pacte avec le
diable et entraîne, en se fondant totalement dans le paradigme du père, un
renoncement à sa personnalité. Ainsi, les hommes appartenant à la
masculinité hégémonique sont des princes, oui, mais des princes
amauroses . Le terme amaurose désigne à l’origine une perte de vision
soudaine, qui peut être transitoire ou définitive sans altération appréciable
des parties constituantes du globe de l’œil. Ici, j’emploie « amaurose » dans
le sens ou en échange de la reconnaissance du père. Les hommes perdent un
autre de leur sens, celui de leur humanité. Ils sont ainsi des princes-
amauroses, en proie à une perte complète, transitoire ou définitive de la
vision. En échange de cette reconnaissance qu’ils pensent suprême, ils
troquent leur humanité, renoncent à la justice, ne se préoccupent plus de ce
qui est bon ou souhaitable pour le futur de l’humanité ou du vivant. Ils
cherchent essentiellement à préserver le pouvoir et à le rendre plus grand.
Ce sont donc des princes et des dominants, oui, mais des princes
misérablement enchaînés au père.
Il est d’ailleurs amusant de constater que ces dernières années est né un
nouveau terme censé stigmatiser les personnes remettant en question l’ordre
dominant : « woke ». De tous les termes péjoratifs qui auraient pu être
choisis, c’est celui « woke », soit, en français, « éveillé », qui a été retenu.
Par opposition, les conservateurs se sont ainsi collés à eux-mêmes
l’étiquette d’endormis, un aveu qu’ils sont bel et bien amauroses à la
réalité…
Mais les hommes ne sont pas les seuls à mendier la validation paternelle.
Les femmes (majoritairement blanches, de classes supérieures et hétéros)
ont elles aussi activement lutté pour tenter d’obtenir la reconnaissance du
père. Comme le souligne l’autrice Douce Dibondo dans l’ouvrage collectif
Fruits de la colère : « Penser la colère et la violence comme d’essence
masculine, c’est passer à côté de la dimension du pouvoir et du système qui
le nourrit. Margaret Thatcher, Angela Merkel ou Tsai Ing-wen ne sont pas
des modèles de douceur et de pacifisme pur . » Dans son ouvrage Ne suis-je
pas une femme ?, l’autrice afrodescendante bell hooks rappelle que nombre
de luttes féministes occidentales ont été menées dans l’objectif que les
femmes blanches bourgeoises obtiennent les mêmes droits et l’égalité que
les hommes blancs, au détriment des droits des autres femmes. En somme,
ces femmes privilégiés luttaient pour devenir elles aussi des filles légitimes
aux yeux du père. Ainsi, pour bell hooks, « parler de race et de classe ne
servait pas les intérêts des féministes blanches des classes moyenne et
supérieure. C’est pourquoi une grande partie de la littérature féministe, bien
qu’elle offre des informations importantes concernant les expériences des
femmes, est à la fois raciste et sexiste par son contenu ».
On observe d’ailleurs depuis quelque temps l’émergence d’un drôle de
concept, celui des girls boss. Il s’agit d’un mouvement néolibéral
revendiquant la possibilité pour certaines femmes privilégiées de devenir
elles aussi des princesses-amauroses. Tout comme la bourgeoisie a mené sa
propre révolution française pour devenir la nouvelle classe dominante,
certaines femmes entendent écraser le reste du corps social en espérant
obtenir la grâce du père. Cela n’est cependant pas spécifique aux femmes :
dans tous les groupes opprimés on retrouve une petite minorité de
personnes privilégiées à l’intérieur dudit groupe, qui tentent de s’intégrer au
paradigme du dominant plutôt que d’essayer de changer les règles du jeu.
Certaines jouent donc fortement des coudes pour tenter de gravir l’échelle
sociale, le plus souvent en vain . Même lorsqu’elles y parviennent, elles
sont souvent mises sur le devant de la scène quand la situation est
extrêmement critique : ce phénomène, c’est celui de la falaise de verre. En
effet, les chercheuses britanniques Michelle K. Ryan et S. Alexander
Haslam ont démontré que les femmes sont plus souvent nommées à des
postes de pouvoir dans les entreprises ou en politique en cas de crise aiguë .
Elles sont choisies pour incarner l’image d’un changement et d’une
modernité, mais cela permet également de faire ensuite reposer la
responsabilité de la crise sur les femmes et leur manque supposé de
leadership. Une fois que la situation s’améliore, elles sont remplacées et,
bien souvent après elles, il n’y a plus de femmes à la direction.
Quoi qu’il en soit, si je comprends aisément la volonté de certaines
femmes à démontrer que peu importe notre genre, nous sommes toutes
capables de bien servir le père et d’écraser les autres, je ne peux
m’empêcher de m’interroger. À quoi bon lutter de toutes ses forces dans
l’espoir d’obtenir à son tour le droit d’exploiter les autres ? Afin d’obtenir
une place confortable au soleil, qui nous brûlera tou·tes dans cinquante
ans ? Pourquoi, nous, filles illégitimes du père néolibéral, lutterions-nous
pour élargir davantage notre part de responsabilité dans le carnage
climatique et social en cours ? Dans tous les cas, les membres du boys club
garderont jalousement la meilleure part de l’héritage du père pour eux, alors
laissons-leur le privilège de se baiser mutuellement les pieds et d’être à ce
point occupés à se courber qu’ils ne voient pas qu’autour d’eux leur monde
s’étiole et que bientôt il n’y aura plus rien à posséder.
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On serait tenté de se dire : « C’est très bien tout ça, mais en France nous
sommes dans une République laïque qui ne reconnaît pas la loi du clergé et
prône même l’égalité, non ? » Certes, en théorie, c’est effectivement le cas.
Pour autant, peut-on croire raisonnablement que nos institutions politiques
ont échappé à ce paradigme patriarcal ? Les institutions modernes ont été
construites par et pour des hommes qui eux-mêmes s’inscrivent toujours
dans cette logique de culte du père. Comme le souligne l’historien Jean
Garrigues dans Les Hommes providentiels. Histoire d’une fascination
française, « le véritable rapport de domination s’est mis en place au
Néolithique, avec la référence au divin, la référence à Dieu et au caractère
sacré est importante, largement utilisée par les dictateurs. Le leader
politique cherche à se doter de l’aspect divin et à se montrer comme un
prophète. […] Pour certains, l’idolâtrie conduit même à la divinisation du
héros ».
En d’autres termes, dans l’idéologie patriarcale, « les pères » (que
certains désignent comme des « mâles alpha », voir partie I) sont à
l’intersection de l’institution et des fonctions, c’est-à-dire qu’ils en sont à la
fois les créateurs, les architectes et les chefs. Le culte du père ne s’est donc
pas interrompu parce que nous avons coupé la tête de notre roi, ni avec la
séparation de l’Église et de l’État. Si depuis soixante-dix ans les femmes
peuvent certes voter, ce sont encore les hommes blancs qui concentrent et
sauvegardent le pouvoir, ce sont eux qui ont délimité les règles des
institutions et du jeu social. La compétition pour le pouvoir et l’autorité est
encore présentée comme une entreprise virile dans laquelle les hommes
prouvent aux autres hommes leur légitimé, c’est-à-dire celle de fils
légitimes se préparant à devenir des pères. Au sens propre, le fils aîné sera
prioritaire pour reprendre l’entreprise et, au sens figuré, des hommes
politiques puissants forment leurs poulains pour assurer une continuité et
une pérennité dans leur vision du monde. Pour y parvenir, le futur père doit
faire ses preuves en montrant à ses aînés qu’il est capable de conquérir et de
dominer. D’une manière inconsciente et bien moins littérale, il s’agit de
montrer sa capacité à dominer les autres hommes, mais également celle de
séduire des femmes attrayantes, afin d’attester de sa capacité à engendrer
des fils. Enfin, il est également nécessaire de susciter la crainte des autres
hommes, afin de signifier qu’on est en capacité de défendre son pré-carré.
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